Chapter Text
Rémy Lebeau avait une réputation qui le précédait.
Dans le milieu criminel, mais également dans celui de l’espionnage et plus encore dans l’aristocratie moderne, il était connu comme étant l’un des meilleurs voleurs existants à cette époque. Certains le surnommaient Prince des voleurs, mais la plupart le connaissait sous son nom de code : Gambit.
Au cours des dernières années, il avait été employé pour toutes sortes de jobs, plus ou moins crapuleux, plus ou moins importants.
Tous avaient été une réussite. Et tous lui avaient permis de se faire un joli pactole en échange.
Au-delà de sa réputation de voleur, Rémy était également connu pour être un coureur de jupons. Il collectionnait les conquêtes comme les butins, et n’hésitait pas à mélanger les deux, flirtant avec ses victimes, ou avec ses patrons.
Malgré sa réputation qui le dépeignait souvent comme un tombeur sans foi ni loi, Rémy avait bel et bien un code moral. Des limites qu’il avait déterminé lui-même, et qui lui permettait de s’endormir la conscience relativement en paix.
Les enfants faisaient partie de ces limites.
Quelle que soit la récompense en retour, il ne s’en prenait jamais aux enfants. Des vieux qui conservaient des tableaux et des antiquités sous la poussière ? Bien sûr. Des politiques qui avaient besoin de voir des preuves être détruites ? Facile. Des laboratoires qui voulaient savoir où en étaient les recherches de leurs concurrents ? Sans problème. Des riches collectionneurs qui convoitaient les œuvres gardées dans des musées ? Evidemment, c’était ce qui payait le mieux.
Mais dès que les commandes ressemblaient de près ou de loin à du trafic d’enfants, il les refusait froidement. Il avait même, plusieurs fois, déjà fait remonter des informations aux services secrets de différents pays sur des réseaux pédophiles auxquels il s’était retrouvé mêlé sans le vouloir. Il ne cherchait pas à faire le bien, et certainement pas à être une connerie d’héros sous les projecteurs, mais le trafic d’enfants, c’est quelque chose qui le hérissait.
Les animaux, il pouvait le tolérer. Pas toujours, et il essayait d’éviter les demandes de laboratoires, et tout ce qui avait trait aux combats de chien. Mais les particuliers qui se disputaient la garde de leurs animaux, ou ceux qui voulaient récupérer celui qu’on leur avait volé, c’était toujours drôle. Il avait même dérobé des stupides poissons, une fois. Un couple d’imbéciles qui se séparaient. Le mec refusait des laisser les poissons qu’il avait soi-disant acheté à sa nana, et l’avait payé un joli pactole pour les récupérer. Rémy se souvenait encore d’avoir attrapé les bestioles avec une petites éprouvettes dans l’obscurité de l’appartement. Il les avait remplacé avec d’autres, parfaitement identiques. Ainsi, les deux idiots se retrouvaient chacun avec leurs poissons, satisfaits d’en avoir privé l’autre.
Ce n’était pas un des larcins dont il était le plus fier, mais c’était marrant à raconter, certaines nuits particulièrement alcoolisées.
Mais tout ce qui concernait les enfants, il n’avait jamais fait d’exception. Ce n’était pas quelque chose à quoi il voulait être mêlé. Même les demandes de parents qui cherchaient leur enfant disparu, il préférait s’abstenir. Il n’avait pas le discernement, ni le recul, ni la capacité de gérer ce genre de situation. Assumer cette responsabilité, très peu pour lui. D’autres pouvaient s’en charger.
Pour toutes ces raisons, la situation dans laquelle il se trouvait actuellement semblait et était définitivement surréaliste. Il était au volant d’une voiture récemment acquise, achetée d’occasion dans les règles de l’art. Pas d’embrouilles, pas de coups fourrés, juste un paiement cash, et une voiture à son nom. Il roulait en directement de son nouvel appartement, le coffre vide de tout bagage. Une sorte de nouveau départ. Une partie de lui avait envie de prétendre que c’en était un. Une manière de se libérer de toutes les contraintes du passé. Mais il savait que c’était faux.
Au contraire, il s’était alourdi de la plus grosse contrainte imaginable puisque sur la banquette arrière du véhicule dormait une petite fille.
Recroquevillée sur son siège, ses cheveux raides et sombres encadrant son visage pâle, sa poitrine se soulevait au rythme d’un sommeil étonnamment paisible au vu de la situation.
Elle s’appelait Laura. Elle avait 7 ans. Elle avait suivi Rémy sans protester, sans montrer la moindre réticence ou méfiance. Pourtant, elle ne le connaissait pas. Et lui-même ne connaissait son existence que depuis moins d’un mois, lorsque tout avait commencé, lorsqu’il avait reçu un message d’un numéro inconnu réclamant son aide.
S’il avait su, il n’aurait pas répondu.
Et en même temps, s’il devait recommencer, il recommencerait. Sans hésiter.
Même si c’était complètement dingue et tordu et qu’il n’avait aucune idée de comment il allait gérer la suite.
Même s’il avait enfreint toutes les règles qu’il s’imposait à lui-même.
Même si son esprit hurlait et déclenchait des alertes pour essayer de le stopper.
Il savait que c’était la chose à faire. Il savait qu’il devait le faire, et que dans cette situation précise, personne d’autre n’aurait pu s’en charger.
Il ne regrettait pas, et c’était surement la partie la plus dingue de cette journée.
Il avait kidnappé une gamine, et il savait avec certitude que ça avait été la bonne chose à faire.
* * *
Un simple coup d'œil dans le rétroviseur suffit pour constater que la petite fille était alerte. Sagement assise dans son siège, elle contemplait le paysage qui défilait par le fenêtre, sans émettre le moindre son.
— Hey, lança Rémy. Tu es réveillée depuis longtemps ?
Les deux yeux d'un vert intense oscillèrent brièvement vers lui avant de retourner à la fenêtre, sans fournir de réponse.
— On a encore quelques heures de route avant d'arriver. Tu as besoin qu'on s'arrête quelque part ?
Cette fois, elle ne prit même pas la peine de lui adresser un regard, l'ignorant purement et simplement. Bon. Il allait prendre ça comme un non. C'était mieux comme ça. Quitte à devoir s'arrêter, il préférait le faire dans une zone plus touristique, où ils pourraient se noyer au milieu des autres familles et passer inaperçu.
Quelques minutes s'écoulèrent dans un calme presque religieux, et il dût se mordre les lèvres pour ne pas tenter d'amorcer à nouveau la conversation. Il savait que c'était inutile, et qu'elle ne répondrait pas. Elle ne répondait jamais. C'était plus facile de gérer le silence lorsqu'elle dormait. Après un instant d'hésitation, il alluma la radio. Il tripota un instant les boutons jusqu'à trouver une fréquence qui diffusait des chansons, et jeta à nouveau un coup d'œil dans le rétroviseur.
Elle n'avait pas bougé, toujours dans la même position. Ses yeux étaient rivés sur l'extérieur, et rien ne signalait qu'elle avait remarqué qu'il avait mis de la musique.
— Si le bruit te dérange ou que tu veux que je mette autre chose, tu le dis, ok ?
La formulation lui avait échappé. C'était l'habitude. Au moins, il lui laissait la porte ouverte pour s'exprimer. Non pas qu'elle semblait le vouloir, puisqu'elle n'avait eu aucune réaction. Absolument rien. Elle était enfermée dans sa bulle, complètement coupée du monde.
L'homme soupira, et serra ses doigts autour du volant. La route allait être vraiment longue.
* * *
— Hop, tout le monde descend.
Il avait repéré une aire d'autoroute aménagée pour les familles. Des dizaines de voiture y étaient stationnées, et une foule modérée y grouillait, profitant des tables de pique-nique, du fast-food et de la boutique qui étaient installés là. Des enfants couraient sur le parking, se défoulant après un long trajet, des adultes se disputaient avec leurs GPS, et des parents fatigués engloutissaient des gobelets de café. C'était l'endroit idéal pour faire une pause et se dégourdir les jambes. Rémy ouvrit la portière arrière, invitant la petite fille à descendre.
Assise dans son siège, elle le fixa, incertaine.
— Tu dois en avoir marre d'être assise, non ? On va marcher un peu. S'acheter de quoi manger. Tu as faim ?
Une étincelle d'intérêt passa sur le visage de l'enfant, mais elle parvint à la dissimuler rapidement. Ce fut cependant suffisant pour que Rémy la capte, et il esquissa un sourire.
— Je me disais aussi. Allez, descends et suis-moi. Mais reste discrète, d'accord ? On doit éviter d'attirer l'attention sur nous.
Elle le fixa encore un instant, puis fit un petit mouvement de la tête et bondit hors de la voiture. Rémy hésita un instant, se demandant s'il était supposé lui tenir la main, puis décida de limiter les contacts qui risquaient de la mettre mal à l'aise, et se contenta de réajuster ses lunettes de soleil avait de prendre la direction de la boutique au centre de l'aire. La petite le suivit sans un bruit, fusionnant pratiquement avec son ombre alors qu'elle marchait derrière lui.
Une fois entrés dans le magasin, il prit la direction des snacks. S'arrêter pour manger au fast-food prendrait trop de temps, et il ne voulait pas traîner ici. Il ne pouvait pas prendre le risque qu'on les remarque. Heureusement, Laura lui ressemblait assez physiquement pour passer pour sa fille, mais si les gens regardaient de trop près, ils risquaient de voir des choses qui allaient leur déplaire. Les yeux méfiants et presque sauvages de la petite risquaient d'alarmer des personnes trop bien intentionnées. Son silence également, tout comme la distance maladroite qu'il y avait entre eux. Sans compter qu'une quelconque altercation risquait toujours d'attirer l'attention sur ses yeux à lui, et dans ce contexte précis, rien de positif n'allait en ressortir. Il le savait, et il n'allait pas prendre le risque de prouver qu'il avait raison.
Il parcourut les différents sandwichs proposés dans le frigo. A côté de lui, la petite s'était immobilisée, se tenant en retrait.
— Tu aimes quoi ? lui demanda-t-il en se tournant vers elle.
Elle le regarda sans rien dire, et il laissa échapper un sourire las.
— Tu veux du thon ? Du jambon ? Du fromage ? Quelque chose de plus exotique comme du curry ?
Il fronça les sourcils à ses propres paroles, se demandant si le curry était bon pour les enfants. Est-ce qu'il pouvait lui en donner sans risque ? Et le reste ? Est-ce qu'elle avait des allergies ? Des intolérances ? Est-ce qu'il devait faire attention ?
Merde.
— Tu n'as pas d'allergie, hein ?
Elle fronça les sourcils, le fixant sans comprendre. Bon. Il allait partir du principe que non. Reportant son attention sur les sandwichs, il décida d'en prendre plusieurs. Il terminerait ceux qu'elle refuserait, et ça leur fera du stock pour le repas du soir également. Une fois son panier rempli avec six sandwichs différent, il se dirigea vers le rayon des friandises, l'enfant trottinant derrière lui. Du coin de l'œil, il nota la brève seconde pendant laquelle elle se figea, et la manière dont son regard s'éclaira de gourmandise alors qu'elle réalisait ce qui l'entourait. Il étira les lèvres en un petit sourire satisfait d'enfin la voir réagir de manière appropriée pour son âge, et fit un signe de la tête en direction des paquets de gâteaux et autres saloperies sucrées qui les entouraient.
— Choisis ce qui te fait plaisir.
Elle le regarda, fronçant à nouveau les sourcils de manière dubitative.
— Ce n'est pas un piège.
Elle prit quelques secondes supplémentaires pour jauger la situation, puis refit un bref mouvement de la tête, ce que Rémy commençait à interpréter comme sa manière d'acquiescer. Les lèvres serrées et les yeux curieux, elle relâcha sa position défensive pour parcourir les rayons remplis de friandises. Après quelques secondes de réflexion, elle tendit la main en direction d'un paquet de barres chocolatées au caramel avant de se tourner vers lui, les yeux interrogateurs.
— Bon choix, confirma Rémy. Le caramel est toujours une valeur sûre.
Et là, à son plus grand étonnement, la petite fille sourit. Rien de spectaculaire, mais les coins de ses lèvres se levèrent suffisamment pour que le doute ne soit pas possible.
Elle saisit le paquet de barres chocolatées à deux mains et le serra contre sa poitrine comme s'il s'agissait d'une peluche.
— Doucement, tu vas les écraser.
Elle relâcha légèrement son étreinte, puis revint sagement se positionner à côté de lui, prête à le suivre à nouveau comme un parfait petit soldat.
Rémy passa une main dans ses cheveux, reprenant contenance et rassemblant ses idées. Il leur fallait des boissons, et peut-être un magazine pour l'occuper pendant le trajet. Savait-elle lire ? Il n'en avait pas la moindre idée. Bah, elle pourrait toujours regarder les images.
* * *
Quinze minutes plus tard, ils quittaient la boutique chargés de victuailles. En plus des sandwichs et des barres au chocolat, Rémy avait pris des bouteilles d'eau, un soda pour la petite et deux gobelets de café froid pour lui. Il s'était aussi offert un paquet de pistaches, et avait pensé à la dernière minute à prendre des barres protéinées. Finalement, un détour par la section librairie lui avait permis de trouver un livre de coloriage - avec quelques crayons inclus - et un magazine avec des photos d'animaux. Laura n'y avait pas prêté le moindre intérêt, mais il les avait acheté quand même.
Une fois le tout installé dans la voiture, stratégiquement repartis entre la banquette arrière et le siège avant, Rémy fit signe à la petite de grimper dedans.
Ce qu'elle ne fit pas.
Il haussa un sourcil, surpris.
— On doit repartir. On a encore beaucoup de route devant nous.
Pas de réponse. Elle resta plantée sur le parking, debout, sans un mot, le regard baissé. Et les jambes étrangement serrées.
Ah.
— Tu dois aller aux toilettes ?
Les yeux verts se levèrent vers lui, timides et coupables. Ugh. Quel abruti. Il avait l'habitude des planques de plusieurs heures sans accès à des sanitaires, et savait parfaitement gérer ce genre de situation. Mais elle était une enfant, minuscule, avec probablement une vessie tout aussi minuscule. Depuis combien de temps se retenait-elle sans s'en plaindre ? C'était le genre de choses pour lesquelles il devait être plus prévoyant.
Il referma la portière, et adressa un sourire rassurant à la petite dans l'espoir de faire disparaître la crainte clairement lisible sur son visage.
— Très bonne idée. Pause pipi avant de redémarrer ! Les toilettes doivent être par là.
Il fit un geste en direction du bâtiment où se trouvait le fast-food, et verrouilla la voiture avant de marcher jusque-là.
Comme il s'en doutait, les toilettes se trouvaient bien là. Et les vingt personnes qui faisaient la file pour y accéder aussi.
Il ravala un grognement, et se contenta de diriger Laura pour qu'elle se place à la suite, se positionnant derrière pour pouvoir la surveiller elle autant que le périmètre autour d'eux.
Le reste, ce fut juste de l'attente. Une longue attente alors que les personnes entraient et sortaient au compte-gouttes des toilettes, leur permettant d'avancer petit à petit. Face à l'ennui de la situation, Rémy laissa son esprit vagabonder, réfléchissant à la suite de leur trajet. Ils avaient encore cinq heures de route, si ça roulait bien. Ensuite, ils arriveraient à l'appartement, dont il devait encore récupérer les clés. La nuit serait tombée à ce moment-là. Avec un peu de chance, la petite allait se rendormir dans la voiture, ce qui rendrait les choses plus simples. Ici, ils se noyaient dans la foule, mais face à leur futur propriétaire, son attitude fermée et son silence risquaient de ne pas passer inaperçus.
C'était difficile de prévoir à quel point les gens étaient intrusifs. Il avait trouvé cet appartement par bouche à oreille. Visiblement le gars qui le possédait en avaient plusieurs dans l’immeuble, et n’était pas trop regardant sur les profils à qui il louait. Autrement dit, il acceptait les mutants. C’était positif, mais cela ne voulait pas dire pour autant qu’il n’était pas le genre de propriétaire à fouiner son nez partout et à se mêler de ce qui ne le regardait pas.
— Mais c'est pas possible, il y a un chien ici ou quoi ? s'exclama soudainement une femme, tirant Rémy de ses pensées.
Il cligna des yeux, la regardant alors qu'elle attrapait la main de sa fille, ses yeux parcourant les environs avec angoisse.
C'est à ce moment que lui aussi l'entendit. Un bruit très bas, régulier, qui faisait effectivement penser à un animal. Un animal pris au piège, qui grognait pour faire reculer le danger. Rémy se tendit, cherchant à son tour l'origine du bruit. Ses yeux s'écarquillèrent en réalisant qu'il venait de juste devant lui.
C'était Laura.
Laura qui se tenait droite, la tête baissée, et qui était en train de grogner.
Merde. Double merde, même. Évidemment que le premier son qu'elle émettait était un putain de grognement. Par chance, personne ne semblait réaliser qu'une petite fille puisse en être l'origine, et ils continuaient tous de chercher un chien du regard, craignant un danger potentiel. Rémy resta parfaitement stoïque, faisant mine de rien. Avec décontraction, il posa sa main sur l'épaule de la fillette et la pressa fermement pour lui intimer d'arrêter.
Il sentit le corps de l'enfant se tendre instantanément, et le bruit se stoppa. Il réalisa une seconde pression, plus douce, dans l'objectif de la remercier, et cette fois elle ne réagit pas, restant tendue comme la corde d'un arc, clairement sur ses gardes. Rémy fronça les sourcils et retira la main, mais cela ne modifia pas l'attitude de l'enfant.
Il pinça les lèvres, réalisant que le peu de progrès qu'ils avaient accompli venait d'être parti. Son intention n'avait pas été de lui faire peur ni de l'intimider, mais c'était visiblement comme ça qu'elle l'avait interprété. Il retint un nouveau soupir. Au moins elle avait cessé de grogner, leur assurant de rester suffisamment discret pour être en sécurité. C'était le plus important.
Le reste et bien....il s'en occuperait plus tard.
La suite de l'attente se déroula sans incident et ce fut enfin leur tour d'accéder aux toilettes. Une fois devant la porte d'accès aux cabinets, le doute s'empara de l'homme et il hésita.
— Tu sais y aller toute seule oui ? Tu n'as pas besoin que...je t'accompagne ?
Il avait prononcé les derniers mots d'un ton aussi détaché que possible, mais son anxiété à cette perspective était palpable dans sa voix. Il savait très bien que ses propres intentions étaient nobles, mais il n'avait aucune envie d'accompagner une gamine de 7 ans aux toilettes. Ni même d'entrer dans des toilettes grouillantes d'autres gamines.
Elle le regarda un instant, les sourcils froncés comme si elle était contrariée, puis elle haussa les épaules et entra dans les toilettes toute seule. Déterminée et indépendante. Rémy esquissa un sourire amusé. Elle avait du caractère cette gamine. Il aimait ça.
* * *
Ses craintes concernant les sandwichs se révélèrent superflues car la fillette engloutit un sandwich aux œufs entier, et la moitié d'un autre au jambon. Rémy était, en toute honnêteté, impressionné par son appétit. Et un peu concerné. Elle était toute fine, et même si le contour de muscles était visible, cette gosse n'avait pas la moindre once de graisse sur le corps.
Ils roulèrent en silence un bon moment, où seuls leurs bruits de mastication respectifs retentirent à l'intérieur de la voiture. Rémy mangea un sandwich au thon en conduisant, et grignota quelques pistaches. Il regrettait de ne pas avoir pris des chips, et peut-être de la viande séchée. À l'arrière, Laura avait jeté son dévolu sur les barres chocolatées, et en avait mangé deux en quelques minutes.
Toujours en silence, elle entreprit de feuilleter le magazine sur les animaux, tournant les pages une à une et parcourant les images du bout des doigts. Rémy la laissa faire, satisfait qu'elle ait de quoi s'occuper alors que la route devant eux continuait de s'étendre de manière interminable.
— Hey petite, finit-il par dire au bout d'un long moment.
Elle avait terminé de parcourir le magazine il y a plusieurs minutes déjà, et était retournée dans sa contemplation du paysage par la fenêtre. Comme tout à l'heure, elle ne réagit pas à l'interpellation, mais il ne se laissa pas démonter pour autant.
— Je suis désolé si je t'ai fait peur, tout à l'heure. Devant les toilettes. Je ne voulais pas...tu ne peux pas grogner comme ça en public, ça risquait d'attirer l'attention. Tu comprends ?
Zéro réponse. Peut-être ne l'écoutait-elle même pas, enfermée dans sa bulle de pensées silencieuses.
— Il va nous falloir un peu de temps à toi et moi pour apprendre à communiquer. Ce serait évidemment plus facile si tu parlais, mais tu sais quoi, j'aime bien le silence aussi. Et puis je parle assez pour deux. Il faudra juste...qu'on s'adapte. Je suis plutôt doué pour ça. Et je pense que tu l'es aussi.
Il prit une inspiration, chassant de sa tête les souvenirs des dossiers, des vidéos, de tout ce qu'il avait récolté à propos du laboratoire. A propos du projet X-23.
— Tu es une battante, Laura, déclara-t-il avec conviction. Je le sais. Et je veux que tu saches que je ne suis pas ton ennemi. Et que je ne te ferai pas de mal. Pas comme eux ont pu t'en faire. Tu es en sécurité maintenant.
Le silence revint dans l'habitacle alors qu'il avait terminé sa tirade. Sur la banquette arrière, Laura n'avait pas bronché. Elle était toujours parfaitement immobile, les yeux focalisé sur le lointain. Rémy soupira. Il avait essayé.
Un peu plus loin, il se retrouvèrent pris dans un petit embouteillage. Quelqu'un était probablement tombé en panne. Forcé de rouler trop lentement à son goût, Rémy replongea dans ses pensées. C'était difficile de prévoir la réaction du laboratoire face à la disparition de leur précieux projet. Étaient-ils déjà traqués ? Probablement. Ils ne pourraient pas passer par les canaux légaux, puisque leurs agissements étaient clairement répréhensibles. Cela rendait la fuite d'autant plus complexe, parce que Rémy ne savait pas ce qu'ils fuyaient précisément.
De l'agitation à l'arrière le sortit de ses pensées, et il mit une seconde à réaliser que c'était Laura qui tapait dans son siège. Elle essayait d'attirer son attention. Il se retourna brièvement pour la regarder, et elle tendit la main vers la radio, le regard impérieux.
— Oh, tu veux que je remette la musique ? comprit-il en souriant.
Elle acquiesça de son petit mouvement discret de la tête, et il obtempéra. Il mit quelques minutes à retrouver une station qui diffusait des chansons, puis jeta à nouveau un œil dans le rétroviseur. Laura se tenait droite sur son siège, les yeux rivés sur la radio, un léger sourire dessiné sur ses lèvres. Rémy sourit à son tour, et bomba la poitrine sans vraiment le réaliser, soudain plus confiant. La route était encore longue, mais ils finiraient par arriver à destination.
Chapter 2
Notes:
Je prévois de poster un nouveau chapitre tous les vendredis !
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Chapter Text
Ça avait commencé par un contact par mail. Rien d'inhabituel, beaucoup de ses commanditaires employaient ce support. Avec des boîtes mails jetables, cela garantissait l'anonymat et l'élimination facile des preuves.
C'était un contrat assez banal, à première vue. Une demande de s'infiltrer au sein d'un laboratoire et de faire une copie de fichiers spécifiques. Tout le chemin d'accès aux fichiers était soigneusement détaillé. Une mission extrêmement simple. Le commanditaire aurait pu le faire lui-même, mais ne voulait sans doute pas se salir les mains. C'était ce que Rémy avait pensé, au départ.
La rémunération était basique, mais la mission facile, alors il avait accepté.
Moins de 72h plus tard, le laboratoire avait été infiltré, les fichiers copiés sur une clé USB, et toute trace de son passage effacée des caméras de surveillance. Une transaction propre et efficace, dont il était plutôt fier.
Il avait repris contact avec son client anonyme pour lui demander par quel support lui envoyer les fichiers.
C'était à ce moment que la situation avait dérivé. Parce que son interlocuteur lui avait répondu qu'il ne voulait pas récupérer les fichiers. Mais qu'il voulait que Gambit les parcoure et en prenne connaissance.
« Pour une autre requête ? » avait-il demandé.
Cela arrivait, parfois. Des demandes qui découlaient les unes des autres, comme des poupées russes. Avec le véritable objectif de ses supérieurs qui ne se dévoilaient qu'à la fin.
« Chaque requête nécessite un paiement individuel. »
« Vous serez payé. »
Il n'avait pas eu d'autre réponse. Juste ces trois mots, sans la moindre garantie de leur véracité. Dans le doute, et certainement un peu poussé par la curiosité, il avait ouvert les fichiers que contenaient la clé USB, et les avait parcouru. D'abord superficiellement, puis avec de plus en plus d'attention. Il avait fini par lire chaque information encodée, par regarder chaque enregistrement, par décrypter chaque document en détails. Il y passa une nuit entière, découvrant avec horreur ce qui était désigné comme le projet X-23.
Une fois arrivé au bout, incapable de dormir et de penser à autre chose, il rouvrit sa boîte mail, et envoya un nouveau message.
« Il faut qu'on parle.»
* * *
Huit heures de route plus tard, quelques embouteillages et deux autres arrêts toilettes supplémentaires, ils étaient enfin arrivés à destination. Comme prévu, Laura s'était rendormie plus ou moins en même temps que le coucher du soleil, et Rémy avait pu discuter avec leur nouveau propriétaire sans s'inquiéter de ce qu'elle faisait, ou de comment elle réagissait.
Il avait eu un bon instinct avec cet appartement car le propriétaire, un homme d'une cinquantaine d'année, n'avait pas l'air particulièrement envahissant. Il avait clairement fait comprendre que tant qu'il recevait son loyer en temps et en heure, il se fichait de ce que faisaient ses locataires. Probablement pas idéal pour le voisinage, mais une bonne planque pour les gens comme Rémy. Une fois le contrat signé et les clés en poche, il avait porté Laura jusqu'à leur nouveau domicile, et l'avait allongée sur le canapé pour qu'elle puisse y terminer la nuit.
L'appartement, petit mais fonctionnel, comportait deux chambres. Il était complétement meublé, mais l'essentiel pour vivre était manquant, et les matelas sur les lits étaient donc dénudés de draps, tout comme les placards étaient vides. Il allait devoir faire des achats le lendemain. Mais pour l'instant, Rémy voulait juste se reposer. Il n'avait jamais été un grand fan de la conduite, et quitte à passer des heures sur les routes, il préférait le faire en moto.
Obligé de se contenter du petit fauteuil une place, il s’y installa du mieux qu’il put et regretta rapidement de ne pas avoir inversé en y mettant Laura, qui était bien plus petite que lui. La petite dormait profondément, se sentant visiblement en sécurité. Elle avait à peine réagi quand il l’avait portée de la voiture à l’appartement et s’était contentée d’entrouvrir les yeux, de constater que c’était lui, et de se rendormir en enfouissant son visage contre son torse. La sensation du corps chaud de l’enfant contre le sien était toujours là, et il serra les lèvres, pas certain de mériter cette confiance aveugle qu’elle semblait lui accorder.
Maintenant qu’ils avaient atteint l’appartement, le reste du plan était flou. Inexistant. Rémy n’aimait pas ça. Il aimait toujours avoir un coup d’avance. Mais dans cette situation, ce n’était pas possible d’anticiper. A partir du lendemain, ce serait une survie au jour le jour.
C’est sur cette pensée qu’il ferma les yeux, acceptant l’idée qu’ils étaient en sécurité, au moins pour le moment, et laissa la fatigue l’emporter.
* * *
Il n’avait jamais rencontré son interlocutrice, mais il lui avait parlé au téléphone. Une seule fois. La conversation avait été houleuse, il se rappelait s’être beaucoup énervé. Elle était restée très calme, presque détachée. Cela n’avait fait que le mettre davantage en colère.
Elle lui avait proposé de rencontrer l’enfant sans établir de contact. Juste pour la voir en vrai. Il avait hésité, puis accepté.
Il avait infiltré le laboratoire une deuxième fois, avec la fausse identité d’un agent d’entretien cette fois. Personne ne prêtait attention aux agents d’entretien. C’était un bon moyen d’avoir des oreilles qui traînaient. Il y était resté une semaine. Il avait rencontré les scientifiques, et les avait écoutés parler d’elle comme si elle n’était qu’un objet. Ils la désignaient comme l’expérience X-23, et s’il n’avait pas déjà été au courant, rien dans leur manière de l’évoquer ou d’en discuter n’aurait pu lui permettre de savoir qu’ils parlaient d’une enfant. Ni même d’un être vivant.
Il l’avait croisée une première fois au détour d’un couloir. Elle accompagnait un scientifique, le visage fermé, les yeux éteints. S’il avait croisé un fantôme à la place, il aurait sûrement eu plus de présence que cette enfant ce jour-là.
La fois suivante fut pire. Il reçut l’ordre d’aller nettoyer une salle d’expérimentation. Il comprit rapidement que cela n’avait pas été fait au hasard, et que des ficelles avaient été tirées dans l’ombre pour que ce soit lui qui reçoive cette requête. Elle était dedans. En cage. Couverte de sang. A vrai dire, il y avait du sang partout. Et un geôlier, également, qui surveillait. Sans doute pour que personne n’entre en interaction avec elle. Il ne se gênait cependant pas pour le faire lui-même. De manière régulière, lorsque l’ennui et le silence devenait trop pesant, il s’adressait à la cage. Lançait des moqueries et des insultes. Quand cela n’était pas suffisant pour le distraire, il prenait un morceau de métal trouvé par terre, et frappait à l’intérieur. Juste pour le plaisir.
Rémy n’oublierait jamais ces quelques heures. Il dût faire appel à tout son self-contrôle, et il pensait vraiment ne pas en posséder autant, pour ne pas intervenir et faire exploser cette cage et ce geôlier. Cela n’aurait servi à rien d’autre qu’à griller sa couverture, et réduire toute tentative de plan à l’échec.
Le soir-même, il reçut un nouveau message anonyme sur son téléphone. Pas de contexte, juste une question.
« A quel point êtes-vous prêt à vous impliquer dans la suite ? »
Il n’avait pas hésité avant de répondre.
« 100% »
* * *
Rémy avait décidé que le mieux était de faire profil bas. Autrement dit, ils devaient rester dans l'appartement, et se faire aussi discrets que possible. Pour le moment, ils n'existaient pas.
Il avait, le deuxième jour, passé une commande internet pour tout ce qui était indispensable, tel que les draps, des oreillers neufs, des serviettes et quelques vêtements. Il avait également fait un détour par un supermarché pour remplir les placards. Essentiellement des conserves et du facile à préparer. Même s'il aimait beaucoup cuisiner, mieux valait du pratique et efficace. Et des choses qui se conservaient sur la durée.
Laura n'était pas du tout difficile à table, et engloutissait tout ce qu'il lui proposait sans jamais exprimer la moindre réticence. Elle mangeait les mêmes portions que Rémy, et il ne savait pas si c'était préoccupant ou juste normal. Normal pour elle, normal pour une enfant de sept ans ? Vraiment, il n'en avait pas la moindre idée. Mais la remplumer un peu ne pouvait pas faire de tort.
Laura ne parlait toujours pas. Mais ils trouvaient d'autres moyens de communiquer. Il savait à présent qu'elle écoutait quand il s’adressait à elle, même quand elle semblait ne pas le faire. Elle était attentive, intelligente, particulièrement éveillée. Elle se montrait curieuse également, et il réalisait que même au sein de l'appartement, il y avait des tas de choses qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Parfois cela lui tordait les entrailles, comme sa perplexité face au pommeau de douche, et sa stupéfaction lorsqu'il lui avait donné un oreiller. D'autres fois, c'était simplement mignon, comme la découverte de l'ouvre-boîte, ou la manière dont elle était fascinée par les écrans.
De manière générale, ce n'était pas une enfant compliqué. Quand Rémy lui demandait quelque chose, elle le faisait sans résister. Il avait réalisé que les ordres clairs et simples étaient les plus efficaces, et que les longues demandes la laissaient souvent confuse. Ce n'était pas non plus comme s'il imposait un rythme particulièrement contraignant, et le fait de vivre enfermés comme ils le faisaient lui avait fait perdre la notion du temps, et rendait difficile la distinction entre le jour et la nuit.
Les heures s’étiraient, étendues par l’ennui et le manque d’occupations. Par chance, l'appartement était muni d'une télévision assez classique, qui captait actuellement deux chaînes. Rien d'intéressant en soi, mais la fillette pouvait rester des heures devant, captivée par les images et le monde qui se cachait dans cette boîte de technologie. Le reste du temps, il fallait se montrer inventif pour trouver des manières de tuer le temps.
Rémy faisait beaucoup de sport, enchaînant des pompes, des abdos et de la musculation improvisée avec ce qu'il avait à disposition. Cela lui permettait de se dépenser, mais également de garder sa tension et son stress sous contrôle. Laura aimait bien l'observer, et parfois elle l'imitait, dévoilant ses propres capacités physiques, une agilité et une maîtrise inhabituelles pour une enfant si jeune.
Il parlait beaucoup, également, pour combler le silence de l'appartement. Il parlait de tout et de rien, disait beaucoup d'âneries, et aussi de grossièretés. Mais bon, ce n'était pas comme si Laura risquait de les répéter. Il regrettait de ne pas avoir acheté de jouets, mais il n'était pas sûr qu'elle les aurait utilisés, de toute façon. A défaut, il lui appris à jouer aux cartes. A des jeux classiques, comme la bataille, le solitaire et la belote, mais également au poker. Ils avaient vraiment beaucoup de temps à tuer. Et Laura était une élève attentive et intelligente, qui apprenait très vite. Dans quelques années, elle ferait une bonne partenaire pour des soirées poker. Pour l'instant, elle avait encore des difficultés à tenir les cartes correctement avec ses mains trop petites. Mais elle aimait jouer, et c'était l'activité qu'elle réclamait le plus souvent. Elle allait chercher le paquet de cartes dans la poche de sa veste, et le lui tendait en silence. Rémy ne refusait jamais, et ne ratait jamais non plus le petit sourire qui apparaissait sur les lèvres de l'enfant.
Petit à petit, jour après jour, ils trouvaient un rythme bien à eux, cohabitant tout en apprenant à se découvrir l'un l'autre.
* * *
Ils mirent rapidement un plan en place, en communiquant exclusivement par mails. Elle promit de tout arranger pour que l’enfant soit accessible sans problème, et lui promit de trouver un abri pour la mettre en sécurité.
Il se débrouilla pour trouver un véhicule, lui obtenir des documents d’identité, et trouver un appartement à louer. C’était la première phase.
Faire des nouveaux papiers avait été facile. C'est quelque chose dont il avait l'habitude. Passeport, carte d'identité, permis de conduire. Rémy en avait reproduit de nombreuses fois, à divers noms. Pour lui ou pour des clients.
Créer une identité à Laura n'avait donc posé aucun problème. En moins de 48h, il s'était procuré carte d'identité, acte de naissance, et même certificat de décès d'une mère imaginaire. Chaque détail avait été surveillé, et Laura Lebeau était née.
Il avait hésité à lui changer son prénom, mais celui-ci ne figurait dans aucun des dossiers qu'il avait consulté. Il n'était pas officiel, et les dirigeants du laboratoire ne savaient sans doute pas qu'il existait. Rémy soupçonna qu’avant lui, une seule personne employait ce prénom, de manière totalement secrète.
Ce soupçon avait été confirmé lorsqu’il avait pu parler avec l’enfant pour la première fois, juste avant de partir avec elle. Lorsqu’il avait employé le prénom, s’adressant directement à elle, le regard vert avait changé instantanément. L’expression éteinte et détachée s’était transformée en curiosité, et elle n’avait pas émis la moindre résistance pour partir avec lui. Ce prénom était un code. La preuve qu'il était dans la confidence. La raison pour laquelle Laura lui avait fait confiance instantanément.
Il était content de lui avoir laissé. C'était sans doute le seul morceau de sa vraie identité qu'elle posséderait jamais.
* * *
Ils ne commencèrent pas tout de suite. Les premières nuits se passèrent sans incident. Une fois les draps achetés, Rémy et Laura prirent chacun une chambre. Laura eut la plus petite, une pièce assez étroite, aux murs d'un jaune délavé, meublée uniquement d'un lit et d'une commode. Certains jours, Rémy se faisait la réflexion que c'était plutôt triste, comme chambre d'enfant. Puis il se rappelait qu'ils n'étaient là que temporairement. Jusqu'à trouver un nouveau plan.
Laura semblait plutôt satisfaite de la petite chambre triste. Elle aimait beaucoup son lit, et particulièrement la couverture jaune poussin toute douce que Rémy avait commandé sur internet. Il était très satisfait de cet achat, et avait remarqué la manière dont la fillette traînait cette couverture partout avec elle dans l'appartement, frottait son visage dedans, ou la serrait dans ses bras comme une peluche. Il était peut-être passé complètement à côté de l'achat de jouets et de décorations joyeuses, mais l'achat de cette couverture était une petite victoire.
Laura, donc, passa des premières nuits tranquilles, seule dans sa nouvelle chambre, l'esprit occupé par tous les changements et les découvertes des derniers jours. Et puis, la cinquième nuit, les cauchemars commencèrent.
Rémy ne l'entendit pas immédiatement. Il ne savait pas combien de temps s'était écoulé entre le moment où elle avait commencé à gémir dans son sommeil, et celui où il avait émergé du sien. Mais il savait que c'était trop. Lorsqu'il était entré dans la petite chambre, il avait trouvé la fillette agitée dans son lit, les yeux toujours fermés, le corps en panique, et les griffes sorties.
C'était la première fois qu'il voyait ses griffes. Il connaissait leur existence, elles étaient mentionnées dans plusieurs des dossiers du laboratoire. Mais c'était la première fois qu'il les voyait pour de vrai, matérialisant la réalité de ce que Laura avait été.
Une arme en cours de développement.
Il s'approcha du lit, ne sachant quoi faire. Elle se débattait, luttant contre un ennemi invisible, et les lames qui sortaient de ses mains et de ses pieds laceraient les draps neufs. Rémy réalisa vite qu'il ne pourrait pas l'approcher ou la toucher tant qu'elle ne s'était pas réveillée. C'était trop dangereux. Alors il l'appela. D'abord doucement, puis de plus en plus fermement.
— Laura ! Réveille-toi !
Finalement, au bout de ce qui sembla être une éternité, le corps de l'enfant se figea, et elle ouvra brutalement les yeux. Rémy se précipita aussitôt près d'elle, la saisissant par les épaules pour la redresser, résistant à l'instinct de la serrer contre lui.
— Ca va aller petite ?
Les grands yeux verts se posèrent sur lui, hagards. Son estomac se tordit alors qu'il prenait mesure de la peur et de la souffrance qui s'y reflétait, et il se força à sourire.
— Tu as fait un cauchemar, mais c'est fini maintenant.
Laura le fixa un instant, le corps tendu. Et puis brusquement, elle se ramollit comme une poupée de chiffon, se laissant aller dans ses bras. Rémy cligna des yeux, surpris, et la réceptionna du mieux qu'il put.
— Laura ?
Un bruit étrange lui répondit. Un son étouffé, involontaire, qui ressemblait à un mélange entre un gargouillis et une respiration ratée. Le corps de Laura se mit à trembler, et puis seulement il sentit le mouillé contre son t-shirt, là où elle avait enfoui sa tête.
Elle pleurait.
Rémy serra les dents. Il referma ses bras autour d'elle, l'étreignant fermement.
— Tout va bien, petite. Tu es en sécurité. Tout va bien.
Elle pleura longuement, dans un silence haché par des hoquets incontrôlés. Il lui parla tout du long, répétant qu'elle était en sécurité, et qu'elle ne craignait plus rien. Promettant de veiller sur elle et de ne plus jamais les laisser l'approcher. Alors qu'elle se calmait doucement, son visage contre l'abdomen de Rémy, il réalisa qu'il s'était mis à la bercer. Petit à petit, le corps de la fillette se détendit, et sa respiration redevint régulière. Elle s'était rendormie.
Rémy regarda autour d'eux, réalisant qu'il ne pouvait pas la laisser dans cette pièce et l’abandonner au milieu des draps déchirés et des murs déprimants. Il devait vraiment acheter de quoi égayer tout ça. Ramassant la couverture jaune poussin qui était tombée par terre et avait miraculeusement été épargnée, il transporta Laura jusqu'à sa propre chambre, la déposant dans son lit. Il la recouvrit de la couverture, et la borda tendrement.
— Tu es en sécurité ici, lui répéta-t-il une dernière fois, gravant cette déclaration dans le silence de la nuit.
* * *
Il était supposé y avoir une phase 2 au plan. Une fois Rémy et Laura en sécurité, l’informatrice devait les recontacter, et ils devaient mettre au point un nouveau plan pour la suite. C’était ce qui avait été convenu.
Le soir-même de leur arrivée dans l’appartement, Rémy avait ouvert son téléphone prépayé, celui qu’ils utilisaient pour communiquer. Il avait un message non-lu. Il remontait à plusieurs heures déjà. Il avait été envoyé pratiquement quelques minutes après son évasion avec Laura.
« Merci de l'avoir sauvée. Dites-lui que je l'aime. Et que j'espère qu'elle pourra me pardonner. »
Rien de plus. La gorge de Rémy se noua. Au fond de lui, il s’en était douté. Elle le savait aussi, probablement. Elle l’avait toujours su. Elle aurait été incapable de sortir Laura de là toute seule. Elle avait eu besoin de l’aide de Rémy, et avait fait en sorte que tout se passe aussi fluidement que possible. Mais pour se faire, elle avait trahi son organisation, et elle ne travaillait clairement par pour des personnes altruistes.
Il n’y aurait pas de phase 2. Pas de relais. Plus aucun soutien dans l’ombre.
Rémy se retrouvait seul.
Seul avec une enfant traumatisée, sur laquelle il ignorait encore des tas de chose. Une enfant qu’il s’était engagé à sauver et à protéger.
A 100%, avait-il dit.
Il tenait toujours ses engagements.
* * *
Dix jours s'étaient écoulés. Dix jours depuis que Laura avait quitté cet endroit, dix jours depuis qu'ils vivaient dans cet appartement, presque reclus et à l'abri du monde. Rémy savait qu'ils n'allaient pas pouvoir continuer comme ça éternellement, et que dix jours était un bon délai. S'ils avaient été capables de remonter leur trace, ils l'auraient déjà fait. Il allait enfin pouvoir relâcher la pression, et tenter de construire un semblant de vie ici, le temps de décider d'une solution à plus long-terme.
Cela signifiait ouvrir les volets, rencontrer leurs voisins, envisager d'inscrire Laura à l'école. Ou dans un milieu éducatif quelconque, où elle pourrait rencontrer d'autres enfants. Même si elle ne parlait toujours pas. Uh. Il y réfléchirait plus tard.
De toute façon, la priorité imminente, c'était de faire la lessive. Leur linge sale s'entassait, et ils n'avaient presque plus de vêtements propres pour faire la tournante. Laissant Laura seule dans l'appartement pour quelques minutes, Rémy entreprit donc de descendre dans la buanderie commune, située au sous-sol du bâtiment. Il trouva facilement la petite pièce, étonnamment propre et rangée. Il y avait trois machines à laver et deux sèche-linges, ce qui était un confort bienvenu. L'une des machines était occupée mais avait terminé son cycle, et Rémy prit celle d'à côté. Il y entassa son linge, heureux que tout rentre dedans, puis ajouta le produit à lessiver et une bonne dose d'adoucissant.
Et puis....et puis il se retrouva bêtement à ne pas réussir à la démarrer.
— Fais chier, grommela-t-il en essayant de comprendre comment fonctionnaient les boutons.
Il n'était pas stupide. Il avait déjà fait la lessive. Ça ne devrait pas être si compliqué. Résistant à la tentation de donner un coup de pied dans l'électroménager récalcitrant, il ouvrit le tambour pour y tasser davantage son linge. Peut-être qu'elle était trop chargée... ?
Au même moment, la porte s'ouvrit dans son dos et une voix retentit dans la petite buanderie.
— Hey Trésor ! Tu dois être le nouveau voisin. Je commençais à me demander si tu existais vraiment ou si Yvan nous avait raconté des salades.
La tête dans le tambour, Rémy s'immobilisa, les yeux écarquillés, alors qu'une bouffée d'air se coinçait dans sa gorge. Quelque part dans sa mémoire, le visage du propriétaire apparut, associé au prénom Yvan. Et puis rapidement un autre visage, associé à cette voix franche et chaleureuse, à cette manière d'appeler de parfaits inconnus « trésor », à des souvenirs lointains et enfouis.
C'était impossible.
Lentement, il s'extirpa de la machine à laver et se tourna pour saluer la nouvelle arrivante, qui se tenait dans l'encadrement de la porte, un panier à linge vide contre la hanche et un sourire amical aux lèvres. Son visage était encerclé par des boucles auburn et indomptables au milieu desquelles deux mèches blanches persistaient à exister.
Leurs regards se croisèrent. D'un vert intense et choqué pour elle, d'un rouge vif et passionné pour lui.
Le sourire de la femme s'effaça, laissant place à un mélange de surprise et de confusion, tandis que lui-même était pétrifié par les sentiments qui remontaient, l’assiégeant de l’intérieur.
— Anna, prononça-t-il dans un souffle.
Chapter 3
Notes:
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Chapter Text
— Anna, prononça-t-il dans un souffle.
— Rémy ?!
Anna.
L'une des plus belles femmes qu'il lui a été donné de rencontrer. Sans doute même la plus belle. Une beauté inégalée, un tempérament de feu et pourtant une générosité et une humanité incomparable.
Rémy Lebeau avait fréquenté des tas de femmes dans sa vie, mais il n'en avait aimé qu'une seule. Un amour qui avait duré deux ans. Deux années où il avait vécu, ressenti, apprécié et profité de ce que le monde avait à lui offrir comme jamais il n'en avait profité avant, et jamais plus depuis. Deux des années les plus merveilleuses de sa vie, en sa compagnie.
Anna. La femme qui lui avait brisé le cœur en l’abandonnant. Il n'y avait pas de rancœur, pas de conflit. Juste quelque chose qui ne fonctionnait pas pour elle. Elle avait demandé à prendre de la distance, pour chercher qui elle était.
"Je reviendrai" avait-elle promis. "Quand je serais prête."
Cela faisait six ans.
Six ans qu'il l'attendait. Six ans qu'il l'aimait. Six ans qu'il essayait de l'oublier.
La bonne humeur qu'il avait pu entendre dans sa voix un instant plus tôt s'était éteinte, et un léger froncement de sourcils était perceptible au-dessus de son regard inquisiteur.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
L'accusation, pas totalement certaine, était limpide. Rémy leva les mains en signe d'innocence.
— Je ne savais pas que tu habitais ici, assura-t-il. J'avais juste besoin d'un endroit où me poser. J’ai entendu des rumeurs selon lesquelles le propriétaire ici n'était pas trop regardant sur ses locataires.
Le visage d'Anna s'adoucit, comprenant l'allusion. Même si les préoccupations de Rémy se portaient davantage sur la présence de Laura, chercher un appartement et être accepté comme locataire n'était pas simple avec des pupilles rouges sur fond noir.
Elle passa une main dans ses cheveux, et laissa échapper un rire maladroit.
— En effet, Yvan est plutôt cool par rapport à tout ça. Tant que tu paies en temps et en heure, il se moque bien de savoir ta composition génétique.
Rémy haussa un sourcil amusé.
— Jolie manière de le formuler, chère.
Les joues de la jeune femme se colorèrent d’une délicate teinte rose en réponse au surnom, et il s'enquit d'un sourire séducteur.
— Ne t'inquiètes pas, nos retrouvailles ici sont purement providentielles.
Elle acquiesça, regrettant d'en avoir douté, et l'observa avec un mélange de douceur et d'attention. Il fit de même, redécouvrant les traits de son visage, l'expressivité de ses sourcils, les courbes de son corps. Malgré les années écoulées, elle n'avait presque pas changé.
— Ça fait du bien de te revoir, murmura-t-elle. Tu as l'air d'aller bien.
Il hocha la tête, n'osant pas prendre la parole pour lui retourner la déclaration. Elle semblait aller bien. Bien comme une personne qui avait trouvé qui elle était et qui savait de quoi elle avait besoin.
Pas de lui, visiblement.
Ce qu'il savait déjà. Il n'était pas idiot au point de penser que quiconque avait besoin de six ans pour terminer sa quête identitaire. Mais y être confronté restait douloureux.
Le silence entre eux s'étira, remplis de non-dits et d'une souffrance noyée sous une fausse entente. Ils pouvaient être amis. C'était ce qu'ils avaient décidé, six ans plus tôt. Juste avant de se quitter, et de ne plus jamais se contacter.
Finalement, elle lui adressa un sourire triste, empreint de regrets et de compassion, puis s'avança vers lui. Rémy cligna des yeux, déstabilisé par cette approche soudaine, mais elle bifurqua avant d'être à sa hauteur et s'accroupit devant la première machine à laver.
Rémy ravala un grognement, se rappelant pourquoi il était ici, et reporta son attention sur sa propre lessive, toujours au point mort. À nouveau, il claqua la porte du tambour et appuya sur les boutons pour tenter de la faire démarrer, sans succès.
— Saloperie de truc, grommela-t-il.
Un rire retentit à côté de lui, et ses oreilles s'extasièrent pratiquement de plaisir en réaction à ce son familier et presque oublié.
— Tu as besoin d'aide ? Celle du milieu est assez capricieuse, c'est mieux d'éviter de l'utiliser.
— J'ai déjà mis les produits dedans.
Elle émit un petit bruit de compréhension, et abandonna son propre linge pour regarder sa machine à lui. Il se recula aussitôt pour lui laisser la place. Elle désactiva les boutons qu'il venait d'enclencher, puis ouvrit à son tour le tambour. Il la vit se figer un instant. Étalés là, entre ses t-shirt et son jean sale se trouvaient les vêtements de Laura. Un instant s'écoula, puis elle renonça à poser la question et reclappa le tambour. Elle réactiva ensuite les boutons, et attendit. Face au manque de réaction, elle fronça les sourcils, puis donna un petit coup de pied bien ciblé dans le coin inférieur droit. Presque aussitôt, la machine démarra, capitulant sous la menace.
— Sacré technique, commenta Rémy avec un sifflement admiratif.
Elle se retourna pour lui faire face, la victoire lisible sur son visage.
— Ça a nécessité des mois de pratique. Je n'arrête pas de dire à Yvan qu'il devrait la faire changer mais il tient tellement à ses sous que pour lui, tant qu'on n’a pas été inondé, tout va bien.
Rémy laissa échapper un rire, puis la regarda retourner à son propre linge, qu'elle entassa dans son panier avant de se diriger vers un des sèche-linges.
— Un autre secret ici ? demanda-t-il d'un ton taquin.
Elle se tourna vers lui, les sourcils froncés et les yeux méfiants.
— Je n'ai pas de secret.
— Je parlais des sèche-linges. Je ne dois en torturer aucun pour qu'il fonctionne ?
— Oh, émit-elle avant de baisser les yeux. Désolée. Je pensais....non. Non, ils fonctionnent tous très bien.
A nouveau, le silence. Les non-dits. Son incapacité à le regarder dans les yeux et à poser la question frontalement. Rémy soupira.
— Ils sont à ma fille. Les vêtements.
La surprise s'étala sur le visage d'Anna, puis elle se mordit brièvement les lèvres, encaissant la nouvelle, avant que ses traits s’adoucissent.
— C'est bien, murmura-t-elle. Je suis contente pour toi.
Rémy ne répondit rien, parce que cela aurait vraiment été trop étrange alors qu'il savait très bien qu'il n'était le père de personne. Il se contenta de la regarder alors qu'elle remplissait le séchoir.
Il devait avoir l'air d'un idiot planté là sans rien faire. Sans compter qu'il fallait vraiment qu'il remonte à l'appartement, parce qu'il avait laissé Laura toute seule, même si elle était hypnotisée devant la télévision. Mais il était incapable de bouger et d'être celui qui mettrait fin à ce moment. Pas après toutes ces années à penser à elle et à se demander ce qu'elle était devenue.
Elle ne semblait pas avoir les mêmes réticences car, une fois le sèche-linge démarré, elle reprit son panier vide et se dirigea vers la porte.
Il la regarda faire stupidement, incapable d'avoir deux pensées cohérentes, et encore moins de les articuler en phrases, mais il devait parler. Il savait qu'il devait dire quelque chose.
— Anna, je ...
— Ce n'est plus mon nom.
— ...quoi ?
Elle se retourna, et lui adressa un petit sourire contrit.
— Plus personne ne m'appelle comme ça. Je suis Malicia maintenant.
Oh.
— Ok. Malicia.
Le nom était étrange à formuler. Différent. Nouveau. D'une certaine manière, cela lui allait bien. Il voulut le lui dire, continuer à lui parler, faire durer cet instant dans le temps, mais elle ne lui en laissa pas l'occasion.
Plissant les yeux de cette manière qui la caractérisait si bien, lui transmettant toute sa tendresse et son affection d'un seul regard, elle noya toutes les paroles stupides qu'il aurait pu prononcer, le réduisant au silence.
— Bienvenue dans l'immeuble, Rémy, conclut-elle avant de fermer la porte derrière elle.
Passé la stupéfaction, Rémy quitta à son tour la buanderie. Plutôt que de remonter directement à l'appartement, il fit ce qu'il aurait dû faire dès le départ et se rendit dans le hall d'entrée, là où les boîtes aux lettres et les interphones de tout l'immeuble se trouvaient. Heureux d'avoir emporté son téléphone, il parcourut les noms qui y étaient inscrits en les prenant en photo, se faisant une carte mentale de la disposition de l'immeuble. Il trouva facilement le nom de Malicia, inscrit à la main avec soin. Il n'y avait ni nom de famille, ni autre information. Juste ce pseudonyme. Même s'il avait fait son travail correctement en identifiant ses voisins au préalable, il n'aurait sans doute pas su qu'il s'agissait d'Anna.
Il expira longuement, et passa une main dans ses cheveux.
De tous les scénarios qu'il avait imaginés, celui-ci était totalement inattendu. Il avait renoncé à l'idée de la revoir un jour. Son silence pendant toutes ces années avait été suffisamment parlant pour qu'il comprenne qu'elle ne voulait plus de lui. Et il n'était pas du genre à s'imposer là où il n'était pas désiré. Et pourtant, les voilà, habitant le même immeuble, utilisant les mêmes machines à laver, parcourant les mêmes couloirs.
Elle était tellement belle. Majestueuse et fière, fidèle à elle-même. C'était presque comme si rien n'avait changé, comme si tout était pareil que six ans plus tôt, lorsqu'ils s'étaient séparés.
Sauf que c'était faux. Des choses avaient changé. Son nom n'était plus le même. Ses sentiments s'étaient effacés. Les coins de ses yeux s'étaient légèrement ridés. Ils étaient devenus des étrangers. Des vieilles connaissances lointaines.
Six ans.
Cela ressemblait à un grain dans le sablier maintenant qu'il l'avait revue. Et pourtant, il savait mieux que quiconque à quel point ces six années avaient été longues, et solitaires. Surtout les premières.
Rémy termina ses photos, et frotta son visage d'un geste fatigué. Il fallait qu'il remonte. Laura l'attendait.
De retour dans l'appartement, il trouva la fillette exactement là où il l'avait laissée : assise par terre, devant la télévision, les yeux fixés sur l'écran, sa couverture jaune entre les mains. S'était-elle seulement rendue compte de son absence...?
— Hey, petite !
Elle tourna la tête vers lui, l'interrogeant en silence de ses grands yeux verts.
— On va aller se balader un peu, ok ? Il est plus que temps de sortir d’ici.
* * *
Rémy n'avait pas de plan précis en tête, mais en déambulant dans les rues alentour, il réalisa qu'un parc se trouvait à moins de deux pâtés de maison de leur immeuble, et décida que c'était une bonne idée d'y faire un tour. Comme elle l'avait fait sur l'aire d'autoroute, Laura marchait sagement juste derrière lui, le suivant sans un bruit, lui donnant l'impression d'avoir acquis une seconde ombre, un peu plus tangible que la précédente.
Le parc n'avait rien d'incroyable, mais offrait un peu de verdure au milieu des bâtiments. Alors qu'ils marchaient au milieu des sentiers, Rémy nota les nombreux enfants qui couraient et jouaient, réalisant que même s'il ne l'avait pas calculé, ils étaient tombé sur une après-midi sans école. C'est quelque chose à quoi il allait devoir être attentif, s'il sortait en journée avec Laura. Justifier perpétuellement son absence de scolarité risquait d'être embêtant.
La présence de tous ces enfants lui fit également réaliser le contraste flagrant avec elle. Alors qu'eux bougeaient dans tous les sens, parlaient fort, pointaient les arbres, les fleurs et les animaux du doigt, Laura bougeait à peine, se contentant de le suivre, sans témoigner d'intérêt particulier pour son environnement. Il appréciait beaucoup son caractère calme, mais la différence présentée ainsi était tellement évidente qu'elle en était dérangeante. Avec un peu de chance, cette sortie allait aider Laura à se comporter comme les autres enfants, par effet de mimétisme ou autre.
Malheureusement, la magie ne s'opéra pas. En tout cas pas assez vite au goût de Rémy, qui finit par se tourner brusquement vers elle, avec l'intention de forcer un peu le déclic.
— Tu ne veux pas aller jouer ? Regarde, il y a une plaine de jeu. Tu veux essayer la balançoire ?
Elle le fixa en silence, les sourcils légèrement froncés.
— ...tu sais ce qu'est une balançoire ? Un toboggan ?
Les sourcils de la fillette se froncèrent davantage de confusion, et il affaissa les épaules, légèrement déconfit.
— C'est ce truc-là. Le module de jeux avec tous les autres enfants.
Le regard de Laura suivit son doigt, et se posa sur la plaine de jeux en question, où les cris retentissaient dans un brouhaha confus. Elle observa longuement ce qui s’y passait, sans laisser paraître la moindre émotion.
— Tu veux que j'y aille avec toi ? Je ne peux pas faire de toboggan mais...
Il s'interrompit alors qu'elle secouait la tête, refusant la proposition. Non, elle ne voulait pas. Ses yeux ne quittèrent pas la plaine de jeux pour autant, et Rémy en fit de même, observant ces enfants qui s'agitaient dans tous les sens, de manière chaotique et désorganisée.
— Tu as peur, hein ? Je comprends, ça paraît intimidant.
Elle l'ignora – il avait appris à sentir la différence désormais, entre les moments où elle l'écoutait sans réagir et ceux où elle l'ignorait purement et simplement, parce qu'elle n'aimait pas ce qu'il disait – et il posa affectueusement sa main sur sa tête en riant.
— On reviendra un autre jour, promit-il. Quand il y aura moins d'agitation. Tu veux aller voir les canards ?
Sans surprise, elle ne répondit rien, et il prit la direction du petit étang qu'il pouvait apercevoir au loin. Peut-être que les animaux l'intéresseraient plus que les balançoires. Elle aimait continuer à feuilleter le magazine qu'il lui avait acheté le premier jour, lui montrant occasionnellement la photo d'un animal. Même s'il ne s'agissait que de canards, en voir en vrai devrait lui plaire.
Alors que Rémy réfléchissait à comment mettre du pain de côté, pour revenir le donner aux canards un autre jour, ils croisèrent une autre famille qui se baladait. Un couple avec une petite fille d'environ le même âge que Laura. Elle portait une jolie robe fleurie, et se promenait entre ses parents, donnant la main à chacun d'eux, un grand sourire sur le visage alors qu'elle pépiait joyeusement. Rémy leur prêta à peine attention, et ils disparurent rapidement derrière lui, ne devenant qu'un bruit de fond parmi d'autres.
Alors que l'allée sur laquelle ils se trouvaient bifurquait, il ralentit le pas, vérifiant qu'ils se dirigeaient bien toujours vers l'étang. Ce fut à ce moment-là qu'il les sentit. Des petits doigts chauds et doux qui se posèrent contre sa paume, la pressant timidement. Malgré sa surprise, il eut le réflexe de ne pas s'arrêter de marcher. Sans un mot, il referma ses propres doigts par-dessus ceux de Laura, les serrant avec assurance.
Jetant un coup d'œil en direction de la petite fille, il aperçut le doux sourire qui s'étalait sur ses lèvres alors qu'elle continuait de marcher silencieusement, à côté de lui cette fois, quittant l'ombre pour un peu de lumière.
* * *
Sur le chemin du retour, ils avaient fait un détour par un petit supermarché qui se trouvait non loin. Rémy était satisfait de voir qu'autant de commodités quotidiennes se trouvaient autour de l'immeuble, cela lui éviterait d'avoir à faire de longs trajets inutilement.
Il fut particulièrement content de pouvoir acheter des fruits et légumes frais, et Laura avait pu choisir de nouvelles barres chocolatées dans le rayon des friandises. Ils étaient rentrés à pied, portant un sac chacun, et avaient déballé le tout sur le comptoir de la cuisine avant de se mettre au travail. Les yeux attentifs, Laura le regarda éplucher les légumes, hacher l'ail, trancher la viande. Apres un instant d'hésitation, il lui tendit un couteau, la laissant découper les carottes en rondelles. Elle le fit avec application, bien concentrée, alors qu'il allumait la plaque de cuisson.
Quelques minutes plus tard, leur repas cuisait tranquillement, embaumant l'appartement d'une délicieuse odeur d'épices.
— Ça, dit Rémy. C'est la promesse d'un bon repas.
Laura acquiesça distraitement, absorbée par les cartes qu'elle avait disposé sur la table basse, jouant à un jeu quelconque de son invention. Il entreprit alors de nettoyer la cuisine lorsque, soudain, quelqu'un toqua à leur porte.
Etrange. Rémy parcourut l’appartement du regard, cherchant où il avait posé ses lunettes de soleil, et se dépêcha de les ajuster avant d’aller ouvrir la porte. Il se retrouva aussitôt face à un visage bien trop familier, pour la deuxième fois de la journée.
— Ann...Malicia, se rattrapa-t-il. Qu'est-ce que...
Il retira ses lunettes, les glissant dans la poche arrière de son pantalon alors que son regard passait du sourire moqueur de la jeune femme à ce qu’elle tenait entre les mains. Un panier à linge. Son linge. Celui qu'il avait oublié dans la machine à laver commune, la bloquant tout l'après-midi.
— J'ai entendu des voisins se plaindre, expliqua-t-elle d'une voix amusée. Ils commençaient à se mettre en colère sur le mystérieux nouvel arrivant irrespectueux, alors je me suis dit que j'allais t'aider et t'éviter des conflits de voisinage aussi rapidement.
Rémy cligna des yeux, assimilant les informations.
— Merde, je suis désolé.
Il avança les mains pour récupérer son linge, mais se stoppa, stupéfait, en réalisant que celui-ci était soigneusement plié.
— Tu l'as fait sécher ?
— Je n'allais pas te le rapporter trempé, répondit-elle en haussant les épaules.
— Tu n'avais pas à....
— C'est le sèche-linge qui a fait le plus gros du travail, vraiment. Ce n'est pas grand-chose.
Son ton s’était durci, indiquant qu'elle n'avait pas envie de s'attarder sur ça, et Rémy acquiesça pour indiquer qu'il avait capté le message. Il acheva finalement son geste, s'emparant des poignées du panier à linge pour le récupérer, et ses doigts frôlèrent ceux de la jeune femme. Ou plutôt, les gants que portaient la jeune femme. Elle se rétracta aussitôt, et dissimula ses mains dans son dos.
— Tu es toujours... ?
— Ouais.
Un silence maladroit s'installa entre eux alors que Malicia avait le regard fuyant, n'aimant pas non plus ce sujet de conversation, et que Rémy se retrouvait à court de politesse. Ses yeux se posèrent à nouveau sur le linge, soigneusement plié et réparti en deux tas, séparant le sien de celui de Laura. Ce fichu linge qu'il avait oublié, distrait par leur sortie au parc. Sortie qu'il avait décidé de faire pour justement éviter de penser à sa rencontre avec Malicia dans la buanderie. Et à sa présence dans l'immeuble. Et à la manière dont elle l'avait regardé, et dont elle avait souri, et au rose qui avait coloré ses joues, et à tout le reste. Et maintenant la voilà à nouveau devant lui.
Il y avait quelque chose de stupidement agaçant dans la manière dont l'univers essayait d'être drôle.
— Ça sent bon.
Les yeux verts vinrent à la rencontre des siens, et il sentit son cœur rater un battement en se plongeant dedans. Il y avait tant de choses qu'il aurait aimé lui dire, et encore plus qu'il aurait voulu l'entendre dire. Parler cuisine n'en faisait pas partie.
— J'avais oublié, à quel point tu cuisines bien. Ta famille doit être ravie de...
— Anna, la coupa-t-il. Je ne peux pas faire ça.
Ses doigts se serrèrent autour du panier alors qu'elle le regardait, confuse.
— Je suis venu ici parce que j'avais besoin d'un endroit pour Laura. Un endroit où elle serait en sécurité. Je ne savais pas que tu...Si j'avais su...
Il s'interrompit, frustré d'être incapable de le formuler. Il se sentait comme un jeune ado bégayant, alors qu'il n'était pas ça. Il ne l'avait même jamais été.
— Je comprends, répondit-elle doucement. Mais je me disais que, puisque tu es là et que je suis là, c'est l'occasion d'essayer d'être amis.
Il la fixa, contemplant à nouveau chaque détail de son visage, les boucles qui l'encadraient, la beauté qu'elle dégageait et qui lui coupait le souffle à chaque fois. Elle était parfaite, et incroyable, et il savait que quoi qu’il fasse, quoi qu'il décide, quoi qu'il veuille, une partie de son cœur battrait toujours pour cette femme.
— Toi et moi, nous ne sommes pas faits pour être amis, chère. Tu le sais aussi bien que moi.
Elle ouvrit la bouche pour protester, puis renonça, et se contenta de baisser la tête pour cacher sa peine.
— Je suis désolée, prononça-t-elle dans un souffle.
Et ça, ça faisait partie des mots que Rémy avait attendu d'entendre, pendant des années. Et pourtant, maintenant qu'ils avaient été prononcés, il avait le sentiment qu'ils arrivaient trop tard. Ou qu'ils n'étaient pas assez complets.
— Merci pour le linge, Malicia. Et bonne soirée.
Sans attendre qu'elle lui réponde, il referma la porte de l'appartement et s'adossa contre en expirant longuement.
Rien n'avait changé, et pourtant tout était différent.
Chapter Text
Il ne pouvait pas lui échapper.
Il n'avait jamais pu.
Après leur séparation, des années plus tôt, il avait essayé de l'oublier. De passer à autre chose. Il s'était mis à boire, beaucoup. Il avait cumulé les conquêtes, espérant noyer son visage et sa voix dans une marée d'autres.
Il s'était réfugié dans le travail et avait accepté toutes les demandes qu’on lui adressait. Indifférent à ce qu’il volait et à qui, il avait enchaîné les boulots les uns après les autres.
Entre les missions risquées et les sorties dépravées, il avait brûlé les journées et les nuits par les deux bouts, sans se préoccuper de sa sécurité ou de sa santé. Le vrai danger était à l'intérieur de lui, là où les flammes se nourrissaient des morceaux de son cœur pour se répandre partout, le consumant lentement.
Peu importe à quel point il avait essayé, il n'avait jamais pu l'oublier. Encore aujourd'hui, les flammes continuaient de brûler, même si elles s'étaient apaisées un peu avec le temps. Il n’avait pas eu d’autre choix que d’apprendre à cohabiter avec.
Et maintenant, la revoilà. Un échange avait suffi à tout raviver. Flammes, souvenirs, sentiments. Comme une explosion, le feu avait à nouveau tout ravagé et, malheureusement, c'était le genre d'explosion sur laquelle Rémy n'avait aucun emprise.
Il s'était étonné lui-même d’être capable de mettre les limites nécessaires dès le départ. Ils ne pouvaient pas être amis. C'était une évidence.
Ils pouvaient, au mieux, être des voisins polis qui se croisent occasionnellement dans un couloir.
Sauf que vraiment, il ne pouvait pas lui échapper.
Il l'avait revue une première fois dans le couloir, alors qu'il inspectait l'immeuble pour prendre connaissance de toutes les failles de sécurité potentielles. Pour cette fois-là, il était clairement en tort, puisqu'il se trouvait à son étage lorsqu'elle ouvrit sa porte, surprise de le trouver là. Il l'avait saluée, s'était excusé et était parti aussitôt.
Puis il l'avait croisée à nouveau en retournant à la buanderie commune, où il avait laissé ses produits à lessiver, à leur première rencontre. Elle était en train de faire son propre linge, et il décida arbitrairement que c'était de sa faute à elle cette fois, puisqu'elle avait déjà fait une lessive deux jours plus tôt. Il grommela donc en récupérant ses affaires et remonta sans plus de formalités.
Ce coup-ci, il voulait juste sortir les poubelles. Cela ne prenait que quelques minutes sur une journée, c'était la tâche la plus banale possible. Et pourtant alors qu'il traversait l'entrée son sac d’ordures à la main, il la trouva là, en train de relever son courrier.
— Tu te fous de moi, déclara-t-il avec exaspération.
Elle lui adressa un regard noir.
— Essaye d'être encore plus grossier la prochaine fois.
Il souffla de manière exaspérée, puis passa devant elle en l'ignorant totalement. Il alla poser sa poubelle à l'extérieur, dans le container prévu à cet effet, puis compta mentalement jusqu'à 100, afin de donner suffisamment de temps à Malicia pour remonter.
L'effort fut inutile, car elle était toujours là lorsqu'il retourna dans l'entrée. Les poings sur les hanches, elle l’attendait, le mécontentement toujours lisible sur son visage. Rémy serra les dents, et tenta la même stratégie de lui passer devant en l'ignorant.
— Hey, l'interpella-t-elle sèchement. Tu n'as pas le droit de faire ça.
Il pivota sur lui-même pour la regarder et souffla à nouveau, énervé de devoir lui répondre.
— De faire quoi ?
— De te comporter comme si j'étais un être méprisable. Je ne le suis pas. Je ne t'ai jamais fait de mal.
Rémy pinça les lèvres et croisa les bras, se retenant de répondre. Malgré lui, il remarqua qu'il avait la position boudeuse d'un enfant qui se faisait gronder, et cela l'agaça encore plus
— Tu me dois le minimum de respect dû à tout être humain, continua-t-elle. Je ne vais pas te laisser m'insulter à chaque fois qu'on se croise par accident. Ce n'est pas ma faute.
— Je ne t'ai pas insultée.
Elle ignora sa piètre défense et lui jeta un regard impérieux.
— Je vis ici. Habitue-toi à l'idée.
Avec une dignité et une maîtrise sans pareil, elle pivota sur elle-même et le laissa planté là.
Rémy la regarda partir vers les escaliers, légèrement soufflé par cette remontrance. À l'intérieur de lui, le feu brûlait plus fort que jamais, ravivé par la beauté et l'assurance qui se dégageait de cette reine, mais aussi par la colère face à son impuissance.
Elle n'était pas à lui, mais lui serait toujours à elle.
* * *
— Alors, tu en penses quoi petite ?
Le parc fermait à partir de 21h. C'est une information pratique que Rémy n'avait pas eu de mal à obtenir, et la suite avait découlé naturellement. Après avoir mangé et regardé un peu la télé, il avait emmené Laura faire une balade du soir. Il lui fallut exactement 12 secondes pour crocheter la grosse serrure qui bloquait la grille. Cela ne lui en prit qu'une pour la refermer derrière eux, s'assurant de ne pas être dérangés.
Il n'obtint pas de réponse audible à sa question, mais sur la balançoire voisine, Laura lui souriait paisiblement, balançant ses jambes au rythme des cordes. Le parc, bien que fermé, était illuminé par l'éclairage public.
Avant les balançoires, il l'avait envoyée essayer le toboggan. Et puis les jeux d'escalade, où elle l'avait bluffé en grimpant jusqu'en haut en quelques secondes, aussi agile qu'un ouistiti. Elle avait définitivement du potentiel pour devenir une bonne acolyte, plus tard. Elle avait ensuite refait une tentative sur le toboggan, mais en ressortait assez indifférente. Rémy nota mentalement de trouver un endroit où il était possible de faire des glissades plus spectaculaires.
Finalement, ils s'étaient assis sur les balançoires. Chacun la sienne. Rémy lui avait montré comment utiliser ses jambes pour se balancer, et elle avait capté le système en quelques secondes. Depuis, elle se balançait, et il parlait. Il parlait de tout et de rien, racontant ses souvenirs d'enfance. Les jeux dans les plaines auxquels il avait participé avec d'autres gamins. Les parcs dans lesquels ils semaient le chaos, piquant les portefeuilles aux passants, lançant des cailloux aux gardiens, envoyant autant de ballons qu'ils pouvaient dans les points d'eau. Il raconta les pièces jetées dans les fontaines et les restes de sandwichs offerts aux oiseaux. Il évoqua les fleurs cueillies sauvagement et offertes aux jolies filles qu'il croisait.
Laura écoutait, sans rien dire, se balançant doucement. C'était paisible, c'était agréable, et Rémy fut heureux d'avoir cette compagnie cette nuit-là. Cela tranchait avec tout le reste, avec ce qu'il ne pouvait pas raconter. Les nuits passées sur les bancs, et les poubelles fouillées à la recherche de nourriture. L'errance, la solitude, l'incertitude permanente. Il en avait passé des heures, seul sur une balançoire en pleine nuit, à regarder les étoiles et à s'interroger sur l'importance de sa propre existence. Sur sa valeur en tant qu'être vivant, lui à qui personne ne donnait sa chance, simplement à cause de la couleur de ses yeux.
— Okay, déclara-t-il soudainement en se levant de sa balançoire. Il est temps de passer au niveau supérieur.
Laura freina la sienne et le regarda avec curiosité alors qu'il approchait. Il saisit les cordes avec ses mains.
— Tu me fais confiance ?
Elle acquiesça, sans même un instant d'hésitation. Le sourire de Rémy, qu'il avait voulu conspirateur, se mua en tendresse. Avec un savoir-faire inégalé, il fit tourner la balançoire sur elle-même, jusqu'à ce que les cordes soit complètement emmêlées. Puis, lui donnant l'impulsion nécessaire, il l'élança et elle se mit à tournoyer de plus en plus vite. Satisfait, il admira le spectacle. Il était certain qu’elle adorait.
Au milieu du tourbillon de la balançoire, un rire joyeux carillonna doucement. Rémy écarquilla les yeux, stupéfait. A l'instant où les cordes furent déliées, il s'en empara à nouveau et les manipula pour que la petite fille se retrouve face à lui. Ses yeux brillants et son sourire se dissipèrent bien vite pour laisser place à la confusion alors que Rémy s'abaissait pour se mettre à son niveau.
— Petite, tu viens de rire ?
Elle se mordilla les lèvres, et baissa honteusement la tête.
— Hey, non non non. C'est bien. C'est positif. J'aime ça.
Hésitante, elle lui jeta un regard, et il lui sourit.
— Tu as un joli rire, Laura. N'hésite pas à le faire entendre.
Elle répondit avec un mouvement timide des lèvres, et il lâcha une des cordes pour lui ébouriffer les cheveux.
— Tu veux recommencer ?
L’expression timide se métamorphosa en un large sourire réjoui alors que, sans attendre, Rémy faisait à nouveau tourner les cordes.
* * *
Un matin, alors que Rémy et Laura étaient attablés devant des toasts et des œufs, des coups contre la porte se firent entendre. Rémy jeta un coup d'œil à la fillette, qui continuait de manger ses œufs avec sérénité, imperturbable.
— Je vais ouvrir, dit-il en se levant. Tu restes là, ok ?
Elle acquiesça, la bouche pleine, et il se dirigea vers la porte d'entrée. Au passage, il attrapa un paquet de cartes et sa paire de lunettes de soleil qui étaient posés stratégiquement sur le chemin, puis vérifia à travers le judas qui pouvait bien venir les déranger. Pour être honnête, il s'attendait à voir le visage d'Anna. Cela aurait été surprenant puisqu'ils ne s'étaient plus adressé la parole depuis leur altercation de l'autre soir, mais c’était la seule personne susceptible de venir leur parler.
Plutôt que les traits fins et joviaux de la jeune femme, c'était un homme qui se trouvait de l'autre côté de la porte. Plutôt âgé, probablement dans le haut de la soixantaine, il semblait agité et regardait autour de lui avec nervosité.
Etrange, mais pas particulièrement alarmant.
Rémy enfila les lunettes, puis s'arma de son sourire le plus charmeur pour ouvrir la porte.
— Je peux vous aider ?
Un flash de soulagement était passé sur le visage de l'homme lorsque la porte s'était ouverte, mais il fut vite remplacé par de la perplexité alors qu'il découvrait Rémy, uniquement vêtu d'un pantalon de pyjama et de lunettes de soleil. Il se reprit rapidement, et lui tendit la main avec un enthousiasme exagéré.
— Bonjour et bienvenue, cher nouveau voisin ! Je suis Henry Lagrive, j’habite au rez-de-chaussée !
Rémy haussa un sourcil. Plus de deux semaines après son emménagement, cela semblait un peu tard pour un comité d’accueil.
— Rémy Lebeau, répondit-il poliment.
— Mon cher Rémy, j’ai entendu parler de vous ! Vous avez une fille, non ?
Le jeune homme plissa les yeux, et dégagea sa main de la poigne un peu trop vigoureuse. Il n’y avait personne de susceptible de parler de lui et de sa fille dans les environs.
— En effet, répondit-il froidement.
Son voisin nota le changement d’attitude et prit immédiatement une posture défensive.
— Oh, vous n’avez rien à craindre de ma part ! Au contraire, je suis là pour vous aider.
Il s’agita un instant, retrouvant sa nervosité initiale. Rémy glissa une main dans la poche de son pantalon, et isola une carte du paquet, juste au cas où, alors que le vieil homme jetait un coup d’œil derrière lui pour s’assurer que personne ne les écoutait, avant de se pencher vers Rémy.
— Je voulais vous mettre en garde, chuchota-t-il. J’ai par hasard entendu votre conversation avec la femme du quatrième étage. Je comprends bien que vous puissiez la trouver…séduisante…, mais il faut que vous sachiez…elle est l’une des leurs.
Les doigts de Rémy lâchèrent la carte. Il n’était pas en danger. Pas immédiatement, en tout cas. Cet homme était juste un voisin trop curieux et intolérant. Il avait dû les épier par la fenêtre, tout comme il devait épier tous les habitants de l’immeuble. C’était sans doute sa seule occupation quotidienne, dans toute la solitude misérable de la vieillesse et du racisme.
— Une mutante, explicita-t-il face au manque de réaction de Rémy.
Celui-ci serra brièvement les dents avant de feindre une expression surprise.
— Vraiment ?
Cette fausse marque d’intérêt sembla raviver le vieil homme qui bomba soudain le torse.
— Elle ramène constamment des personnes étranges chez elle. Des hommes. Quand ils repartent, ils ont toujours l’air…différent.
Cette fois, l’intérêt de Rémy fut réel et il prit silencieusement note de l’information.
— Cela ne prouve rien, si ce n’est qu’elle est séduisante, argua-t-il avec un sourire railleur. Ce qu’on sait déjà.
Cela sembla indigner Henry Lagrive, qui fronça les sourcils avec mécontentement.
— Vous me semblez être un jeune homme raisonnable, méfiez-vous des femmes comme elle ! Elle a beau être charmante d’extérieur…et bien, nous savons tous que les mutos n’ont rien de bon en eux !
Le sourire de Rémy s’étira encore plus alors que ses dernières onces de tolérance s’étaient évaporées.
— Vraiment mon ami ? Cela me semble être exagéré comme accusation. Il faudra un peu plus de preuves que ça si vous ne voulez pas que je pense que c’est vous qui voulez dissimuler quelque chose.
Le visage de l’homme rougit d’un coup et il ouvrit la bouche, les yeux écarquillés de stupeur.
— Que…Comment…Quoi donc ?! Je n’ai rien à cacher !
Rémy ne répondit rien, le regardant avec un sourire en coin provocateur alors que son voisin plissait les yeux, soudain méfiant vis-à-vis de lui.
— Et vous donc ! craqua-t-il soudainement. Pourquoi diable portez-vous des lunettes de soleil à l'intérieur ?
— Gueule de bois.
Le vieil homme fronça les sourcils, réévaluant sans aucun doute son affirmation du « jeune homme raisonnable ».
— Vous avez une enfant, non ?
Le sourire de Rémy s'étira plus encore.
— En effet. Vous verriez son état à elle ! D'ailleurs je dois aller vérifier qu'elle ne soit pas en train de se noyer dans les toilettes !
Profitant de l'expression abasourdie sur le visage de son délicieux voisin, il lui fit une petite révérence.
— Merci de l'avertissement en tout cas, j'en tiendrai compte, garantit-il en lui refermant la porte au nez.
* * *
Laura aimait beaucoup se rendre au magasin. C'est quelque chose qui avait été évident assez rapidement et qui n'avait fait que se confirmer à chaque fois qu’ils retournaient faire des courses. Plutôt que de se lasser, elle montrait toujours le même enthousiasme à choisir les articles dans les rayons et à les disposer soigneusement dans leur panier. Elle commençait à très bien connaître le petit supermarché de quartier, et se montrait toujours curieuse vis-à-vis d'aliments ou de packaging qu'elle ne connaissait pas.
Ils s'y rendaient presque quotidiennement à présent, alors que Rémy décidait des ingrédients des repas selon son humeur du jour, et achetait à chaque fois à Laura une friandise de son choix. Ce jour-là, ils étaient dans le rayon pâtisserie, parce que Rémy avait décidé que c'était le jour idéal pour apprendre à Laura à faire des cookies – elle s'intéressait à tout ce qu'il préparait, et il était content de pouvoir lui offrir des bonnes bases de maîtrise culinaire. Ce sera un talent précieux pour son avenir. Mais l'art de la pâtisserie était tout aussi important que celui des épices et de l'harmonie des saveurs, et faire des gâteaux était un atout précieux pour séduire.
Non pas qu'il appréciait imaginer Laura séduire des garçons. Ou être séduite. Il secoua la tête, chassant ces pensées désagréables.
— Tu as bien la liste ? demanda-t-il à l'enfant qui le suivait sagement.
Laura leva la main, montrant le morceau de papier qu'ils avaient rempli ensemble juste avant de partir. Rémy utilisait cette technique pour lui apprendre le nom des choses. Il prononçait chaque ingrédient et l’écrivait lentement et en majuscules en espérant qu'elle en retire une sorte d'apprentissage. Il n'était pas sûr de comment l'aider à parler, et encore moins de comment lui apprendre à lire et à écrire, mais noter et réciter des listes d’aliments avec elle, cela ne lui semblait pas être un mauvais plan.
— On commence par la farine, la levure et le sucre, et puis on ira chercher les œufs, énuméra-t-il.
Laura acquiesça et Rémy parcourut le rayon du regard à la recherche d'un des trois ingrédients convoités. Plutôt que sur la farine, ses yeux tombèrent sur un visage bien trop familier. Il lâcha un soupir, définitivement résigné à l'idée de ne pas pouvoir lui échapper.
— Chère, la salua-t-il poliment. Si j'avais su que tu faisais tes courses à cette heure-ci je t'aurais proposé de nous accompagner.
Elle esquissa un sourire, heureuse de voir que sa réprimande de l'autre soir avait laissé ses marques, puis posa ses yeux sur Laura et pencha la tête avec curiosité.
— Bonjour, dit-elle gentiment. On n'a pas encore eu l'occasion de se rencontrer. Je m'appelle Malicia.
Laura la fixa un instant, puis leva les yeux en direction de Rémy, qui se racla la gorge, un peu mal à l'aise.
— Oh, dit-il simplement. Voici Laura.
Stupidement, il n'avait pas vraiment réalisé que cette rencontre aurait lieu. Anna était un morceau de son passé. Une page qu'il essayait désespérément de tourner et, à défaut d'y arriver, qu'il faisait de son mieux pour ignorer. Laura était très clairement son présent et avait marqué un grand tournant dans sa vie. Un nouveau départ inattendu duquel Anna n'était pas supposée faire partie. Elle faisait partie du passé, et il voulait laisser le passé derrière lui.
Sauf qu'Anna n'était plus là, et que Malicia était là, observant Laura avec une curiosité à peine dissimulée. Cherchait-elle des traits communs avec lui ? Des similitudes qui prouveraient qu'elle était effectivement la fille de celui qu'elle avait aimé autrefois ?
— Je suis ravie de te rencontrer Laura.
Alors qu'elle continuait de dévisager l'enfant, un soupçon de doute passa sur son visage et ses sourcils se froncèrent légèrement. Elle n'essaya même pas de retenir la question, la posant comme n'importe qui aurait pu la poser.
— Quel âge as-tu ?
Laura ne répondit rien, mais attrapa la main de Rémy, comme pour lui demander de parler à sa place. Celui-ci fut surpris de cette réaction, parce que c'était la première fois que l'enfant se reposait explicitement sur lui pour s'exprimer. Elle restait habituellement indifférente quand les caissières ou d'autres passants tentaient de lui poser des questions.
— Elle ne parle pas vraiment, expliqua-t-il en regardant Malicia. Elle a sept ans.
Il n'avait pas réfléchi. Cette situation était trop étrange pour qu'il ait eu la capacité de réfléchir avant de parler. Mais la surprise et la confusion qui apparurent dans les yeux de Malicia ne lui échappèrent pas, et s'il ne parvint pas tout de suite à les comprendre, le déclic se fit à l'instant où cette confusion se transforma en peine.
Sept ans.
Il y a sept ans, Malicia et lui étaient en couple. Il était fou amoureux d'elle, et lui répétait chaque fois qu'aucune autre femme au monde ne fera jamais battre son cœur comme elle le faisait.
Il ne pouvait pas avoir eu un enfant il y a sept ans.
C'était impossible.
Impossible, à moins qu'il ne lui ait menti, et qu'il l'ait trompé.
Ce qu'il n'avait pas fait, évidemment. Elle était la femme de sa vie.
Mais aujourd'hui, Laura était là, et matérialisait à présent un faux mensonge, et une fausse tromperie, pour préserver le véritable mensonge.
— Je vois, murmura Malicia d'une voix vide d'émotion.
Rémy voulut immédiatement lui hurler la vérité. Il regretta amèrement d'avoir décidé de faire passer Laura pour sa fille, et non pas pour sa nièce, ou sa cousine, ou juste une gamine trouvée dans la rue.
Cela aurait pu être crédible. Et cela n'aurait pas entaché les souvenirs de ce qu'ils avaient été, autrefois.
D'à quel point ils s'étaient aimés.
Malgré la souffrance et la solitude de ces six dernières années, Rémy chérissait les souvenirs du temps passé avec Anna plus que tout au monde. Il ne les aurait changé pour rien au monde. Et il savait qu'elle aussi, en dépit de tout ce qu'elle avait pu faire.
Et il venait de tout gâcher. Il venait de remettre en question leurs deux ans d'idylle, et de confirmer ses incertitudes à elle.
— Anna, dit-il faiblement.
Elle le regarda, lui donnant une chance de se justifier. Mais il ne pouvait pas. C'était trop tard.
— Je suis désolé.
Il ne pouvait rien dire de plus. Malheureusement, ces excuses ne venaient que confirmer ses déductions, et elle resta silencieuse un long moment. Le temps aurait pu être suspendu, alors qu'ils se regardaient. Mais dans le reste du magasin, les clients continuaient de s'agiter, les caisses de scanner, les haut-parleurs de diffuser. Finalement, elle prit une inspiration, et reconnut ses excuses d'un petit signe de la tête.
— Je dois y aller, dit-elle simplement. Laura, j'ai été ravie de te rencontrer. Rémy...je te dis à la prochaine fois.
Rémy la regarda partir, le cœur haletant de douleur.
Elle avait proposé qu'ils soient amis, il avait refusé. Il voulait qu'ils soient bien plus que ça. Il savait qu'ils étaient bien plus que ça.
Et en même temps, ils n'étaient plus rien.
Rien de plus que des voisins qui allaient continuer à se croiser, qu'ils le veuillent ou pas, de manière inévitable.
Des prochaines fois, il y en aurait toujours.
Mais jamais comme il le voudrait.
Chapter 5: Rémy
Notes:
Un chapitre un peu différent, j'avais envie de développer le background de Rémy !
Les commentaires sont toujours appréciés <3
Chapter Text
Les premiers mutants avaient commencé à apparaître dans la société il y a plusieurs décennies. Des jeunes adolescents qui se mettaient subitement à manifester un pouvoir, généralement sous le coup d'une émotion forte. L'origine des mutations était inconnu. Il n'y avait pas d'explication claire, et rien qui puisse permettre de prédire quels enfants allaient en développer une, et lesquels n'en auraient pas.
En réponse à l'apparition de ces mutants, la crainte et la méfiance s'étaient répandues dans la population. Des manifestations de violence retentissaient à travers la planète, et la télévision alternait entre les récits de pouvoirs mutants destructeurs qui provoquaient des dégâts, et les annonces de corps de jeunes mutants retrouvés massacrés.
Très vite, des lois furent instaurés pour empêcher les mutants d'utiliser leurs pouvoirs à leur bénéfice personnel, limitant leur accès aux études, aux emplois, à la vie de tous les jours. La discrimination fit surface, et les mutants se retrouvaient forcer de vivre reclus et de cacher leur véritable identité.
Les plus chanceux avaient une mutation discrète, qui leur permettait de se fondre dans la masse.
D'autres avaient des pouvoirs qui leur permettait de se défendre ou de survivre, dans des conditions plus ou moins enviables.
Les plus malchanceux subissaient des mutations qui altéraient leur apparence. C'était souvent eux les plus inoffensif. C'était souvent eux qui souffraient le plus.
Rémy était à cheval sur les deux dernières catégories. Il faisait partie des exceptions chez qui la mutation était visible dès la naissance. Ses yeux ne ressemblaient à ceux d'aucun autre. Ses pupilles étaient d'un rouge vif, reposaient sur un fond noir. Aucun doute n'était permis. Il était né mutant.
Ses parents l'abandonnèrent. Il ne savait rien d'eux. Il fut envoyé dans un orphelinat, un lieu religieux qui recueillaient les enfants délaissés. De manière paradoxale, ses yeux furent à la fois la raison de son malheur, et celle de sa survie.
Les dirigeants de l'orphelinat décrétèrent qu'il avait le regard du Diable. Pour cette raison, aucun mal définitif ne pouvait lui être fait, et ils étaient obligés de le maintenir en vie, en dépit de sa condition mutante et en dépit de la terreur que lui, à peine nourrisson, leur insufflait.
Pour cette raison, ils considéraient qu’il était également pourri jusqu'à la moëlle, et ils s'appliquèrent à le lui répéter à chaque fois qu'ils en avaient l'occasion. Pendant les premières années de sa vie, Rémy fut puni à chaque pas de travers, à chaque petite incartade, à chaque fois qu'il déviait un peu de ce qui était considéré comme le chemin de Dieu.
Il ne comptait plus les claques reçues, les lignes recopiées, les heures passées enfermé, les repas sautés. Il était un bon à rien, l'engeance du Diable, une graine pourrie de laquelle rien de bon ne pouvait ressortir.
* * *
— Ce n'est pas juste !
Rémy avait 8 ans. Il se tenait dans le bureau du directeur de l'orphelinat, qui était aussi le prêtre de la région. Ce dernier le toisa avec froideur, agacé par sa simple présence.
— Il n'y a rien d'injuste ici, mon enfant. Tu as été écarté car tu étais puni. Tu étais puni car tu t'es mal comporté. Ce n'est que la conséquence de tes actes.
Le garçon sentit ses joues chauffer sous la colère et serra les poings. Il savait que répondre au prêtre ne fera que lui attirer davantage de problèmes, mais il ne pouvait pas s'empêcher de se sentir indigné face à la situation.
— Vous l'avez fait exprès ! accusa-t-il. Vous m'avez envoyé faire ma punition dans le village pour ne pas que je puisse les rencontrer !
Le prêtre haussa un sourcil, pas le moins du monde intimidé par la colère de l'enfant.
— Es-tu sûr de ce que tu affirmes mon garçon ? Clamer des propos pareils sans preuve revient à mentir, et tu sais ce qu'on fait aux menteurs ici...
Rémy recula d'un pas sous la menace. Il savait exactement ce qui était fait aux menteurs, parce que c'était une correction qu'il subissait régulièrement. Mais il ne mentait pas. Il savait qu'ils l'avaient fait exprès. Une famille à la recherche d'un jeune garçon était venue visiter l'orphelinat, et comme par hasard, ils avaient décidé d'innover dans les punitions et de l'envoyer faire des corvées en ville ce jour-là ? Il n'y croyait pas. Mais il n'avait pas de preuve.
Juste sa conviction.
Ses yeux s'humidifièrent. Il faisait habituellement de son mieux pour ne pas montrer ses larmes, pour ne pas les laisser voir à quel point ils parvenaient à le blesser, mais cette fois, il fit une exception. Il leva son regard meurtri en direction du prêtre, le défiant ouvertement de lui mentir.
— Pourquoi ? demanda-t-il sans détour. Pourquoi vous ne me laissez pas ma chance ?
— Oh, mon enfant. Ta chance de quoi ? D'être rejeté et humilié ? D'attirer la honte sur notre établissement ? De faire fuir une famille potentiel pour un de tes camarades ? T'es-tu regardé ? Qui voudrait de toi ? Tu cries à l'injustice alors que nous faisons de notre mieux pour te protéger. Le simple fait de tolérer ton existence est une faveur, ne l’oublie pas.
* * *
Il avait 10 ans lorsqu'il s'échappa de cet endroit, le cœur rempli de solitude, et les yeux de colère.
Après quelques jours à survivre seul dans la rue, il fit la rencontre de la guilde des voleurs. Leur chef le prit sous son aile, et lui offrit ce qu’il considéra rapidement comme sa famille. Protection, garantie de pouvoir manger chaque jour, et apprentissage du métier de voleur. Rémy se montra particulièrement talentueux et découvrit qu’il s'épanouissait davantage sous les éloges que sous les critiques.
A 13 ans, son pouvoir évolua, et il se mit à faire exploser tout ce qu'il touchait. Il fit de son mieux pour le contrôler, mais parfois ses émotions prenaient le dessus malgré lui. Il y avait des jours où il se disait que ces pouvoirs étaient un atout, qu’ils allaient l’aider à devenir un meilleur voleur, à rendre sa nouvelle famille fière, à faire de lui quelqu’un d’utile. Et puis il y avait les jours où il les voyait pour ce qu’ils étaient : une autre preuve de la pourriture qu’il y avait en lui. Il était l’engeance du diable. Plus jeune, il corrompait tout ce qu’il touchait. Maintenant, il le détruisait. Littéralement.
* * *
— Rémy.
— Père.
Rémy se tenait droit, les mains dans le dos, le regard baissé avec humilité.. Il avait 14 ans. Il n'était plus un enfant. Pourtant, alors qu'il faisait face au chef de la guilde, la honte et la culpabilité le dévoraient dans l'attente de la réprimande.
— On m'a raconté ta mission d'hier.
— Je suis désolé, Père. C'est de ma faute. Je suis prêt à en payer le prix.
— Fils, regarde-moi.
La poitrine de Rémy se réchauffa à la dénomination et il obéit. Les yeux de son père étaient posés sur lui, remplis de bienveillance.
— As-tu volontairement détruit ce paquet ?
Rémy secoua la tête, puis réalisa que c'était une attitude enfantine, et se corrigea tout seul.
— J'ai provoqué l'explosion sans le vouloir.
— Alors de quoi es-tu désolé ?
— C'est de ma faute. Un autre n'aurait pas...
Un autre n'aurait pas eu de pouvoirs. Un autre n'aurait pas laissé sa joie d'avoir accompli une mission prendre le dessus ainsi, déclenchant un flux d'énergie à travers ses doigts, contaminant le butin durement obtenu. Un autre n'aurait pas détruit ce colis qu'il avait été missionné pour récupérer, et n'aurait pas fait perdre à la guilde la récompense promise.
Le père de Rémy souleva délicatement le menton du garçon pour le regarder dans les yeux.
— C'était un accident, fils. Cela arrive à tout le monde.
— Mais mes pouvoirs...
— Tes pouvoirs sont récents. Tu es jeune. Tu dois encore apprendre à les maitriser. En attendant que cela soit le cas, des accidents auront lieu.
— Mes pouvoirs sont dangereux, rétorqua Rémy. Ils sont un handicap et une source de problèmes.
Une pichenette répondit à son élan de rébellion, et il recula en se frottant le front.
— Tes pouvoirs sont un don, sermonna gentiment son père. Tu es l'un des jeunes voleurs les plus talentueux que cette guilde a connu. Tu es déjà plus doué que la plupart des adultes ici, et tu peux remercier tes capacités hors du commun pour ça.
Rémy fit une grimace, pas convaincu, et son père éclata de rire avant de lui ébouriffer affectueusement les cheveux.
— Tu accompliras de grandes choses, fils. J'en suis convaincu.
* * *
A 17 ans, Rémy provoqua par accident une explosion qui faillit mettre fin à la guilde toute entière. Il blessa ceux qu'ils considéraient comme sa famille. Les paroles de l'orphelinat ressurgirent dans sa tête, lui murmurant au quotidien qu'il était l'engeance du Diable, qu'il ne sèmerait que le malheur autour de lui.
Il quitta la guilde, et décida qu'il ne pouvait s'associer à personne.
Désormais seul, il mit à profit les enseignements acquis au cours des dernières années. Il devint Gambit et forgea petit à petit sa propre réputation. Il apprit à maitriser ses pouvoirs, qui devinrent un sérieux avantage dans ses activités quotidiennes. Les années passèrent et ses activités devinrent de plus en plus complexes et dangereuses, mais il s'en moquait. Il n'avait rien à perdre.
Il n’était pas vraiment seul. D'une nature avenante et sociale, il trouvait toujours des connaissances avec lesquelles traîner, des filles avec qui passer ses soirées, des collègues avec lesquels collaborer. Mais il ne formait jamais d'attache. Aucun lien qui dure plus de quelques jours, aucune affection, aucune dépendance. Il était totalement libre.
Et puis il la rencontra.
Anna. Elle avait 18 ans, trois ans de moins que lui. Elle était belle, têtue et révoltée. Elle parlait haut et fort, sans avoir peur du jugement des autres. Ses yeux brûlaient de passion et d'effronterie. Le monde n'avait pas été tendre avec elle, mais elle se battait, et ne se laisserait pas mettre au tapis. Sa gestuelle entière témoignait de sa force de caractère, et il réalisa très vite qu'elle n'était pas comme les autres filles.
Il commença par la séduire par provocation. Elle résista, et cela devint un défi.
Au fil des jours et de leurs échanges, le défi se transforma en jeu. Il aimait la surprendre, et colorer ses joues de gêne et de malaise. Elle était jeune et innocente, presque trop pure, et lui était tout l'inverse. Il était l'incarnation de la déchéance, des vices et de la corruption. Il endossait ce rôle avec plaisir, n'hésitant pas à la tenter, à essayer de caresser sa peau ou de lui voler un baiser. A chaque fois, il s'arrêtait juste avant que le contact ne se fasse réellement, parce qu'il savait. Il savait que cela ruinerait tout, il savait qu'elle n'était pas d'accord. Mais il ne pouvait pas s'empêcher d'essayer, profitant des flammes d'indignation qu'il allumait dans son regard.
Elle résistait, mais ne le repoussait pas vraiment. Malgré son exaspération, elle entra dans le jeu, le séduisant en retour. Petit à petit, elle commença à marquer son territoire. Elle n'aimait pas quand il sortait avec d'autres filles. Elle n'approuvait pas quand il rentrait saoul. Elle était contrariée quand il partait en mission plusieurs jours et ne lui donnait pas de nouvelles.
Il aimait la voir en colère. Elle était boudeuse, comme une enfant. Mais également impétueuse et droite sur ses épaules. Elle savait ce qu'elle voulait, et elle exprima clairement qu'elle voulait qu'il soit à elle.
Même si elle ne pouvait pas vraiment être à lui.
Il l'invita à un rendez-vous, un vrai, et elle accepta. Il n'y eu pas de baiser, pas de toucher, mais il y eut des paroles, des regards, des sourires.
Il était amoureux. Et il savait que c'était réciproque.
Pour elle, il abandonna tout. Les autres femmes, les soirées de débauche, les missions trop dangereuses. Il s'était attaché, et plus rien d'autre n'avait d'importance.
* * *
— Dis-moi à quoi tu penses.
Rémy se tourna vers Anna, réalisant qu'elle avait les yeux posés sur lui, à moitié redressée dans leur lit, son menton dans le creux sa paume alors qu'elle l'observait en silence depuis plusieurs minutes.
Il sourit malicieusement avant de se redresser à son tour.
— Embrasse-moi et mes pensées seront toutes à toi, murmura-t-il en approchant son visage du sien, juste assez pour donner l'illusion que leurs nez s'effleuraient, sans pour autant la toucher.
La réaction fut immédiate. Les joues de la jeune femme se colorèrent subitement, et elle détourna la tête d'un geste vif avant de lui asséner une tape sur la poitrine.
— Ne fais pas ça ! gronda-t-elle avec véhémence, ce qui ne servit qu'à le faire sourire davantage.
— Ne pas séduire la belle femme dans mon lit ? Cela me semble un peu cruel.
Elle rougit encore plus fort, et expira sa frustration avant de faire la moue.
— Tu m'énerves, grommela-t-elle.
Il l'attrapa avant qu'elle ne puisse s'échapper, refermant ses bras autour de son corps pour l'attirer vers lui dans une étreinte d'excuses. Elle était, comme toujours, habillée avec des manches longues, et un col qui remontait trop haut à son goût, pour pouvoir partager son lit sans le mettre en danger. Il ignora l'excédent de tissu tout comme ses faibles tentatives pour se débattre, et enfouit son nez dans les boucles de la jeune femme.
— Je suis désolé. Tu sais que je perds tout contrôle quand je suis avec toi.
Elle fit semblant de rester contrariée quelques secondes, puis renonça et lui adressa une grimace moqueuse.
— Tu n'as jamais eu le moindre contrôle, Cajun.
C'était absolument faux. S'il n'avait pas eu de contrôle, il serait en train de glisser ses doigts sous les vêtements d'Anna pour caresser sa peau, découvrir sa douceur, sa chaleur, son contact. Cela ferait longtemps qu'il connaîtrait le goût de ses lèvres et la sensation de partager un lit avec elle sans le moindre tissu pour les séparer. Leur relation n'était faite que de contrôle et de restrictions.
Mais ils ne parlaient jamais de ça. Ils préféraient prétendre que ces obstacles n’existaient pas, qu’il n’y avait pas de frustration, ni pour lui, ni pour elle. Alors il lui sourit juste, faussement coupable et totalement complice.
— Alors, relança-t-elle en posant sa main gantée sur sa joue. Dis-moi à quoi tu pensais.
Il sentit un rire grimper dans sa poitrine, parce qu'elle était têtue et ne lâchait jamais rien, et que c'était une raison parmi les milliers pour lesquelles il l'aimait.
— Je pensais à nous. On devrait voyager.
— Voyager ?
Il prit sa main et la porta à ses lèvres.
— Je veux t'emmener visiter Paris. Et Rome. Et Moscou.
Elle rit et le repoussa doucement.
— D'où te viens cette soudaine envie de voyager ?
— De nous. Je veux partager le monde avec toi.
Elle plissa les yeux avec tendresse, et l'envie de prendre son visage entre ses mains pour l'embrasser explosa à l'intérieur de lui.
— Partons ! décida-t-il. Partons demain.
A nouveau, elle rit, et posa une main sur son torse pour calmer ses ardeurs.
— Rien ne presse. On a tout le temps qu'on veut devant nous.
Elle se blottit contre lui, et il embrassa le haut de sa tête, rasséréné par cette conviction.
* * *
Il lui répétait tous les jours qu'il l'aimait. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour la combler. Il continuait à la faire rougir, mais également sourire, et rire. Ils étaient heureux.
La majorité du temps, ils étaient vraiment heureux.
Mais il réalisa bien vite qu'au-delà de son énergie passionnée pour la vie, il y avait toutes ses blessures. Derrière les flammes de son regard se trouvait sa fragilité, sa souffrance, ses incertitudes. Elle se confia à lui, le laissant avoir accès aux regrets les plus profondément enfouis en elle. Rémy fit de son mieux pour l'aider. Il se montra patient, compréhensif, à l'écoute. Il ne jugea jamais, et reprocha encore moins. Il ne demandait rien. Mais elle continuait à vouloir lui donner, sans jamais y arriver.
Elle décida toute seule qu'elle était le problème.
Elle décida toute seule qu'elle n'était pas assez pour lui.
Il n'était pas d'accord, mais elle était bornée. Pour une fois, il n'apprécia pas cet aspect de sa personnalité.
Elle annonça un jour qu'elle avait besoin de temps pour elle. Pour se trouver.
Il lui répondit qu'il pouvait l'accompagner.
Elle affirma que non. Elle devait le faire seule.
Il ne comprit pas, mais accepta. Il n'avait jamais voulu rien lui imposer, et si c'est ce dont elle avait besoin, il ne s'y opposerait pas.
Elle lui dit qu'elle l'aimait. Les joues roses et les yeux remplis de douceur, elle lui confirma qu'il était l'homme de sa vie, et qu'elle reviendrait. Il assura qu'il l'attendrait.
Elle posa ses mains gantées sur ses lèvres, et posa un baiser par-dessus. Il ferma les yeux, le cœur douloureux, et quand il les rouvrit, elle le contemplait d'un regard humide.
Il lui demanda une dernière fois de rester.
Elle secoua la tête, et s'excusa à nouveau, promettant de revenir.
Il sourit, cachant l'amertume et la buée de ses propres yeux, et répéta qu'il l'attendrait.
Elle partit.
Il attendit.
Elle ne revint pas.
Chapter 6
Notes:
Pas beaucoup de Malicia dans ce chapitre mais promis elle sera bien présente dans le suivant ! D'ici là, profitez bien de tout le mignon qui déborde de Rémy et Laura <3
Chapter Text
— Alors, tu en penses quoi ?
Laura était debout sur le muret, ses mains fermées autour des barreaux de la grille. Elle contemplait la cour de récréation à présent vide qui s'étendait devant eux. Quelques minutes auparavant, elle était remplie d'enfants qui jouaient et criaient. Maintenant, ils étaient tous retournés dans leurs classes.
Rémy avait pensé que voir en vrai ce qu'était une école aiderait Laura à mieux comprendre. Peut-être même que cela lui donnerait envie. Même s'il n'y croyait pas trop.
Après un long moment de silence, la petite fille se tourna vers lui, et secoua la tête.
Rémy soupira.
— Tous les enfants doivent aller à l'école, petite.
A nouveau, elle secoua la tête. Il passa une main sur son visage, fatigué.
Laura avait 7 ans. Il ne pouvait pas la laisser seule pour des périodes prolongées. Mais il ne pouvait pas non plus rester en permanence avec elle. Il avait liquidé presque toutes ses économies pour acheter la voiture, et payer la garantie et quelques loyers d'avance pour l'appartement. Avec les achats du quotidien, ce qui lui restait de côté allait vite s'évaporer, et il devait donc renflouer les réserves d'argent.
Sauf qu'il y avait Laura, et qu'il ne pouvait pas la laisser livrée à elle-même le temps de réaliser une mission. Et qu'il ne pouvait pas non plus l'emmener avec lui. Que Rémy se retrouve avec une gamine collée à ses basques était quelconque. Que Gambit, le prince des voleurs, ait soudainement acquis un Robin armé de griffes pour l'accompagner dans ses frasques était beaucoup moins discret.
L'envoyer à l'école était loin d'être une solution parfaite, mais c'était la seule idée qu'il avait trouvé pour se libérer un peu de temps. Même si travailler en journée était moins rentable que le faire de nuit, cela lui permettrait au moins de garder le frigo rempli.
Sauf que pour que Laura aille à l'école, et bien...il fallait d'abord qu'elle accepte d'y aller.
Ce qui était mal parti.
Rémy s'approcha de la grille et s'arrêta à côté de l'enfant. Il observa la cour de récréation, les vitres aux châssis colorés, le mur sur lequel une gigantesque fresque avait été dessinée. Cette école était un milliard de fois plus chaleureuse que celle dans laquelle il avait été lorsqu'il était petit. Mais des jolies couleurs et un bâtiment moderne ne rendait pas plus facile l'immersion au milieu de dizaines d'inconnus, d'autant plus quand on avait une différence bien marquée.
— Je suis trop coulant avec toi, petite.
Elle se tourna vers lui et lui adressa un sourire conspirateur, le nez légèrement plissé dans une grimace adorable. Rémy ne put s'empêcher de rire, et posa sa main sur la tête de l'enfant pour lui ébouriffer tendrement les cheveux.
— Allez, rentrons. L'école c'était pas fait pour moi, et ça ne l'est certainement pas pour toi non plus.
* * *
Deux heures du matin. Rémy ne dormait pas. Son corps avait été trop habitué à être actif de nuit, que ce soit pour les vols ou pour les soirées. Se caler sur un rythme plus classique était difficile, et certaines nuits, il se retrouvait incapable de trouver le sommeil. A cela, il fallait rajouter les préoccupations qui s'accumulaient, entre l'argent, le manque de boulot, Anna, Laura, le laboratoire, l'école. Il y avait un tas de choses dans sa vie qu'il n'avait pas demandé à gérer.
Non pas qu'il n'était pas capable de les gérer, mais parfois c'était juste...trop. Alors il se retrouvait à fixer le plafond au-dessus de son lit, plongé dans la pénombre. Peut-être qu'il devrait sortir un peu, se défouler, faire du sport. Peut-être trouver un truc facile à voler, qu'il pourrait revendre plus tard. Ce n'était pas son approche préférée, mais il avait des réseaux, et de l'argent était de l'argent.
Laisser Laura restait un problème, mais s'il ne s'absentait qu'une heure, peut-être deux, pendant qu'elle dormait...
Le bruit d'une porte de placard le fit se redresser. Il s'immobilisa, alerte. Le calme de la nuit régnait, mais en étant attentif, il pouvait distinguer des bruits de mouvements plus discrets, presque dissimulés.
Il y avait quelqu'un dans l'appartement.
Sans perdre une seconde, Rémy sortit du lit et attrapa le jeu de cartes qui se trouvait sur sa table de nuit. Il se glissa hors de sa chambre, et repéra immédiatement la lumière qui se diffusait depuis la cuisine. Les bruits s'étaient calmés, et les environs semblaient intacts, ce qui le fit penser à la présence d'un seul intrus. Un cambrioleur ? Chez lui ? Au troisième étage ? Alors qu'il avançait silencieusement jusqu'à la cuisine, il vérifia la porte d'entrée, close et intacte.
Hm.
Une carte chargée d'énergie entre les doigts, il entra prudemment dans la cuisine et baissa aussitôt la main.
— Laura.
Perchée sur une chaise et vêtue de son pyjama, la petite fille se tenait par-dessus le comptoir de la cuisine. Devant elle était posé un bol rempli de céréales, dans lequel elle s'appliquait à verser du lait. Elle ne sursauta pas. Elle ne broncha même pas, comme si elle savait exactement qu'il allait la rejoindre avant même qu'il ne soit là, et termina de remplir le bol.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Elle sauta de la chaise, prit prudemment le bol entre ses deux mains, et s'avança vers lui pour le lui montrer fièrement. Rémy le fixa, un peu confus.
— Il est 2h du matin, tu devrais être au lit.
Laura secoua la tête, visiblement pas d'accord avec ce fait, et le contourna pour aller vers le salon. Il la regarda alors qu'elle posait le bol sur la table basse, puis revenait dans la cuisine pour récupérer une cuillère, ainsi que la couverture jaune qu'elle avait laissé sur le dossier d’une chaise. Le tout dans un silence incroyablement maitrisé, à l'exception du léger tintement émis par le tiroir à couverts.
Alors qu'elle s'installait sur le canapé, emmitouflée dans sa couverture et le bol de céréales au milieu de ses jambes croisés, Rémy sortit de sa stupeur, et alla s'asseoir à côté d'elle.
— Ce n'est pas l'heure du petit-déjeuner petite.
Elle le regarda, les yeux innocents et curieux, alors qu'elle prenait une grande cuillerée de céréales, pas le moins du monde perturbée par sa déclaration. Il ne put pas s'empêcher de sourire, amusé par son comportement. Un sourire qui se dissipa rapidement. Il n’était pas dupe au point de croire que ce petit-déjeuner nocturne était une lubie sortie de nulle part. Elle tentait peut-être de brouiller les pistes en se montrant adorable, mais au-delà de la gourmandise, il pouvait voir l’ombre qui hantait son visage.
— Tu as encore fait un cauchemar ?
Elle prit une autre cuillère de céréales avant de le regarder et d'acquiescer doucement. Le cœur de Rémy se tordit de compassion.
Depuis la première fois où elle en avait fait, les cauchemars étaient devenus réguliers pour Laura. S'il devait estimer, il dirait qu'il y avait plus de nuits avec cauchemars que de nuits sans. Peut-être même qu'elles en contenaient toutes, et qu'il n'était pas au courant. Les cauchemars de l'enfant n'étaient pas toujours audibles. Il y avait certes des nuits où il l'entendait gémir et se débattre dans son sommeil, comme la première fois. Il y en avait d'autres où ses pleurs le réveillaient, et il la retrouvait en larmes dans son lit. Mais il y en avait aussi où il n'entendait rien. Où il se réveillait le matin, et la trouvait endormie au pied de son lit à lui. Ou sur le pas de sa porte, quand elle n'osait pas entrer dans sa chambre sans qu’il ne comprenne pourquoi. Pour finir, il y avait les nuits où tout allait bien, mais il n'était jamais sûr que tout allait vraiment bien, parce que Laura ne parlait pas, et qu'il ne pouvait pas deviner.
Et maintenant il y avait celle où elle prenait son petit-déjeuner à deux heures du matin.
— J'aimerais que tu puisses t'exprimer pour évacuer tout ça, petite.
Elle ne réagit pas et se contenta de prendre une nouvelle bouchée de céréales. Dans des moments comme ceux-là, Rémy se sentait profondément impuissant. Il l'avait peut-être sauvée de cet endroit, mais ses compétences s'arrêtaient là. Il n'était pas qualifié pour s'occuper d'un enfant. Encore moins d'une enfant traumatisée.
— Je suppose que tu ne retourneras pas dormir après ?
Elle secoua la tête, touillant dans son bol avec sa cuillère. Rémy passa la main dans ses cheveux, puis haussa les épaules. Après tout, pourquoi pas ?
— Okay petite, déclara-t-il en prenant la télécommande sur la table basse. Cette nuit est annulée. On va voir si on peut trouver un truc sympa à la télévision.
Il réajusta sa position pour s'installer plus confortablement et se mit à zapper. Il avait finalement fait les démarches pour leur obtenir davantage de chaînes, mais trouver un truc adapté pour les enfants à cette heure risquait d'être ardu. Laura le regarda un instant, puis engloutit le reste de son bol d'une traite. Elle le déposa précipitamment sur la table, puis se rapprocha de Rémy. Sans hésiter, elle se blottit contre lui et posa sa tête contre son torse. Ses petites mains agrippèrent sa couverture jaune, et elle la frotta contre sa joue avant de sourire, apaisée.
* * *
— Et voilà !
Rémy recula pour pouvoir mieux admirer l'étagère qu'il venait de terminer d'accrocher au mur.
— Plutôt pas mal hein ?
Laura, qui se tenait au milieu des outils et restes d'emballage étalés sur le sol, acquiesça. Elle tenait toujours le marteau à la main, et Rémy se dépêcha de ramasser le reste de clous avant qu'il ne lui vienne l'idée de s'en servir de manière impulsive. Il avait fait de son mieux pour l'inclure dans la construction du meuble – après tout, c'était pour elle – et elle s'était visiblement trouvé une nouvelle passion dans l'acte de clouer.
— Tu m'aides à ranger ?
Il entreprit de rassembler les restes de plastiques et de cartons. Laura alla soigneusement déposer le marteau sur son lit avant de s'agenouiller près de lui pour l'imiter. A deux, la pièce fut rangée en quelques minutes, et Rémy prit à nouveau le temps d'admirer le travail.
Il s'était enfin décidé à investir dans de la déco pour la chambre de Laura. Puis il avait réalisé qu'il n'avait aucune idée de ce qu'elle pourrait vouloir, et s'était rabattu sur l'achat d'une étagère. Ça meublait le mur, et ça allait permettre à l'enfant de s'acheter des décorations à poser dessus. Même si ça allait nécessiter qu'il l'emmène faire des magasins, et la laisser choisir elle-même
Elle n'avait pas vraiment montré d'intérêt particulier quand il lui avait expliquer le projet, mais il n'était pas sûre qu'elle avait vraiment compris. Elle n'avait surement jamais mis les pieds dans un centre commercial, ou dans un magasin vendant autre chose que de la nourriture.
— Tu as déjà des idées de ce que tu voudras mettre dessus ?
A sa plus grande surprise, elle hocha la tête avec assurance. Et puis elle alla droit sur son lit et récupéra le marteau pour le lui montrer.
Il ne put s'empêcher de rire.
— Laura, non.
Elle hocha à nouveau la tête et s'avança vers l'étagère pour lui prouver que si. Rémy soupira, puis lui reprit le marteau. Laura émit un souffle de protestation.
— Désolé petite, mais ce n'est pas à nous, on va devoir le ramener. Et ce n'est pas un jouet.
Cela ne sembla pas l'apaiser pour autant, et elle le suivit avec des yeux mécontents alors qu'il allait le ranger avec le reste des outils dans leur boîte.
— Tu dois remplir ton étagère avec des trucs adaptés aux enfants. Des figurines de fées, des peluches, des trucs mignons. Des voitures et des fusées si tu as envie.
Les bras croisés, Laura le regardait parler. Et plus il énumérait des trucs, plus il réalisait qu'elle n'avait pas la moindre idée de ce dont il s'agissait. Il lâcha un nouveau soupir, puis sortit son téléphone de sa poche. Une rapide recherche lui permit d'accéder à des images de chambres pour enfants.
— Regarde, des trucs comme ça.
Oubliant son marteau, elle porta son attention sur les photos qui défilaient. Très vite, elle s'empara du téléphone avec ses petites mains, et se débrouilla elle-même pour naviguer entre les suggestions. Son expression contrariée mua, et elle leva la tête vers Rémy, les yeux brillants.
Sur l'écran, elle s'était arrêté sur l'image d'une petite bibliothèque. Une étagère similaire à la sienne, sur laquelle des tas de livres pour enfants étaient empilés. Rémy haussa un sourcil surpris.
— Tu veux des livres ?
Elle acquiesça avec conviction.
— Mais tu ne sais même pas lire.
Penchant légèrement la tête sur le côté, Laura le désigna du doigt, puis désigna le téléphone. Rémy rit à nouveau.
— Tu comptes sur moi pour te lire des bouquins ? C'est vraiment pas mon genre d'activité, petite.
Ses grands yeux verts fixés sur lui, elle le désigna à nouveau du doigt avec une sorte de sérénité déconcertante. Elle ne demandait même pas. Elle établissait un fait. Il lui lirait des histoires, et elle le savait.
— Merde hein, tu sais vraiment user de ton charme, petite.
Rémy allait devoir trouver une librairie dans les environs. Et peut-être une bibliothèque.
* * *
Assis dans le canapé, Rémy lisait la demande de mission qu'il avait reçu pour la douzième fois au moins.
C'était idéal. Une mission rapide, simple, efficace, dans une ville voisine. Moins de deux heures de trajet, un petit moment de préparation, une infiltration adroite et hop, retour à la maison. Il pouvait l'avoir fait avant le lendemain, et être payé en conséquence.
Il savait qu'il ne pouvait pas passer à côté.
Mais il ne pouvait pas non plus laisser Laura seule toute la soirée.
La mâchoire serrée, il parcourut à nouveau le message, tiraillé entre les deux responsabilités. Au-delà même de l'argent, le fait que Gambit ne soit plus visible sur aucun radar était trop suspect. Il devait refaire surface, même si c'était pour un petit délit.
S'il avait pu, il aurait volontiers mis de côté ses agissements de voleur pour prendre un boulot quelconque, comme barman, ou peut-être comme libraire.
En fait non. Ça paraissait hautement contraignant et ennuyeux, ce genre de travail. Et puis, il aimait être un voleur. Il représentait sa guilde. Ils étaient les premières personnes à l'avoir accepté tel qu'il était et jamais il ne les renierait. Sans oublier qu'il était sacrément doué dans son domaine. Ça serait dommage de priver le monde de ses talents.
« Je prends la mission. Envoyez-moi toutes les infos dans l'heure et je m'en occupe ce soir. »
* * *
Il appuya sur la sonnette. Et puis toqua à la porte. Juste pour être sûr. Et aussi parce qu'il était nerveux. Ce qui était stupide. Il n'était jamais nerveux.
La porte s'ouvrit, et Malicia apparut, faisant rater un battement à son cœur.
Imbécile de cœur. Même s'il ne pouvait pas totalement lui reprocher. Elle était magnifique, comme toujours, même les cheveux attachées en un chignon brouillon duquel ses boucles débordaient.
— Rémy ?
Son expression oscilla entre la surprise et la contrariété. Ils ne s'étaient pas recroisés depuis leur rencontre dans le magasin. Cela faisait plusieurs jours. Rémy en avait déduit qu'elle l'évitait volontairement, et qu'elle était plus douée que lui pour ça.
— Chère, la salua-t-il. J'ai besoin d'un service.
Elle haussa un sourcil interrogateur. C'était déjà une bonne chose qu'elle ne lui referme pas la porte au nez.
— Je dois m'absenter. Pour le boulot.
— Pour le boulot, répéta-t-elle, son sourcil toujours haussé.
Elle n'était pas dupe, et il le savait. Elle connaissait son boulot. Elle savait exactement ce qu'il faisait. Elle l'avait même accompagné, par le passé. Ils s'étaient bien amusés. Cela ressemblait à une autre vie, mais ça avait existé, et leurs souvenirs étaient les mêmes. Peut-être plus agréables pour lui que pour elle, car elle croisa les bras, lui adressant un regard dur.
— Je ne pense pas pouvoir t'aider dans ce domaine.
— Non ! s'exclama-t-il aussitôt. Ce n'est pas ça. C'est juste que...
Il se retourna, pensant trouver Laura derrière lui. Mais elle n'y était pas. Elle s'était laissée distraire, et était accroupie près de la cage d'escalier, observant ce qui semblait être une araignée.
— Je n'ai personne pour la garder, admit-il en se tournant à nouveau vers Malicia.
Celle-ci avait toujours son expression dure, mais il savait que c'était une carapace. Une manière de cacher sa vulnérabilité.
— Elle n'a pas une mère pour ce genre de chose ?
Agressive et droit au but. Rémy la reconnaissait bien là. Il soupira avant de jeter un nouveau coup d'œil en direction de l'enfant pour s'assurer qu'elle était hors de portée de leurs voix. Il ne pouvait peut-être pas tout expliquer à Malicia, mais il lui devait au moins une vérité partielle. Il passa une main dans ses cheveux, les frottant maladroitement, puis plongea ses yeux dans ceux de la jeune femme.
— Sa mère est morte, dit-il à voix basse. Je ne savais pas qu'elle existait. Je te jure Anna, je ne savais pas que Laura existait quand on était ensemble, ni jusqu'à très récemment. Mais sa mère est morte et maintenant...elle n'a plus que moi.
Malicia le sonda du regard, cherchant à déceler le mensonge. Elle était douée pour ça, capable de voir à travers ses belles paroles pour comprendre ce qu'il cachait derrière. C'était l'une des raisons pour lesquelles ça avait si bien fonctionné entre eux. Ils savaient comment franchir les barrières de l'autre. Ils l'avaient toujours su. Après un instant d'inquisition, son expression s'adoucit et devint compatissante.
— Il est vraiment important ce boulot ?
— J'ai besoin d'argent. Ce n'est pas donné d'emménager ici. Ni de nourrir un enfant.
Un sourire se dessina enfin sur les lèvres de la jeune femme, même si l'hésitation était toujours lisible dans ses yeux.
— C'est juste pour quelques heures, ajouta-t-il plus sérieusement. Je viendrai la récupérer ce soir.
— Je ne suis pas sûre de...
— Je n'ai personne d'autre, Anna.
C'était un coup bas. Il le savait. Elle le savait. C'était des mots qu'il lui avait déjà dit par le passé, dans des moments de fragilité, quand il n'allait pas bien, quand elle était son ancre, son centre de gravité, quand il perdait goût en tout sauf en elle.
— Juste pour quelques heures, accepta-t-elle finalement.
Chapter Text
Il était presque 3h du matin lorsque Rémy passa sa clé dans la serrure de l'immeuble, rentrant finalement de cette stupide mission interminable. Des complications s'étaient présentées à cause d'un défaut de transmission d'informations, et il avait dû improviser sur le tas. Le genre de situation qu'il détestait, et la paie finale n'était vraiment pas à la hauteur de l'énergie investie.
De mauvaise humeur et fatigué, il grogna contre l'ascenseur en panne et grimpa les escaliers jusqu'au quatrième étage. Après avoir donné quelques coups contre la porte, il se laissa aller contre l'embrassure en bois, épuisé.
Ses paupières papillonnèrent, et il se serait probablement endormi là si la porte ne s'était pas ouverte pour laisser apparaître Malicia, en pyjama et peignoir de satin.
— Salut Trésor, l'accueillit-elle avec un sourire taquin malgré la fatigue visible sur ses traits. Ça faisait longtemps que je ne t'avais pas retrouvé sur le seuil de ma porte à une heure aussi tardive.
La combinaison de sa voix et du peignoir provoquèrent un électrochoc dans la tête de Rémy, qui permit de le réveiller suffisamment pour répondre avec un sourire provocateur.
— Désolé chère, mais tu n'es pas la fille que je viens chercher ce soir.
Elle rit doucement, puis pencha la tête sur le côté en l'observant.
— Tu as l'air crevé.
— Stupide informateur défectueux. Ça a traîné pour rien.
— Tu as eu le temps de manger ?
Il haussa un sourcil surpris, et elle rougit légèrement.
— Je me souviens que tu négligeais souvent tes besoins primaires pendant tes boulots, se défendit-elle. Et j'ai des restes, donc bon...
Rémy mentirait s'il disait que son cœur n'avait pas sursauté légèrement de plaisir en entendant qu'elle se rappelait ses mauvaises habitudes. Il n'avait en effet pas pris le temps de manger, et avait même oublié qu'il ne l'avait pas fait. Cependant, aussi gentille et dénuée d'intentions cachées que soit cette invitation, il ne pouvait pas l'accepter. Il préférait être le moins redevable possible envers Malicia et continuer leur relation cordiale de voisins distants.
Tout aussi ratée soit-elle.
— Je peux manger des céréales dans mon appartement.
Elle fronça les sourcils.
— Des céréales ne sont pas un repas du soir approprié.
— Tant mieux, parce qu'il est 3h du matin. Ce sera un petit-déjeuner avancé.
— Rémy.
— Tu n'as pas besoin de te préoccuper de moi, Malicia. Je suis adulte. J'ai pris soin de moi tout seul comme un grand pendant 6 ans, et tu ne semblais pas très inquiète de savoir si je mangeais des céréales ou pas. Continuons comme ça, veux-tu ?
Les mots furent plus durs que ce qu’il avait voulu exprimer. Ils étaient aussi clairement induits par la fatigue. Mais ils étaient sortis, et c'était peut-être mieux ainsi.
Elle encaissa le coup, la peine visible pendant un instant dans ses yeux avant qu'ils ne prennent une expression plus repentante.
— Tu as raison, je suis désolée. C'est juste qu'il y a des choses dont j’aimerais te parler, et je préfère ne pas le faire sur le pas d'une porte.
Son ton était sérieux. Rémy se redressa, attentif.
— Tout s'est bien passé avec Laura ? demanda-t-il aussitôt. Où est-elle ?
— Elle dort dans le canapé. Tout va bien, vraiment, mais tu veux entrer deux minutes ?
Ce n'était plus vraiment une invitation, plutôt une requête, et Rémy n'avait pas l'opportunité de la décliner. Il acquiesça pour marquer son accord, et elle le laissa entrer.
L'appartement de Malicia avait été construit en miroir du sien, mais avait la même disposition et le même nombre de pièce. Tout était identique, y compris le grand placard inutile de l'entrée. C'était un peu déstabilisant de voir les mêmes pièces que celles où il vivait être inversées et décorées autrement. Il nota d'ailleurs la sobriété de la décoration, paisible mais presque vide. Il n'avait pas vraiment imaginé le lieu de vie de Malicia comme ça. Celui d'Anna ne l'avait pas été, en tout cas. Il se rappelait d'un studio désordonné et chaotique, où rien n'avait vraiment de place mais où elle parvenait toujours à savoir où était ce qu'elle cherchait. Un lieu chaleureux et vivant, à l'image de sa propriétaire.
Cet appartement manquait de quelque chose. Ils traversèrent le salon, plongé dans la semi-obscurité, et elle lui indiqua le canapé, où Laura était effectivement endormie dans une position assez étrange.
— Elle a lutté longtemps, chuchota Malicia. Elle attendait que tu reviennes. Elle s'est endormie aux alentours de minuit.
Rémy ne répondit rien, encaissant la culpabilité en silence alors qu'il la suivait jusqu'à la cuisine. Cette fois, la pièce était différente. La superficie était identique, mais là où la cuisine de Rémy avait un grand îlot qui servait de comptoir, celle de Malicia était moins moderne, et meublée d’une simple table ronde avec deux chaises. La jeune femme lui fit signe de s'asseoir, alors qu’elle-même restait debout, regardant autour d'elle avec une légère forme de désespoir.
— Il est trop tard pour du café, marmonna-t-elle à voix basse tout en passant une main dans ses cheveux. J'aurais dû acheter des sodas.
— Chère ? Tout va bien ?
— Du thé ! s'exclama soudain Malicia. J'ai du thé ! Tu prendras bien une tasse, oui ?
Rémy la regarda, un peu perplexe. Il n'aimait pas vraiment le thé, et aux dernières nouvelles, elle non plus. C'était le genre de chose qui pouvait changer en six ans, évidemment, mais cela lui semblait aussi décalé de la femme qu'il avait connu que cet appartement témoin.
— D'accord pour une tasse de thé, décida-t-il avec un haussement d'épaule.
Ce n'est pas comme si du thé était engageant à quoique ce soit. C'était juste du thé.
Malicia s'empara de la bouilloire posée dans un coin et alla la remplir à l'évier. Après l'avoir mise à chauffer, elle entreprit de regarder dans ses placards. Rémy la regarda faire sans l'interrompre, légèrement amusé par la frénésie avec laquelle elle fouillait à travers ses possessions. D'extérieur, l'appartement était peut-être étrangement rangé et neutre, mais l'intérieur des armoires semblait être aussi chaotique que dans son souvenir. C'était rassurant, d'une certaine manière.
Depuis qu'il avait vu Laura endormie et en sécurité, son inquiétude s'était tassée. Quoique Malicia ait à lui dire, elle estimait visiblement que cela pouvait attendre. Et malgré toutes les complications qui pouvaient exister dans leur relation, il lui faisait confiance pour ce genre de chose. S'il y avait urgence, elle ne s'embêterait pas à préparer du thé.
— Le voilà ! triompha-t-elle finalement en sortant une boîte en carton du fin fond d'une armoire. C'est à la menthe, ça te convient ?
Il acquiesça à nouveau, et elle posa la boîte sur la table de manière satisfaite avant d'aller récupérer deux tasses et la bouilloire qui avait terminé de chauffer. Un instant plus tard, elle posa une tasse fumante devant Rémy, et s'assit en en tenant une similaire à la main.
— Tu aurais pu me prévenir, dit-elle de but en blanc.
— ...te prévenir ? répéta-t-il stupidement.
Peut-être qu'il était trop fatigué. Peut-être qu'il aurait effectivement dû manger. Peut-être que ce moment où il se retrouvait face à elle, en tête à tête avec des tasses de thé entre eux, était tellement surréaliste que leurs paroles n'avaient plus besoin d'avoir du sens.
— A propos des griffes.
— Des griffes ?
Il pensa d'abord à un chat. Puis à un rosier, pour il ne savait quelle raison. Puis finalement, il croisa le regard de Malicia et ses neurones se connectèrent.
— Merde, expira-t-il. Elle les a sorties ? Mais...qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Malicia haussa les épaules, prit une gorgée de son thé, grimaça légèrement, puis redéposa sa tasse.
— Pas grand-chose, raconta-t-elle. Elle m'aidait à préparer le repas, et je lui ai demandé de découper le jambon en morceaux. J'avais préparé un petit couteau pas trop aiguisé juste pour elle mais...elle m'a sorti les deux lames les plus tranchantes de cette immeuble.
Rémy fronça les sourcils, confus. Laura n'utilisait pratiquement jamais ses griffes. Les rares fois où lui-même avait pu les voir était pendant ses crises nocturnes.
— Franchement, un petit avertissement aurait été sympa. Je comprends que tu veuilles que ça reste secret, mais tu sais que je n'aurais pas jugé !
— Il ne s'est vraiment rien passé ? Pas de déclencheur ? Pas de bruit soudain ?
— Quoi ?
— Elle n'avait pas peur ? Rien qui puisse justifier qu'elle se sente en danger ?
Malicia sembla prise au dépourvu par toutes ces questions, et se concentra pour se remémorer le moment.
— Elle n'a rien fait d'autre que couper le jambon.
— Putain, grogna Rémy.
— Il y a un problème ?
— Elle n'est pas supposée les sortir. Elle ne le fait jamais. Je ne comprends pas...si elle commence à...Merde.
— C'est juste une enfant, Rémy.
Celui-ci lui adressa un regard dur, agacé par cette déclaration. Que Laura soit une enfant ne justifiait absolument rien.
— Elle n'est pas supposée le faire, gronda-t-il avec colère. C'est dangereux.
— Je sais ça, rétorqua Malicia avec une pointe d'exaspération. Mais ça n'empêche pas que c'est une enfant. Elle va faire des erreurs. C'est à toi de lui expliquer.
— Tu ne sais absolument rien.
Cela fut suffisant pour la surprendre et la faire taire. Rémy serra les dents, réalisant qu'il venait de la blesser. Mais c’était la vérité. Elle ne savait rien. Elle ne faisait plus partie de sa vie, et en dehors de cette nuit, elle ne faisait pas partie de celle de Laura. Aux yeux de Malicia, cette histoire était celle d'une gamine mutante qui avait éveillé ses pouvoirs bien trop tôt. C'était bien plus compliqué que ça, et il ne pouvait pas le lui expliquer. Il était le seul à connaître l'ampleur de la situation, le seul à pouvoir aider Laura, le seul à devoir la protéger. Il était tout seul dans cette merde.
Comme il l'avait été pratiquement tout sa vie.
Malicia le fixa, ses yeux verts brillants d'intensité. Elle le regardait comme elle le regardait autrefois, capable de voir au plus profond de lui, de sonder son âme et d'entendre ce qu'il veillait si péniblement à dissimuler au reste du monde. Quoiqu'elle soit en train de voir au fond de lui, elle ne fit pas de commentaire, et se contenta de rediriger la conversation.
— Quand est-ce que ses pouvoirs se sont manifestés ? demanda-t-elle avec une curiosité sincère. Elle est tellement jeune.
La question fut une distraction suffisante pour tirer Rémy de ses pensées sombres, et il prit distraitement sa tasse de thé pour en prendre une gorge. Tiède. Avec un goût de menthe renfermé et trop infusé.
Il utilisa cette gorgée comme prétexte pour grimacer avant de répondre, la voix sérieuse.
— Elle avait cinq ans. C'est arrivé brusquement.
Ça avait été provoqué avec des injections et des manipulations génétiques. Il l'avait lu dans son dossier. Pour le bien de leur expérience, ils avaient eu besoin qu'elle éveille ses pouvoirs aussi rapidement que possible, et avait fait le nécessaire pour.
Cinq ans, bordel.
— Ça a dû être dur, murmura Malicia.
Rémy se contenter d'acquiescer plutôt que d'entrer en détail dans le mensonge. Moins il racontait, plus ce serait crédible. Malheureusement pour lui, la jeune femme était intelligente et perspicace. Elle l'avait toujours été, et il avait toujours adoré ça chez elle.
— C'est quand même étrange, songea-t-elle à voix haute. J'aurais pensé que nos pouvoirs avaient une sorte d'hérédité, tu sais ? Puisque c'est génétique.
Rémy haussa les épaules. Ce n'était pas comme s'il y avait des études précises sur le sujet. Les mutants étaient un sujet tabou, personne ne savait exactement comment fonctionnaient leurs pouvoirs. Malicia continua de l'observer, et il pouvait pratiquement lire sur son visage toutes les questions qu'elle retenait.
— Elle était en colère, tu sais, finit-elle par dire d'une voix douce.
Rémy haussa un sourcil interrogateur.
— Laura. Après ton départ. Ça se voyait qu'elle était contrariée que tu l'aies laissée. Elle m'a ignorée pendant deux bonnes heures, avant de capituler pour manger. Elle est très attachée à toi, et elle a dû se sentir abandonnée. Je ne sais pas si tu as l'habitude de la laisser ? Sans doute pas avec de parfait inconnu.
— Où est-ce que tu veux en venir ?
— Elle a 7 ans, c'est une petite fille qui était en colère contre son père. Peut-être qu'elle a utilisé son pouvoir par provocation.
Rémy fronça les sourcils à cette perspective. Laura n'avait jamais eu d'attitudes propres à un enfant, comme des colères ou des caprices inexpliqués. Mais elle avait son caractère, il le savait. Ce n'était donc pas un raisonnement totalement absurde.
— Je pense juste que tu devrais en parler avec elle. Lui réexpliquer. Eclaircir les règles.
— Je vais le faire.
— Bien.
Le regard de la jeune femme était toujours posé sur lui, et il pouvait sentir qu'il restait une infinité de choses qu'elle voulait dire sans oser les prononcer, parce qu'elle savait qu'elle n'en avait pas le droit, ou parce que malgré l'heure tardive et la fatigue, ils n'étaient pas encore prêts. Peut-être qu'ils ne le seraient jamais.
Sans doute qu'ils ne le seraient jamais.
Le silence revint, envahissant l'espace de la cuisine. Il n'y avait plus rien à dire, et pourtant aucun d'entre eux n'avait envie de mettre fin à cet instant, à cet échange qui leur permettait l'illusion que peut-être, ils pourraient effectivement être amis.
Même s'ils savaient tous les deux que c'était faux.
Rémy finit par rompre le silence, posant enfin une question qui le taraudait depuis trop longtemps.
— Depuis quand tu bois du thé ?
Les tasses étaient toujours là, posées entre eux, pratiquement intouchées.
— Je n'en bois pas. Je ne me rappelle même pas comment cette boîte est apparue dans mon placard.
— Et tu sers ça à tes invités ? s'étonna-t-il avec un sourire amusé.
— Je t'avais proposé à manger, au départ.
— Oh oui, des restes de jambons découpés.
Elle fronça les sourcils.
— Avec du fromage et des macaronis.
— Le grand luxe.
Elle affichait une expression contrariée, mais il voyait clairement l'amusement dans ses yeux.
— J'ai fait de mon mieux. Tu as débarqué à l'improviste, je te signale.
— Merci encore, pour ça, dit-il en redevenant plus sérieux. Je vais essayer de trouver une solution pour la prochaine fois.
— Ça m'a fait plaisir, vraiment. Je suis contente que tu oses demander de l'aide.
Il la fixa, ne sachant comment interpréter cette dernière déclaration. Pour une raison qu'il n'arrivait pas à déterminer, il se sentit vexé.
— Je suis sérieuse Rémy. Je suis disponible si tu as besoin. Sans condition.
— Ouais, répondit-il en se levant. Je dois y aller.
Sans s'attarder davantage, il alla récupérer Laura dans le canapé. Profondément endormie, elle réagit à peine quand il la souleva et se roula légèrement en boule contre lui.
— Bonne nuit Malicia, dit-il en prenant la direction de la porte.
— Bonne nuit Rémy.
* * *
Rémy se fit réveiller le lendemain matin par la désagréable sensation d'être observé.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il découvrit Laura juste à côté de son lit, en train de le fixer avec attention. Il grogna, et se frotta le visage.
— Bon sang petite, tu fais flipper parfois, grommela-t-il en se redressant.
Laura lui répondit en fronçant les sourcils avant de faire volte-face, et de filer hors de la chambre. Charmante manière de dire bonjour.
Rémy hésita à juste ignorer cette interaction étrange et à se rendormir, mais son estomac, qu'il n'avait finalement pas du tout nourri la veille, manifesta son mécontentement. Malgré son corps fatigué, il fit l'effort de sortir de ses draps et enfila le premier t-shirt qu'il parvint à attraper. Un détour par la douche aurait été bienvenu, mais cela attendrait après le petit-déjeuner.
Il retrouva Laura dans la cuisine, assise sur le comptoir devant un bol de céréales. Son arrivée provoqua le retour du froncement de sourcils sur le visage de l'enfant, ce qui était franchement étrange.
— Bonjour à toi aussi, lui lança-t-il avant de se diriger vers le frigo.
Il avait envie d'œufs et de bacon. Et de céréales. Et d'une salade de fruits. A vrai dire, il avait tellement faim qu'il regrettait même d'avoir décliné les restes de Malicia
Bon, pour commencer, ils n'avaient pas de bacon. Mais ils avaient des œufs. Rémy attrapa la boîte, ainsi que le paquet de fromage râpé. Une omelette, c'était un bon début. Il sortit la poêle et l'huile du placard, et lança la cuisson.
Une poignée de minutes plus tard, il posa son assiette sur le comptoir, juste en face de Laura qui l'ignora, le nez plongé dans ses céréales.
— Alors, demanda-t-il après quelques bouchées. Ça s'est bien passé hier ?
Laura prit une cuillère, et la mastiqua longuement sans même lui accorder un regard. Rémy fronça les sourcils, perplexe.
— Tout va bien petite ?
Elle prit une autre cuillerée, l'ignorant ouvertement. A vrai dire, cela ressemblait même à de la provocation. La conversation qu'il avait eu avec Malicia la veille lui revint en mémoire, et l'agacement monta en lui en réalisant qu'elle avait sans doute raison. Pour une raison quelconque, Laura était contrariée, et l'exprimait avec cette stupide attitude de pré-adolescente.
— Hey, lança-t-il sèchement. Je peux savoir c'est quoi ton problème aujourd'hui ?
Finalement, la petite fille redressa la tête, et lui jeta un regard noir. Lâchant sa cuillère qui retomba bruyamment dans son bol, elle bondit hors de son siège.
— Laura, reviens ici.
Il se fit royalement ignorer alors que Laura se précipitait vers sa chambre. Il s’attendait presque à ce qu’elle claque la porte, mais seul le silence fit écho à la fuite de l’enfant alors que Rémy terminait son assiette. Il savait qu’il allait devoir régler ce nouveau problème, quel qu’il soit exactement, mais dans l’immédiat, il n’en avait pas envie. Laura voulait bouder ? Qu’elle boude. Lui, il voulait manger. Et prendre une douche. Et seulement après, il envisagerait de jouer au parent.
* * *
Rémy eut le temps de manger à son aise, de se doucher et même de faire la vaisselle sans que Laura ne réapparaisse. Plus d’une heure s’était écoulée lorsqu’il entra dans la petite chambre. Vide. Au moins en apparence. Par chance, la pièce ne comptait pas beaucoup de possibilités de cachette. Juste une, en fait.
Rémy s'agenouilla près du lit et se baissa pour regarder en dessous. Immanquablement, Laura était là, roulée en boule, serrant sa couverture jaune dans ses bras, une expression boudeuse sur le visage alors qu'elle le fixait avec contrariété.
La ressemblance avec un petit animal terré dans sa tanière était frappante, et Rémy ne put retenir un sourire amusé.
— Sors de là petit ourson, il faut qu'on parle.
Le surnom ne servit qu'à la faire se renfrogner davantage. Elle fronça ses sourcils, puis se tortilla légèrement pour redresser la tête. Sans cesser de le fixer droit dans les yeux, bien à l'abri sous son lit, elle lui tira la langue.
Bon sang. Cette petite parvenait à être impertinente tout en restant parfaitement silencieuse. Une part de lui avait envie d'être fier, mais il ne pouvait pas parce qu’il était supposé endosser le rôle de l'adulte.
Ugh.
Il rompit le contact visuel et se redressa. Troquant pour une position assise, il appuya son dos sur le côté latéral du lit et étendit ses jambes devant lui pour être à l'aise. Il sortit le paquet de cartes qui se trouvait dans sa poche et se mit à les mélanger avec adresse.
— J'ai tout mon temps, petite.
Seul le silence lui répondit, et il entreprit de distribuer les cartes pour une partie de solitaire improvisée.
Cinq parties remportées plus tard, il était lassé d'attendre. Il rassembla ses cartes, et en fit glisser une entre ses doigts. L'idée de la charger avec une dose minime d'énergie pour l'envoyer sous le lit l'effleura, mais même lui avait conscience que ce n'était pas mature. Il se contenta donc de les ranger dans sa poche avant de s'étirer.
— Ok Laura, changement de méthode. Je compte jusqu'à trois, et à trois, tu es sortie de là, de gré ou de force. Compris ?
Il avait le sentiment que c'était un coup dans l'eau parce que vraiment, il n'y avait aucune raison que ce genre de stratagème fonctionne. Même si ça avait fonctionné sur lui, il y longtemps, lorsqu'il était jeune et stupide et que Tante Mattie à la guilde essayait de dompter ses élans de rébellion. Mais s'il capitulait et obéissait avant le trois fatidique, c'est parce qu'il avait trop peur de les décevoir, et de ne jamais être accepté parmi eux. Il n'y avait aucune raison que Laura ait peur de le décevoir. Il n'était même pas en colère.
A défaut d'une autre solution, il commença quand même à compter, laissant un temps de latence entre chaque chiffre. Il terminait de prononcer le trois lorsque Laura se hissa souplement hors de sa cachette, lui adressant un regard mécontent.
Epaté que cela ait fonctionné, Rémy lui adressa un clin d'œil.
— Je suis content que tu sois sortie parce que je n'ai pas la moindre idée de ce qui se passe après trois.
Laura se mit debout devant lui, les bras croisés et l'expression hostile, pas du tout impressionnée par sa tentative d'humour. Il soupira.
— D'accord petite, tu es fâchée, j'ai compris. Je peux savoir pourquoi ?
Elle émit un souffle exaspéré et se détourna pour bouder sans le regarder. Il haussa un sourcil, incertain de comment interpréter cette réponse. Faute de mieux, il se reposa sur ce que Malicia lui avait dit la veille.
— Tu n'as pas aimé que je te laisse hier.
A nouveau, Laura expira avec force. Rémy pinça les lèvres, faisant de son mieux pour déchiffrer ce qu’elle essayait de lui communiquer alors qu’elle refusait toujours de le regarder. Il se força à réfléchir à ses actions de la veille. Il ne s'était pas passé beaucoup de temps entre le moment où il avait accepté la mission, et celui où il avait toqué à la porte de Malicia. Tout s'était enchaîné très rapidement. Il se rappelait s'être résigné à demander l'aide de la jeune femme, puis avoir dit à Laura d'emballer quelques affaires. Il ne lui avait rien expliqué. Il avait juste agi, comme il faisait toujours, sans prendre en considération le fait qu'une autre personne était concernée par ses décisions. Laura avait obéi sans poser de questions, mais ce n'était pas parce qu'elle ne les posait pas qu'elle n'en avait pas.
De son point de vue à elle, il l'avait juste déposée chez la voisine, une parfaite inconnue, et était parti. Sans aucune explication.
Pas étonnant qu'elle soit fâchée.
— Merde petite, j'ai vraiment été négligent avec toi, hein ?
Laura se tourna enfin pour lui faire face, en apparence toujours contrariée. Mais maintenant qu'il les avaient identifiés, il pouvait voir la peine dissimulée dans la colère. La peur, aussi. Il lui avait fait du mal.
— Malicia est une amie, expliqua-t-il. Je la connais depuis longtemps. Je lui fais confiance, et je savais que tu serais en sécurité avec elle. Je devais partir parce qu'on a besoin d'argent, et qu'une offre s'est présentée. J'aurais dû te dire tout ça hier, mais je n'ai pas réfléchi. Je suis désolé Laura. Je suis vraiment un idiot.
Et juste comme ça, la colère se dissipa. Laura se mordilla les lèvres, puis se précipita pour se serrer contre lui. Son étreinte n'était pas une demande de réconfort, mais bien une manière de le revendiquer. Elle ne voulait plus qu'il parte. Jamais.
Rémy rit maladroitement et lui ébouriffa les cheveux avec tendresse. Il réalisait qu'il lui restait pas mal de trucs à lui expliquer, comme le concept d’argent, et aussi la question des mutants et de leurs pouvoirs à garder secrets, mais ça pouvait attendre encore un peu.
Chapter 8
Notes:
Ce chapitre a été particulièrement dur à écrire ! J'espère qu'il vous plaira !
Je voulais en profiter pour vous remercier de tous vos gentils commentaires, sachez qu'ils sont appréciés et qu'ils me motivent énormément ! Ils m'inspirent même très souvent et me donnent constamment des nouvelles idées. Vous êtes des super lecteurs <3Bonne lecture !
Chapter Text
Debout au milieu des livres traitant des bébés, Rémy passa une main dans ses cheveux, déconfit. Il n'était pas sûr de ce qu'il cherchait. Au départ, il était venu ici avec Laura pour lui acheter des livres à elle. Et c'est ce qu'ils avaient fait, sélectionnant ensemble trois romans illustrés. Elle en avait pris un qui racontait une histoire sur des chats. Lui avait décidé de lui acheter une version adaptée du Petit Prince, qui était l'un de ses romans favoris. Et finalement ils avaient trouvé un livre de cuisine très sympathique. C'était un bon début, et une bonne initiation pour la fillette aux mots et à la lecture. Dans sa lancée, Rémy avait entrepris d'aller explorer la section qui parlait du développement des enfants. Encore une fois, il n'était pas sûr de ce qu'il cherchait. Mais il le cherchait quand même.
Sauf qu'après plusieurs minutes à parcourir le rayonnage, il devait bien se résoudre à l'évidence : il y avait des dizaines de livres sur le développement du langage, mais uniquement chez les bébés. Rien qui puisse aider Laura.
Il songea à demander conseil à une vendeuse, mais il n'était pas certain que ce soit une bonne idée. Ce n'était pas un sujet sur lequel il aimait attirer l'attention. Il renonça donc et partit à la recherche de Laura, qu'il avait laissée vagabonder dans les allées du magasin. Il la retrouva à proximité des caisses, face à un rayon rempli de petites babioles en tout genre. Elle semblait focalisée sur un présentoir en particulier, au milieu duquel elle avait glissé sa main avec précaution. Rémy s'approcha et découvrit une vingtaine de petits animaux en plastique disposés bien en évidence. Loin des classiques chiens et chats, c'était des animaux sauvages qui étaient représentés, et Laura avait jeté son dévolu sur une tortue dont elle tapotait la carapace avec fascination.
Contrairement à la mode des trucs aux yeux disproportionnés et beaucoup trop pailletés, ceux-ci avaient des proportions réalistes, et rendaient plutôt bien. Rémy jeta un coup d'œil au prix et se retint de grogner. C'était le genre de collection stupide où chaque boîte contenait une figurine aléatoire, sans garantie d'obtenir celle qu'on souhaitait. En plus d'être trop cher pour ce que c'était, essayer d'avoir la collection complète finissait par coûter un rein. La parfaite arnaque.
Et il n'y avait vraiment rien de plus satisfaisant pour un voleur que de déplumer un arnaqueur. Un sourire goguenard aux lèvres, Rémy posa sa main sur l'épaule de Laura, qui avait délaissé la tortue pour caresser un léopard, et s'agenouilla pour être à sa hauteur.
— Tu les aimes vraiment petite ?
Elle tourna les yeux vers lui et acquiesça.
— Alors écoute bien.
Il jeta un coup d'œil autour d'eux, puis s'approcha de son oreille, et lui murmura quelques indications. Il fit en sorte d'être aussi clair et direct que possible, résumant la mission en quelques étapes.
— Tu as compris ?
A nouveau, Laura acquiesça. Son expression avait changé, devenant plus déterminée et concentrée. Elle prit les livres que Rémy lui tendit et les parcourut silencieusement alors qu'il s'éloignait. Il s'approcha d'un rayon de cartes postales, prétendant s'y intéresser, mais continua à la surveiller du coin de l'œil. Elle fit semblant de s'intéresser aux livres encore un instant, puis reporta son attention sur les animaux. Ses petits doigts revinrent sur le léopard, puis passèrent sur un ours, et ensuite sur la tortue, puis à nouveau sur le léopard. Elle hésitait. Rémy lui intima mentalement de se décider. Alors que les secondes s'étiraient un tout petit peu trop, elle prit finalement sa décision et avec une précision et une rapidité bluffante, sa paume se referma sur la tortue. Rémy, qui savait exactement ce qu'elle faisait, ne vit presque rien. Juste comme ça, la tortue avait disparu du présentoir, et Laura tenait solidement les livres contre sa poitrine. Elle s'éloigna des animaux, et se dirigea innocemment vers les caisses. Elle prétendit suivre un autre adulte, puis dévia à la dernière seconde pour aller vers la sortie, seule.
A l'instant où elle passa le portique de sécurité, l'alarme retentit, et elle s'immobilisa. Rémy se matérialisa à côté d'elle avant qu'une caissière ne puisse réagir.
— Laura ! s’exclama-t-il en lui reprenant les livres des mains. Tu sais très bien qu'on doit payer avant de sortir !
Elle baissa honteusement la tête et ramena ses mains contre sa poitrine, y dissimulant son précieux butin. Rémy la poussa près de la porte et lui ordonna de l'attendre là, avant de faire volte-face pour retourner aux caisses. Les deux caissières le regardaient avec de grands yeux paniqués, et il leur adressa son plus beau sourire pour s'excuser. Quelques minutes plus tard, un sac avec les livres payés à la main, il récupéra Laura pour sortir du magasin.
— Tu t'es bien débrouillée, petite ! la félicita-t-il. Un premier crime tout en finesse.
Laura sautilla à côté de lui, un grand sourire sur le visage alors qu'elle contemplait la petite tortue entre ses doigts. Rémy posa à nouveau sa main sur son épaule, lui indiquant de s'arrêter alors qu'il s'agenouillait.
— Je suis sérieux petite, c'était vraiment bien. Je pense que tu mérites une récompense.
Il glissa sa main dans la poche de sa veste, et la ressortit aussitôt, la paume vers le haut, le petit léopard posé dessus. Il souriait, fier de lui, alors que les émotions défilaient sur le visage de Laura.
Elle commença par ouvrir la bouche de stupéfaction, puis elle lui adressa un regard interrogateur, qui se transforma en admiration et finalement en une sorte d'adoration émerveillée alors qu'elle saisissait le petit félin, cognant doucement son museau contre le nez de la tortue. Elle rit doucement, puis embrassa chaque petit animal avec tendresse avant d'à nouveau les enfermer dans le creux de ses mains. Elle les ramena contre sa poitrine pour les protéger, comme s'il s'agissait des objets les plus précieux du monde.
* * *
Ils rentrèrent à pieds. La librairie se trouvait à une quarantaine de minutes de marche de chez eux, et Laura garda ses deux nouveaux petits amis serrés contre sa poitrine tout le long du trajet, jetant des coups d'œil réguliers entre ses doigts pour s'assurer qu'elle n'en avait perdu aucun.
Lorsque leur immeuble fut en vue, Rémy s’arrêta brusquement, et Laura l’imita. Elle lui adressa un regard interrogateur, mais il ne faisait pas attention à elle, le regard rivé sur l’entrée du bâtiment.
Malicia était là. Elle en sortait justement. Accompagnée. D’un homme.
Un type d'une quarantaine d'années, bedonnant et dégarni, qui ne semblait même pas capable de marcher sans trébucher.
Rémy fronça les sourcils mais ne les lâcha pas des yeux, observant l'interaction alors que Malicia raccompagnait l'inconnu jusqu'à sa voiture, flirtant ouvertement. Même d'ici, il le voyait. Il reconnaissait sa manière de sourire, ses battements de paupières, toute son attitude corporelle de séduction.
C'était bizarre.
Super bizarre, parce que ce type était ... Il n'était pas son genre. Il était à des années-lumières de son genre. Ça n'avait pas le moindre sens.
Il continua de la fixer alors qu'elle faisait signe au gars pendant qu’il démarrait son moteur. Il la regarda passer une main dans ses cheveux, expirer et changer complètement de gestuelle alors que le véhicule s'éloignait, devenant plus naturelle. Elle retourna dans l'immeuble sans les apercevoir lui et Laura, et il serra les dents, incertain de comment interpréter ce à quoi il venait d'assister.
Juste putain de bizarre.
* * *
Il y avait peu de choses que Rémy n'avait pas anticipées en s'installant dans cet immeuble. L'une d'elle était la fréquence à laquelle des gens sonnaient à sa porte, alors qu'il n'était supposé connaître personne ici. En y songeant, cela allait de pair avec l'élément imprévu majeur, qui n'était nul autre que le fait qu'il y connaissait effectivement quelqu'un.
Il ne fut donc pas trop surpris d'ouvrir la porte et de se retrouver face à Malicia, à presque 23h, alors qu'il venait d'interrompre le film qu'il regardait avec Laura.
— Chère ? la salua-t-il, un sourcil haussé de perplexité.
— Il faut qu'on parle.
Sur cette simple déclaration, elle avança pour entrer dans l'appartement. Pris au dépourvu, il se décala pour la laisser passer. La démarché assurée, elle traversa l’entrée en direction du salon, comme si elle était venue mille fois auparavant.
— Je suis désolée de faire irruption et je sais qu'il est tard et que tu ne me dois rien mais....
Elle se stoppa en apercevant Laura, qui était perchée sur le dossier du canapé, sa couverture jaune drapée sur ses épaules.
— Hey Laura.
La fillette répondit en agitant la main, et Malicia se tourna pour adresser un regard étrange à Rémy.
— Elle ne devrait pas être au lit ?
Il haussa les épaules, parce que le respect des horaires était la dernière de ses priorités, mais Malicia continua de le fixer avec insistance. Finalement, le déclic se fit. Elle voulait parler. Seuls.
— Hey petite, lança-t-il en se tournant vers l’enfant. C'est l'heure d'aller dormir ok ? On terminera le film demain.
Laura acquiesça et descendit sagement du canapé. Sa couverture toujours revêtue comme une cape jaune traînant derrière elle, elle s'approcha de Rémy et se colla contre lui dans une sorte de câlin maladroit. Il lui tapota affectueusement la tête comme à un petit chien et elle rit avec satisfaction. Puis elle agita à nouveau la main en direction de Malicia, qui lui répondit en faisant de même.
— Bonne nuit Laura.
Une fois qu’elle fut partie et que la porte de sa chambre fut fermée, les deux adultes se regardèrent. L'élan de détermination de la jeune femme était retombé, court-circuité par la présence de l’enfant, et elle semblait à présent mal à l'aise, incertaine de pourquoi elle était là.
Rémy, lui, réalisa qu'il se devait d'être un bon hôte, même si elle s'était invitée toute seule.
— Tu veux quelque chose à boire ? Malheureusement je n'ai pas de thé à te proposer.
Elle rit doucement, et l'atmosphère s'allégea. Un peu.
— J'ai des bières. Tu en veux une ?
Il n'avait aucune idée de quoi elle voulait parler. Il ne savait donc pas si c'était une conversation dans laquelle l'alcool était bienvenu, ou à éviter. Elle sembla considérer la question, puis acquiesça.
— Une bière ce sera très bien.
Il se tourna pour ouvrir le frigo. Il pouvait sentir son regard dans son dos, qui l'observait avec curiosité. Il attrapa deux des bouteilles posées sur l'étagère du haut puis se tourna à nouveau vers elle. Elle avait pris la liberté de s'asseoir sur une des chaises hautes près du comptoir et la faisait tourner légèrement de gauche à droite. Elle était nerveuse. Lui aussi.
Il décapsula les bières, puis en posa une devant elle avant de prendre une gorgée de l'autre. Il s'accouda contre le comptoir, faussement à l'aise.
— Tu voulais parler ?
Elle s'agita sur son siège, entortillant une mèche de ses cheveux autour de ses doigts. Rémy ne put pas s'empêcher de noter à quel point elle était adorable, toute nerveuse et hésitante comme ça. Ses yeux hésitèrent un instant, ne sachant où se poser, avant d’être pris par un élan de conviction et de se fixer dans ceux de Rémy.
— J'ai besoin de savoir pour la mère de Laura.
Bien sûr que c’était de ça qu’elle voulait parler.
Mais c’était aussi la seule chose dont lui ne voulait pas parler. Il inspira, cherchant une réponse appropriée et rationnelle qui ne soit ni un mensonge, ni la vérité. En vain. Ce fut l’émotionnel qui prit le dessus.
— Je ne t'ai jamais trompée, affirma-t-il avec ardeur, parce que c'était une vérité qu'il devait rétablir.
Malheureusement, elle ne fut pas bien accueillie, et Malicia leva les yeux au ciel avant de relâcher un souffle excédé.
— Ne te fous pas de moi Rémy, dit-elle durement. J'ai calculé. J'ai vraiment essayé de croire en toi et j'ai refait les calculs dans tous les sens. Même sans connaître sa date de naissance exacte, si elle a 7 ans, il n'y a aucun moyen que...
— Je ne t'ai pas trompée, répéta-t-il. Je n'aurais jamais fait ça.
Elle secoua la tête, puis lui adressa un regard défiant.
— D'accord. Admettons que tu dises la vérité. Comment ?
Il recula, désarçonné par cette chance qu'elle lui offrait. Sa bouche s'ouvrit stupidement alors qu'absolument aucune explication plausible ne lui venait en tête. Il ne voulait pas lui mentir.
— Je..., parvint-il seulement à dire avant de la refermer comme un idiot.
L'expression de Malicia s'assombrit.
— C'est ce qu'il me semblait, grommela-t-elle.
Elle enfouit son visage entre ses mains pour le frotter avec frustration. Un petit grognement lui échappa, puis elle émergea à nouveau, ayant retrouvé sa détermination initiale.
— Écoute Rémy, je ne suis pas venue pour t'accuser. Ce qui est fait est fait. Mais tu dois comprendre que ça m'a fait un choc et même si je suis prête à accepter, j'ai besoin de savoir. Tout ce que je demande c'est la vérité.
Rémy serra les dents. Sa demande était légitime, et une part de lui était flattée de ses efforts pour comprendre et pardonner. Il aurait voulu lui donner ce qu'elle demandait, vraiment. De tout son cœur, il voulait l'apaiser et lui confirmer qu'elle était la seule, l'unique qu'il ait jamais aimé.
Mais il ne pouvait pas. Parce qu'il n'était pas question d’eux, mais bien de Laura. Et que Laura devait être protégée. Il s'y était engagé.
Moins il y avait des personnes au courant des origines de Laura, mieux c’était. Sans parler du fait qu'être mise dans la confidence pouvait mettre Malicia en danger également.
— Je ne peux pas.
Malicia pinça les lèvres, puis marqua sa capitulation d'un bref mouvement de la tête. Elle prit quelques gorgées de sa bière, puis reposa la bouteille sur le comptoir et se leva. Elle fit mine de s'en aller, mais s'arrêta d'elle-même, et resta immobile, lui tournant le dos. De longues secondes s'écoulèrent sans qu'aucun d'eux ne prenne la parole. Puis la voix de la jeune femme s'éleva à nouveau, avec une sorte de précaution teintée de regrets.
— Tu te souviens quand on est parti voir l'océan ?
Rémy se souvenait. C'était quelques mois après le début de leur relation. Ils avaient décidé sur un coup de tête de partir voir l'océan, et avaient tout organisé en quelques minutes, avec un budget limité. Après un trajet dans un bus puant et moite, ils avaient atterris dans un hôtel à l'hygiène plus que douteuse. Une odeur rancie flottait dans l'air, des traces suspectes recouvraient le papier peint, les draps et même le plafond. Plusieurs cadavres d'insectes se trouvaient dans les coins poussiéreux et la chasse n'avait même pas été tirée à leur arrivée.
— Évidemment, répondit Rémy d'un ton doux et nostalgique.
Le manque de propreté de l'hôtel était peut-être traumatisant, mais c'était ce qui en avait découlé qui était le plus important. Refusant de dormir dans cet endroit, Rémy avait repris leurs sacs et emmené Anna jusqu'à la plage. Ils étaient là pour voir l'océan, après tout. Ils avaient marché des heures, naviguant entre l'eau salée et le sable tiède. Ils avaient acheté des hot-dogs à un marchand ambulant, et des glaces à un autre. Ils avaient parlé , joué, contemplé, rigolé. Il avaient dérivé si longtemps qu'ils en avaient perdu leur chemin et n'auraient pas été capables de retrouver leur hôtel moisi, même s'ils l'avaient voulu. Ils avaient fini par passer la nuit allongés dans le sable, contemplant les étoiles et leurs reflets sur les vagues. Ils n'avaient pas vraiment dormi, mais beaucoup rêvé.
C'était une nuit impossible à oublier.
— C'est ça qui me manque le plus, prononça Malicia à voix basse.
Sortant de ses souvenirs, Rémy réalisa qu'elle s'était tournée vers lui. Plus encore, elle s'était approchée. Son attitude entière était différente. La nervosité et la frustration s'étaient effacées au profil de la séduction alors qu'elle lui adressait un sourire complice, similaire à ceux qu'ils avaient échangé sur cette plage, des années plus tôt.
Incertain de ce qui était en train de se passer, il rit maladroitement.
— Le sable dans nos vêtements pendant des jours ne me manque pas vraiment, plaisanta-t-il.
Elle roula légèrement des yeux, terminant de faire le tour du comptoir pour le rejoindre.
— Je parle de l'impulsivité. De la sensation que tout était possible. De la manière dont tout devenait insignifiant quand on était tous les deux, parce qu'on se complétait et qu'on avait besoin de rien d'autre. De personne d'autre.
Rémy déglutit, parce qu'elle était si proche. A l'intérieur de lui, une tornade d'émotions se souleva, rugissante de colère, de désespoir, de nostalgie et plus que tout, d'envie. Ce fut l'envie qui domina tout le reste lorsque Malicia posa ses mains sur son torse, approchant doucement son visage du sien. La cuisine s'effaça, la raison aussi. Il n'y avait plus qu'elle au monde.
— Il y a beaucoup de choses qui me manquent, parvint-il à articuler malgré le flou dans son esprit.
Les doigts de Malicia se contractèrent contre son t-shirt et il plongea son regard dans le sien, incapable de formuler avec autant de précision qu'elle toutes ces choses. Les mots qui brûlaient sa gorge y étaient bloqués, trop confus, trop émotionnels, trop intenses pour pouvoir être prononcés. Elle le regarda un instant, prenant la mesure de la passion toujours présente dans le rouge de ses yeux, et se mordilla les lèvres, soudain hésitante. Il l'agrippa solidement et la tira vers lui, l'invitant à franchir les derniers centimètres qui les séparaient. Cela sembla la surprendre, mais elle obtempéra. Après des années loin l'un de l'autre, leurs souffles se mélangèrent à nouveau alors que petit à petit, leurs bouches se rapprochaient...
…jusqu'à ce que Malicia recule subitement.
Rémy cligna des yeux, déstabilisé par le revirement soudain. Les yeux verts lui avaient échappé, le souffle chaud s'était éteint, toute perspective de retrouver les lèvres et la douceur de leur relation passée s’était dissipée alors que Malicia lui tournait à nouveau le dos, la tête baissée.
— Je suis désolée, dit-elle à voix basse. Je n'aurais pas dû....tu ne mérites pas ça.
Il posa les doigts sur ses propres lèvres, comme pour attraper la saveur imaginaire de leur baiser manqué. Dans sa poitrine, les battements de son cœur avaient ralenti, remplaçant l'excitation enflammée par une douleur sourde alors que les flammes creusaient le creux qui s'y trouvait plutôt que de le combler.
— Je n'en suis pas si sûr, murmura-t-il pour lui-même.
Les poings de la jeune femme se serrèrent et elle vit volte-face pour le regarder à nouveau, aussi brusque que lors de son revirement précédent. Ses yeux si séduisants n'étaient plus qu'un brasier de fureur.
— Tu ne comprends pas ! rugit-elle avec véhémence. Je n'essayais pas de t'embrasser, Rémy !
L'éclat de colère dans son regard se dissipa en prononçant son prénom. Ses épaules s'affaissèrent et ses poings se relâchèrent. Elle prit une inspiration un peu trop précipitée, comme un hoquet incontrôlable, puis expira longuement avant de le regarder.
— J'essayais de te piéger, avoua-t-elle. Je voulais...savoir la vérité.
Le regard de Rémy se durcit en réalisant ce qu'elle sous-entendait. Elle voulait la vérité, qu'il soit d'accord pour la lui partager ou pas. Elle avait essayé de la lui soutirer en utilisant ses pouvoirs et en absorbant sa mémoire.
— Je suis désolée, répéta-t-elle.
Ses paroles précédentes prenaient un autre sens, à présent. Et en effet, il ne méritait pas ça. Elle n'aurait même jamais dû envisager de lui faire ça.
La Anna qu'il connaissait n'aurait pas envisagé de le faire avec qui que ce soit.
Ce fut à cet instant qu'il réalisa à quel point elle avait changé. Elle semblait être la même qu'autrefois, mais c'était une illusion. En faisant vraiment attention, les différences étaient là. Elle était plus assurée. Plus mature. Plus dure. Son impulsivité était toujours là, mais couplé à une autorité qu'elle n'avait pas autrefois.
Son Anna était jeune, naïve, un peu timide. Elle avait un tempérament explosif qui faisait surface occasionnellement, mais elle ne le contrôlait pas. L'embarras et les regrets montaient en elle après ses coups d'émotions, et jamais au grand jamais elle n'aurait songé à emprunter les souvenirs de quelqu'un pour obtenir des réponses forcées. Rien que l'idée d'utiliser son pouvoir la tétanisait de honte.
Quoiqu'il se soit passé au cours des six dernières années avait visiblement changé son avis sur la question.
— En effet, constata froidement Rémy. Je ne mérite pas ça.
Les joues de la jeune femme s’embrasèrent d'un seul coup, mais il ne sut pas dire si c'était la honte qu'il le formule lui-même, ou la colère face à la reproche.
— Tu n'as pas le droit d'être en colère après moi, se défendit-elle avec une forme d'effronterie qui fit serrer les dents à Rémy.
— J'ai parfaitement le droit d'être en colère après toi, s'insurgea-t-il d'un ton lapidaire. Et je ne manque pas de raisons de l'être.
Ce fut comme un coup d'extincteur. Elle était similaire à un brassier instable. Une petite étincelle suffisait à l'enflammer, mais c'était tout aussi simple de l'éteindre. Elle lui adressa un regard peiné puis baissa la tête.
Lui resta silencieux. Il en avait déjà trop dit. Plus qu'il n'aurait voulu. Il ne voulait pas la blesser, mais il ne pouvait pas non plus la laisser prétendre que tout allait bien. C'était elle qui était partie. C'était elle qui n'avait jamais donné de nouvelles. C'était à cause d'elle s'ils en étaient à ce stade aujourd'hui.
— Tu as raison, murmura-t-elle, faisant écho à ses pensées. Tu ne me dois pas d'explication. C'est un privilège que j'ai perdu il y a longtemps.
Elle leva à nouveau les yeux vers lui, et la douleur qu'il aperçut dans son regard fut comme un coup de poignard dans son cœur.
— Je n'aurais pas dû venir. Pardon de t'avoir dérangé.
Alors qu'elle quittait son appartement, il resta paralysé dans la cuisine, hébété par tout ce qui venait de se produire.
* * *
Une heure plus tard, il était toujours dans la cuisine. En mode auto-pilote, il avait débarrassé les bouteilles entamées et fait un peu de ménage. Cela avait été une distraction suffisante pour ses mains, mais pas pour son esprit. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser à elle. À la manière dont il était retombé sous son charme en une seconde. À son aveu vis à vis de ses pouvoirs. À leur colère mutuelle. Au manque de réponses.
« Il faut qu'on parle » avait-elle dit.
Mais parler était-il suffisant pour rattraper six années perdues ?
Elle lui manquait. Elle lui avait manqué pendant si longtemps qu'il s'était habitué à cette sensation, mais cette fois, c'était différent. Ce n'était pas un vide résigné, mais un besoin impérieux. Il fallait qu'il la voit. Il fallait qu'il répare ce qui pouvait l'être.
En venant frapper à sa porte ce soir, elle avait fait un pas dans sa direction.
C'était à lui de faire le suivant.
C'est ainsi qu'il se retrouva à l'étage du dessus, toquant doucement à sa porte à plus de minuit. Il pourrait sonner, mais il ne voulait pas prendre le risque de la réveiller. Si elle dormait, c'est qu'elle n'avait pas besoin de parler.
Il toqua une deuxième fois, le cœur tordu d'appréhension à l'idée que ce soit le cas.
A la troisième tentative – la dernière, s'était-il promis – la porte s'ouvrit et Malicia apparut. Ses yeux étaient rouges, et ses joues fraîchement lavées. Elle avait pleuré.
Elle avait pleuré, et il dût réprimer l'envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter alors qu'elle le fixait sans un mot, la fatigue étalée sur son visage.
Rémy rassembla sa détermination avant de prendre la parole.
— Je ne t'ai pas trompée. Jamais. Je sais que...je sais que ça paraît fou et impossible mais j'ai besoin que tu crois à l'impossible.
Il se pencha vers elle, répliquant sans le réaliser leur échange de la soirée, mais avec leurs rôles inversés. Il plongea ses yeux dans le vert des siens et inspira son odeur, laissant ses sentiments remonter à la surface.
— Je t'aime Anna. Je t'aime comme jamais je n'ai aimé et comme jamais je n'aimerai une autre. C'est la seule vérité que je peux garantir.
Pendant un instant, le temps s'arrêta. Les yeux de Malicia se plissèrent avec tendresse, et elle relâcha une expiration salvatrice. Sans rien dire, elle posa ses doigts gantés sur la joue de Rémy, puis s'autorisa à franchir les derniers centimètres qui séparaient leurs visages. Elle s'arrêta juste avant qu'ils ne se touchent, là où la proximité de leurs nez donnait l'illusion d'un frôlement, laissant leurs souffles se mélanger comme ils le faisaient autrefois.
— D'accord, prononça-t-elle simplement.
— D'accord ?
— Je te crois.
Chapter Text
Lorsque Rémy émergea du sommeil le lendemain matin, il avait la sensation désagréable d'une gueule de bois. Pourtant il savait que ce n'était pas le cas. Il avait bu à peine deux bières. Peut-être trois. Pas assez pour l'impacter aussi fort en tout cas.
Non, la déchéance de la nuit précédente n'avait pas été alcoolique, mais bien émotionnelle.
Il grogna, refusant d'ouvrir les yeux et d'affronter la réalité aussi rapidement.
Il ne s'était rien passé la veille. Même s'il s'était passé tout un tas de trucs, il ne s'était, au final, rien passé. Le moment de complicité entre lui et Malicia s'était rapidement évaporé, et elle l'avait renvoyé chez lui poliment. Bien sûr elle l'avait remercié, et avait accepté de croire en ses paroles sans en demander plus, mais il lui restait un goût amer de trop peu.
Parce que justement, il s'était passé beaucoup trop de choses. Ils avaient failli s'embrasser, deux fois. Et sans le pouvoir de Malicia, ils se seraient embrassés. Peut-être même plus. Sans doute même plus. Elle le savait autant que lui. Il ne s'était rien passé mais il s'était trop passé pour que ça ne soit rien, et c'était le genre de situation capable de le rendre fou. Alors il avait décidé de rester au lit, pour toujours.
Il fut malheureusement contraint de remettre ce plan en question alors que ses sens éliminaient petit à petit la lourdeur du sommeil et lui envoyaient un signal limpide : il n'était pas seul dans son lit. Pire encore, il pouvait sentir quelque chose bouger contre sa peau.
Résigné, il se força à ouvrir les yeux et fut accueilli par la vision de Laura, agenouillée à côté de lui, qui s'amusait à faire gambader son petit léopard par-dessus son bras. Elle lui sourit immédiatement, comme si elle savait déjà qu'il était réveillé, et déplaça le félin jusqu'au nez de Rémy, qu'elle cogna doucement en émettant un petit rugissement.
— Bonjour à toi aussi petite, répondit-il avec un sourire.
Il se frotta le visage avant de se redresser, prenant note de la situation. Laura portait son pantalon de pyjama mais elle avait enfilé une robe par-dessus, alors qu'elle rechignait habituellement à essayer les quelques robes que Rémy avait acheté. Autour d'elle étaient disséminés sa fidèle couverture jaune, deux livres, un magazine, un jeu de carte et des crayons. Le jeune homme nota avec mécontentement la présence d'un paquet de biscuits et d'une boîte de céréales éventrés, ainsi des nombreuses miettes qui parsemaient à présent ses draps.
— Je vois que tu t’es fait plaisir.
Laura posa sa main sur son ventre et ouvrit la bouche. C’était sa manière de dire qu’elle avait encore faim. Elle ressemblait à un oisillon quand elle faisait ça, et Rémy pouvait difficilement se mettre en colère contre un oisillon qui avait laissé des miettes dans son lit.
— Désolé petite, je suis pas vraiment d’humeur à me lever.
Laura pencha la tête sur le côté pour l’observer quelques secondes, puis acquiesça. Elle se glissa sous les draps jusqu’à s’allonger tout contre lui et Rémy ferma les yeux, reconnaissant de sa compréhension.
— Je crois qu’aujourd’hui on va supprimer la journée, murmura-t-il avec amertume.
Laura se blottit un peu plus étroitement, et il se demanda à quel point elle comprenait. Suffisamment, en tout cas. Maintenant qu’il l’avait dit à voix haute, l’idée lui plaisait beaucoup. Passer la journée au lit, prétendre que le reste du monde n’existait pas. Ignorer la journée et les obligations, comme Laura choisissait d’ignorer le sommeil les nuits où elle n’arrivait pas à gagner contre ses rêves. Aujourd’hui, c’était Rémy qui n’arrivait pas à gagner, et qui voulait se morfondre dans ses sentiments négatifs.
Malheureusement pour lui, ses plans furent à nouveau court-circuités par la sonnette de la porte d'entrée.
— Sérieusement, encore ? grommela-t-il avec exaspération.
A côté de lui, Laura releva subitement la tête et renifla l'air ambiant. En un mouvement agile, elle se précipita hors du lit comme un chien qui venait de repérer la trace d'un lapin. Rémy fronça les sourcils et envisagea un instant de la laisser se débrouiller avec quiconque se trouvait de l'autre côté de la porte, puis dut se résigner à nouveau au fait qu'il était supposé la protéger. Et aussi que la porte était fermée à clé.
La sonnette retentit à nouveau. Avec mauvaise humeur, il s'extirpa de son lit et attrapa un t-shirt et un jean au hasard dans sa commode. Entre-temps Laura était revenue dans la pièce et sautillait autour de lui, renforçant la similitude avec un chiot surexcité. Il n'avait aucune idée de ce qui lui prenait soudainement mais c'était beaucoup trop d'énergie pour une heure si matinale.
Même s'il était probablement déjà plus de midi.
Rémy parvint à se traîner jusqu'à la porte d'entrée, la version rebondissante de Laura derrière lui, et réalisa en la déverrouillant qu'il avait oublié ses lunettes de soleil.
Bon. Tant pis. Si les gens ne voulaient pas croiser de mutants ils n'avaient qu'à pas sonner à leur porte.
Par chance la personne de l'autre côté de la porte voulait voir un mutant, puisque c'était Malicia. Encore. Non pas que Rémy s'en plaignait. Ou juste un peu. Mais pas vraiment.
— Hey ! lança-t-elle avec un sourire chaleureux. J'ai amené de la nourriture.
Elle gérait mieux les gueules de bois sentimentales que lui parce qu'elle était habillée, coiffée, souriante et dressait devant elle un sac de nourriture à emporter duquel s'échappait une délicieuse odeur. Avant que Rémy ne puisse réagir ou même réfléchir, Laura le dépassa et tendit ses petites mains en direction du sac, les yeux brillants de gourmandise.
Bon dieu cette gosse était affamée parce que lui-même était complètement nul dans son rôle de faux parent. Ce qui le laissait dans l'obligation d'accepter cette nourriture toute prête et généreusement offerte.
De toute façon aucune des deux filles ne sembla attendre son autorisation pour quoique ce soit. Malicia donna le plus petit des sacs à Laura, qui plongea aussitôt le nez dedans. La plus âgée rit, puis entra dans l'appartement sans attendre d'être invitée. Elle alla droit vers le salon et posa le reste des sacs sur la table basse. Laura la suivit et l'imita, renversant son propre sac avec impatience.
— Je n'étais pas sûre si je devais prévoir pour le petit dej' ou pour le déjeuner alors j'ai pris les deux, déclara Malicia alors que Laura se battait avec le couvercle d'une des boîtes qu'elle venait de déballer.
Très vite, la table basse se retrouva envahie de paquets similaires, suffisant pour nourrir tout un régiment.
— J'avais envie de burritos, mais je n'étais pas sûre de vos préférences alors j'ai juste pris un peu de tout. Il y a poulet, bœuf, végétarien, épicé et moins épicé....
Tout en parlant, elle prit la boîte des mains de Laura et l'ouvrit, dévoilant des gaufres encore chaudes. Avec un sourire, elle en donna une à l'enfant qui mordit goulûment dedans.
— Et une dizaine de gaufres. J'ai oublié la chantilly par contre.
Arrivée au bout de son monologue, elle se tourna finalement vers Rémy qui se tenait en retrait, complétement dépassé par la situation. Elle l'observa un instant, les mains posées sur les hanches, puis pencha la tête sur le côté.
— Tu as l'air d'être tombé du lit, commenta-t-elle avec un sourire moqueur.
Il ouvrit la bouche, ne trouva rien à dire et la referma aussitôt. C'était trop d'un coup. Cela sembla amuser Malicia, qui plongea dans le dernier sac, toujours intact.
— J'ai exactement ce qu'il faut pour toi, déclara-t-elle en sortant des gobelets. Café noir, à la crème ou latte caramel ?
Il continua à la fixer sans rien dire, et elle s'approcha pour lui mettre un gobelet de force dans les mains.
— Noir, décida-t-elle.
Rémy referma les doigts autour de la boisson encore chaude, subjugué par les joues roses et la bonne humeur de la jeune femme. Il déglutit et se força à se concentrer.
— Malicia.
Elle lui lança un regard interrogateur, mais ils furent à nouveau interrompus par Laura qui surgit entre eux deux, une gaufre dans la bouche et les yeux impérieux alors qu'elle pointait les gobelets que Malicia tenait toujours en main.
Cette dernière rit à nouveau, incapable de résister à l'innocence de la fillette, mais souleva les gobelets pour les mettre hors de sa portée.
— Ce n'est pas pour toi. Mais je t'ai pris une boisson spéciale. C'est dans le dernier gobelet, dans le sac.
Laura disparut aussi soudainement qu'elle était arrivée, aussi furtive qu'un animal sauvage. En un battement de cils, elle se retrouva près de la table basse et posa sa gaufre pour attraper le gobelet restant au fond du sac. Elle l'observa un instant avec surprise, le renifla puis finalement, posa ses lèvres autour de la paille et aspira avec précaution.
Aussitôt, ses yeux s'écarquillèrent de surprise et ses gorgées se firent plus dynamiques.
— Attention c'est un milkshake si tu bois trop vite tu vas....
L'avertissement de Malicia arriva trop tard et l'expression changea sur le visage de l'enfant, qui s'arrêta brusquement de boire. Elle ferma les yeux et fronça les sourcils avant de secouer la tête pour chasser la sensation désagréable. Puis elle éloigna le gobelet d'elle et le regarda avec un mélange d'animosité et de trahison. Malicia, qui l'avait rejoint entre temps, lui reprit la boisson des mains.
— C'est froid, expliqua-t-elle gentiment. Tu dois boire lentement et savourer, sinon ça monte au cerveau. Tu comprends ?
Laura fronça le nez, dénigrant le milkshake sans un mot avant de retourner à la boîte de gaufres. Malicia la regarda faire avec amusement, et prit elle-même une gorgée du latte au caramel.
— Malicia. Qu'est-ce que tu fais ici ?
Elle se tourna lentement vers Rémy, et juste avec cette question, le pétillement dans ses yeux, les joues roses et la légèreté de sa présence s'envolèrent. Elle lui adressa une moue contrariée, comme si elle lui reprochait d'avoir tout gâché, puis laissa échapper un soupir.
— J'essaye d'aplanir les choses.
Il fronça les sourcils, et eu envie de lui rappeler qu'elle l'avait obligé à sortir de son lit et que si c'était pour faire des déclarations au sens mystérieux, elle pouvait rentrer chez elle.
— J'ai aucune foutue idée de ce que ça veut dire.
Un tintement d'amusement réapparut dans ses yeux, mais il s'effaça pour laisser place à la nervosité. Comme le soir précédent, elle se mit à jouer avec une mèche de ses cheveux avant de soupirer.
— Écoute, je sais que tu as dit qu'on ne pouvait pas être amis. Et je comprends. Je sais que tu as raison. Mais le fait est qu'on ne peut pas être de simples voisins non plus, et encore moins prétendre qu'on est des inconnus. Je ne sais pas te donner un mot pour décrire ce qu'on est, mais toi et moi, on est définitivement quelque chose. Et on ne peut pas prétendre que ce quelque chose n'existe pas. Parce que ce n'est pas rien. C'est nous. Tu comprends ?
Rémy la fixa, décontenancé par cette déclaration soudaine et passionnée. Ses mots, insensés au premier abord, faisaient étrangement échos à ce qu'il ressentait. Et brusquement, tout devient limpide.
Tout ça, l'énergie pétillante, cette manière de faire des longues litanies, les joues roses, les yeux excités, l'invasion de son appartement et sa table basse débordante de nourriture. Ce n'était pas les conséquences de décisions rationnelles prises par une personne fraîchement reposée. Que du contraire, c'était les conséquences impulsives de quelqu'un qui n'avait presque pas dormi, et qui fonctionnait à la caféine.
Il pouvait le voir maintenant dans la manière qu'avait Malicia de porter le gobelet à sa bouche et de boire en fermant les yeux, profitant du bref instant où son anxiété intérieure s'apaisait.
Elle avait été impactée par les événements de la nuit autant que lui.
Parce que ça lui importait autant qu'à lui.
Juste avec cette réalisation, les épaules de Rémy s'allégèrent et il finit par prendre une gorgée de son propre café. La boisson coula descendit sans sa gorge, chaude et réconfortante. Lorsqu'il baissa à nouveau son gobelet, ce fut pour plonger son regard dans celui, inquiet et plein d'appréhension, de la jeune femme.
— D'accord, dit-il.
Elle pencha la tête avec confusion, puis reconnut sa propre réponse de cette nuit.
— D'accord ? répéta-t-elle.
— D'accord. Toi et moi, soyons quelque chose. Même si on a foutrement aucune idée de ce que c'est.
Pas ami, pas amant, pas voisin. Mais quelque chose. C'était toujours mieux que rien.
* * *
— Bon dieu Rémy, est-ce que tu nourris cette enfant ?
Laura, après avoir mangé quatre gaufres à elle seule, avait expérimenté les burritos et en était déjà à son troisième. A leur plus grande surprise, elle semblait apprécier les plus épicés, que Malicia avait pourtant acheté pour Rémy, connaissant la préférence de ce dernier pour les préparations bien relevées. Elle n'aurait pas soupçonné que la fillette était du même acabit, ni même qu'elle avait un appétit pareil.
— Je crois qu'elle compense parce qu'elle s'est retrouvée seule avec un fond de boîte de céréales ce matin.
Malicia lui jeta un coup d'œil intrigué, ne sachant pas comment interpréter cette déclaration.
— Elle ne risque pas d'être malade ?
Rémy haussa les épaules parce que vraiment, il n'en avait pas la moindre idée. Laura mangeait beaucoup depuis le premier jour et elle n'avait jamais semblé en subir les conséquences. Même si effectivement elle n'avait jamais mangé autant que ça. Avait-elle vraiment faim, ou était-ce de la gourmandise ?
Laura les regarda tour à tout, sachant visiblement qu’ils parlaient d’elle, puis reprit une bouchée avec enthousiasme. Bon, elle semblait avoir encore de la place. Peut-être qu’un estomac extensible était une autre manifestation de sa mutation ?
* * *
— Gagné ! déclara Malicia en déposant sa dernière paire de carte sur la table.
— Tu triches !
La jeune femme lui adressa un sourire provocateur.
— Pas du tout. C'est toi qui est nul aux cartes dès que c'est autre chose que du poker.
Alors que le visage de Rémy affichait une expression scandalisée, Malicia croisa les bras avec satisfaction.
— Je parie que même Laura va te battre.
— Très bien. Petite c'est entre toi et moi maintenant.
Laura lui adressa un des sourires les plus innocent et réjoui jamais inventé, et piocha une des cartes qu'il tenait entre les mains. Forcément c'était pile celle qu'il lui manquait, et elle put se défausser d'une paire à son tour. Rémy grommela, mais enchaîna la partie. Quelques minutes plus tard, Laura triomphait fièrement et l'égo de Rémy se retrouvait beaucoup plus blessé qu'il ne l'admettrait jamais.
— Ça ne compte pas ! protesta-t-il. C'est moi qui lui ai appris à jouer, si elle gagne c'est grâce à moi !
— Bien sûr, railla Malicia alors que Laura ramassait les cartes, prête à recommencer.
* * *
Rémy ne s'était jamais considéré comme quelqu'un avec un cœur tendre. Un cœur noble, peut-être. Et encore, c'était un titre qu'il ne pensait pas mériter. Mais un cœur tendre ? Absolument pas.
Il avait été obligé de s'endurcir au fil des années et vivait dans un monde grisâtre où rien n'était jamais totalement bon ou totalement mauvais. La sensibilité ne pouvait pas exister dans ce genre de vie.
Et pourtant, alors qu'il regardait Malicia et Laura jouer ensemble, son cœur fondait comme neige au soleil. La petite fille semblait avoir décidé de faire confiance à la jeune femme et avait été chercher ses petits animaux en plastique pour les lui montrer. Malicia avait alors sorti des anecdotes sur les tortues que même Rémy ne connaissait pas, épatant ce dernier tout en captivant l'attention de Laura. Alors que Malicia mimait une aventure quelconque avec la tortue, elle fit semblant d'attaquer le nez de Laura, dont le rire retentit à travers l'appartement. Entendre ce son était un privilège jusqu'ici réservé à Rémy, dont le cœur acheva de se transformer en marshmallow.
Il ne devrait pas être surpris qu'elles s'entendent si bien. Malicia était naturellement chaleureuse. Elle allait vers les autres avec une bonne humeur et un franc parlé parfois désarçonnant. Et si Laura avait définitivement une personnalité plus renfermée, ça restait une petite fille en manque de liens sociaux. Elles se complétaient bien.
Malicia bouscula gentiment Laura, qui trébucha en arrière et la regarda avec stupéfaction pendant une seconde. Puis, reconnaissant que c'était un jeu, elle se remit debout et fonça sur la plus âgée avec vigueur pour la bousculer à son tour. Malheureusement elle se fit prendre au piège d'une attaque de chatouilles, et son rire fut vite rejoint par celui de la jeune femme.
Spectateur de leur agitation, Rémy sourit. Son cœur s'était peut-être blindé avec les années, mais il avait toujours eu une faille.
Il en avait deux, désormais.
* * *
Les heures avaient filé à une vitesse incroyable. Il était déjà près de 16h lorsque finalement, Rémy mit les restes – peu nombreux – des burritos dans le frigo. Les gaufres étaient toutes parties, et Laura s'était endormie dans le canapé, probablement assommée par le travail de digestion. Malicia était en train de l'aider à débarrasser, et n'allait probablement pas tarder à retourner chez elle. Il n'en avait pas vraiment envie, mais il n'avait aucune raison de la faire rester.
— C'était sympa comme moment, déclara-t-elle après avoir posé la vaisselle sale près de l'évier.
A croire qu'elle était capable de lire dans ses pensées. C'était peut-être le cas. Une sorte de mutation télépathique dont elle n'avait pas conscience, et qui ne fonctionnerait qu'avec lui. C'était tout à fait crédible.
La jeune femme s'adossa contre l'évier et croisa les bras.
— Je suis contente que vous ayez emménagé ici, ajouta-t-elle d'une voix plus basse. Ça fait du bien d'avoir des alliés dans les environs.
Rémy haussa un sourcil. C'était un choix de mot intéressant.
— J'espère que notre quelque chose est davantage qu'une alliance, chère.
Elle roula légèrement des yeux, mais sa réponse avait réussi à lui arracher un petit sourire, ce que Rémy considérait toujours comme une victoire.
— Tu sais ce que je veux dire. Quand on est constamment entouré par les regards suspicieux et les ragots, ça fait du bien de pouvoir discuter avec quelqu'un dont on a pas à méfier.
Donc elle ne se méfiait pas de lui ? Pas même un peu. Il aurait voulu s'en vexer, mais elle avait raison. Il savait ce qu'elle voulait dire. Le monde était rempli de jugements, d'accusations et d'injustices. Les personnes auprès desquelles il était possible d'être totalement vrai, totalement transparent et authentique, n'étaient pas nombreuses. Rémy pouvait compter les siennes sur les doigts d'une main, et la plupart était à l'autre bout du continent. Malgré lui, il repensa à l'homme aperçu l'autre jour, et se demanda où Malicia le plaçait sur l'échelle de la méfiance. Il faillit même poser la question, mais parvint à se retenir et resta donc silencieux.
Malicia resserra l'étreinte de ses bras, puis inspira doucement avant de baisser la tête.
— Ça n'a jamais été à cause de toi tu sais, prononça-t-elle dans un souffle.
Il cligna des yeux, surpris, et la fixa avec confusion.
— Quoi ?
Elle décroisa les bras, renonçant à la protection symbolique qu'ils représentaient. Elle s'agita un instant contre le meuble, rebondissant dessus comme si elle cherchait une issue. Puis, finalement, elle leva à nouveau les yeux vers lui.
— Si je ne suis pas revenue pendant toutes ces années. Ça n'a jamais été à cause de toi.
L'esprit de Rémy devint blanc pendant un instant. Il cligna des yeux, ouvrit la bouche, la referma. Il se força à respirer, et puis à replonger dans le regard rempli de tendresse, d'excuses, de regrets.
Il avait imaginé cette conversation des centaines de fois, changeant à chaque fois leurs paroles. Il lui avait inventé des milliards d'excuses au fil des années, justifiant son absence et son silence. Il avait rêvé de ses propres réponses, de sa colère qui explosait, de sa peine qui s'exprimait, de sa compréhension qui résolvait tout. Et maintenant que ça avait lieu pour de vrai, il n'y avait ni colère, ni chagrin, ni compréhension. Juste une question.
— Pourquoi, alors ?
Les mains de Malicia agrippèrent le bord du plan de travail. La jointure de ses doigts devint blanche alors que sa respiration se faisait soudain plus rapide. À nouveau, son regard quitta celui de Rémy alors qu'elle détournait le visage.
— J'avais besoin de temps pour me trouver.
— Oui je sais, ça c'est la raison pour laquelle tu es partie. Je te demande pourquoi tu n'es jamais revenue.
La mâchoire de Malicia se serra.
— Je viens de te le dire, j'avais besoin de temps.
— Six ans ?
Son exclamation sortit de manière plus accusatrice qu'il ne l'avait voulu, mais c'était trop tard pour la contenir.
Les joues de Malicia se colorèrent violemment et elle fronça les sourcils. Pendant un instant, il crut qu'elle allait répondre avec sa véhémence habituelle, mais sa colère se dissipa d'elle-même et elle secoua la tête.
— Je n'ai pas envie de parler de ça.
— C'est toi qui a abordé le sujet.
— Je voulais juste....je pensais que....D'accord, je n'aurais pas dû. Fais comme si je n'avais rien dit.
Rémy expira, libérant sa propre frustration. Il ne voulait pas faire comme si elle n'avait rien dit. Mais il ne voulait pas non plus poursuivre cette conversation et tout gâcher en se disputant. Cela commençait à être lassant de passer un bon moment ensemble, et de se quitter énervés.
— Je t'ai attendue, tu sais.
— Je sais.
— Tu aurais pu appeler. Ou écrire.
— Je sais. Je suis désolée.
Il serra les poings et inspira. Il avait envie de la prendre dans ses bras et la pardonner, et en même temps il voulait qu'elle sache, qu'elle comprenne, qu'elle ressente ce qu'il avait ressenti.
— Je t'ai vraiment attendue.
Leurs regards se croisèrent pendant une brève seconde.
— Tu n'aurais pas dû.
Il fronça les sourcils, parce que ce n'était pas du tout la réponse à laquelle il s'attendait. La colère se remit à crépiter à l'intérieur de lui, mais il n'eut pas le temps de décider comment il voulait répliquer que Malicia s'emporta toute seule. Ce fut comme une explosion soudaine, totalement inattendue.
— Tu n'aurais pas dû ! répéta-t-elle avec fureur.
Elle se redressa d'un coup, lâchant son refuge près de l'évier pour se diriger vers lui, les yeux lançant pratiquement des éclairs.
— Tu aurais dû m'oublier, Rémy ! Tourner la page. Au moins après la première année. Tu n'étais pas supposé m'attendre et espérer et... je ne voulais pas ça !
Il recula sous l'assaut des mots, les yeux écarquillés de surprise. Désormais devant lui, elle ne sembla même pas s'en apercevoir, absorbée par son flot soudain d'émotions.
— Tu dois arrêter de faire ça ! l'accusa-t-elle avec force. Tu ne peux pas continuer indéfiniment à m'attendre. À me regarder avec tes yeux amoureux et remplis d'adoration. Il faut que tu arrêtes !
Le cœur de Rémy se tordit, et il repensa à son utilisation du présent, la veille. Il repensa à la manière dont elle était venue le retrouver ce matin. À sa demande qu'ils soient quelque chose, en dépit de tout. À la tendresse dans ses yeux à elle et à ses gestes qui contredisaient ses paroles.
Il l'attrapa par les épaules, stabilisant le feu ardent et impulsif qui l'animait et la força à revenir dans la réalité, près de lui.
— Pourquoi ? demanda-t-il doucement.
Elle se mordit les lèvres, refusant de le regarder en face.
— Parce que je ne le mérite pas.
— Anna...
Elle se dégagea d'un geste de l'épaule.
— Je n'ai pas envie d'en parler. Je vais rentrer chez moi.
— On devrait...
Il n'eut pas le temps de lui dire qu'ils devraient en parler quand même. Qu'ils avaient commencé, alors autant terminer. Elle n'eut pas non plus le temps de s'esquiver pour retourner à son appartement. Ils n'eurent le temps de rien, parce qu'il furent interrompus par un long gémissement en provenance du canapé. Ils tournèrent la tête vers l'espace salon juste à temps pour voir Laura se mettre debout. Avec un petit chouinement, elle tituba dans leur direction. Ses cheveux était hirsutes à cause de sa sieste, et ses yeux étrangement brillants, presque larmoyants. Rémy fronça les sourcils, puis nota son teint. Pâlichon un peu plus tôt, il était clairement verdâtre désormais. Alors que ses yeux se posait sur les mains de l'enfant, distinctivement posées sur son ventre, les indices s'alignèrent finalement dans sa tête.
— Laura ! Va...
Trop tard. En une fraction de seconde, Laura se pencha en avant et vomit sur le plancher. Burritos, gaufres, milkshake, miettes de céréales et de biscuits. Tout ce qu'elle avait ingurgité au court de la journée se répandit sur le sol, sous les regards consternés des deux adultes.
Finalement, il y avait bien une limite à ce qu'elle pouvait manger.
* * *
S'occuper de Laura lui donnait parfois l'impression de s'occuper d'un petit animal dont l'espèce n'avait pas encore été bien identifiée par la science. Ce qui, en y réfléchissant, pouvait correspondre à tous les enfants mutants qui venaient au monde.
Il savait qu'elle avait un facteur guérisseur. C'était écrit dans les dossiers qu'il avait dérobés au laboratoire. Il savait que ce facteur guérisseur lui permettait donc de guérir mieux et plus vite que la plupart des autres enfants. Mais il n'était pas certain de la mesure de cette guérison, et il était hors de question d'envisager de faire des tests pour le découvrir. Il devait donc improviser et apprendre sur le tas.
Par exemple il l'avait déjà vu se faire des éraflures et guérir presque instantanément. Malgré les jeux et les bousculades occasionnelles, la peau ne l'enfant ne laissait jamais apparaître le moindre coups, ni la moindre bosse. Elle était parfaitement intacte, également indemne de toute cicatrice. Et pourtant il savait qu'il aurait dû y en avoir.
Elle guérissait donc facilement des blessures légères. Les blessures graves, il n'en avait aucune idée et préférait que ça reste ainsi. Mais tout ce qui concernait les maladies, les virus, les infections du quotidien....c'était un grand mystère.
Elle semblait ne jamais tousser ni être enrhumée. Lui non plus n'était pas souvent malade. Peut-être que c'était un truc de mutant. Une histoire de système immunitaire renforcé, ou simplement un métabolisme différent qui ne réagissait pas aux mêmes virus. Il n'en savait rien, il n'était pas docteur et encore moins généticien
Ce qu'il savait, désormais, c'est que Laura pouvait avoir mal au ventre. Et vomir.
— Ça va aller ?
Laura avait trouvé refuge dans ses bras. Il l'avait obligée à boire un verre d'eau malgré sa résistance, et elle était à présent blottie contre lui. Elle avait arrêté de trembler et son teint reprenait des couleurs plus naturelles.
Rémy soupira. C'était de sa faute. Il n'aurait pas dû la laisser manger autant. Il avait été stupide de penser que c'était une quantité normale à ingurgiter, quelles que soient les circonstances.
— Je suis désolé petite, je suis nul comme parent, s'excusa-t-il.
Laura laissa échapper un petit bruit avant d'enfouir son visage dans son t-shirt, s'agrippant à lui comme un animal blessé s'agripperait à sa mère. Malicia, qui s'était portée volontaire pour nettoyer pendant que Rémy s'occupait de Laura, leur jeta un coup d'œil avant de secouer la tête.
— Je ne suis pas d'accord, murmura-t-elle avec un sourire attendri.
Chapter 10: Anna
Notes:
Ce chapitre est à mettre en parallèle avec le chapitre 5, qui racontait l'enfance de Rémy. Cette fois c'est au tour de la petite Anna/Malicia d'être mise en avant et c'est vraiment plus triste que ce que j'avais prévu T-T J'ai majoritairement repris des éléments du solo Rogue de 2004.
C'est aussi plus long que prévu, donc il y aura une partie 2 (mais pas tout de suite, la semaine prochaine on reprend l'histoire principale ! )
Bonne lecture <3
Chapter Text
Anna était née dans ce qui avait été un foyer aimant et chaleureux. Ses parents étaient jeunes et amoureux. Naïfs, ils croyaient en la possibilité d'un monde où tout le monde pouvait coexister en paix. C'était ce monde qu'ils voulaient offrir à leur fille.
Ils y croyaient sincèrement, et les premières années de la vie d'Anna furent paisibles. Elle grandit dans une petite maison au milieu des champs, entourée par l'amour et la bienveillance de ses parents. Ils ne savaient pas qu'elle était porteuse d'une mutation, et la touffe de cheveux blancs au sommet de son crâne fut interprétée comme un simple défaut de pigmentation.
Anna était une petite fille joyeuse, énergique, aventurière. Elle aimait explorer la nature, côtoyer les animaux et explosait régulièrement en de grands éclats de rire.
Elle était heureuse, tout simplement.
* * *
— Encore une maman !
— C'est l'heure de dormir.
— Une dernière, s'il-te-plaît.
La petite Anna adressa un regard implorant à sa maman qui se tenait devant elle, les poings sur les hanches. Cette tentative de sévérité ne résista pas longtemps aux yeux larmoyants de la fillette.
— Bon d'accord. Une dernière histoire. Et après, au lit !
La petite fille troqua son expression triste pour un grand sourire, et se blottit contre sa maman à l'instant où celle-ci se rassit dans son lit. Elles savaient toutes les deux que ce n'était pas la dernière histoire. Papa n'était pas encore rentré, et Anna ne s'endormait jamais avant qu'il l'embrasse. Avec un peu de chance, il rentrerait même pendant la lecture de l'histoire, et les rejoindraient toutes les deux dans le grand lit. Elle pourrait alors se blottir à la fois contre maman et papa et s'endormir entre eux, bien à l'abri.
* * *
Un jour, alors qu'Anna avait 6 ans, sa maman ne vint pas la chercher à l'école. Son papa non plus, d'ailleurs.
A la place, ce fut Tante Carrie qui la récupéra et la ramena à la maison. Anna ne connaissait pas bien sa tante. C'était la sœur de sa maman mais elle venait rarement leur rendre visite.
Tante Carrie prépara le dîner, et gronda Anna quand elle rechigna à manger. Elle se montra froide, et silencieuse, et ne répondit à aucune des questions que l'enfant posa. Après le repas, elle l'envoya se laver et la mit au lit. Sans histoire. Sans câlin. Sans rien lui expliquer
Anna protesta et réclama sa maman. Elle expliqua qu'elle avait besoin que maman lui lise une histoire. Et que papa lui fasse un bisou. Elle voulait savoir quand ils allaient rentrer. Tante Carrie lui dit de se taire et de juste fermer les yeux. Et puis elle la laissa toute seule.
Anna décida qu'elle n'aimait pas Tante Carrie.
* * *
Maman ne revint pas. Il y eut un enterrement, et plein de gens qui dirent à Anna qu'ils étaient désolés, mais elle ne savait pas pourquoi. Est-ce que c'était leur faute si sa maman ne revenait pas ?
Papa revint après plusieurs jours. Mais ce n'était plus vraiment papa. Il ne sentait pas bon. Il ne faisait plus de câlin, plus de chatouilles et ne jouait plus à la balançoire avec elle. Il la regardait à peine, et quand elle essayait d'attirer son attention, elle se faisait gronder.
Papa repartait souvent. Au début, Anna continuait de l'attendre le soir, éveillée dans son lit. Elle espérait encore qu'il rentre et vienne l'embrasser. La plupart du temps, il ne rentrait pas. Et quand il le faisait, il ne pensait plus jamais à venir lui souhaiter bonne nuit. Après quelques semaines, Anna arrêta d'attendre.
Tante Carrie, elle, resta. Elle était là tous les soirs et préparait des repas pas bons. Elle était là tous les matins et houspillait Anna pour qu'elle se dépêche. Tante Carrie n'aimait pas le retard. Ni le désordre. Ni le bruit.
Anna avait toujours été une petite fille bruyante, désordonnée et distraite dans ses objectifs. Donc Tante Carrie lui criait beaucoup dessus. Tout le temps. Elle la grondait, la punissait, lui disait qu'elle devait apprendre à obéir et à être plus soignée. Que c'était pour son bien.
Anna ne comprenait comme ça pouvait être pour son bien si ça lui faisait si mal. Elle avait mal après les gifles et les fessées, mais surtout elle avait mal à l'intérieur de sa poitrine. Elle avait mal plus fort à chaque fois que Tante Carrie se fâchait sur elle, à chaque fois que papa l'ignorait, à chaque fois qu'elle pensait à maman. Elle avait mal d'être toute seule et de n'avoir personne pour la serrer dans ses bras et lui dire que tout allait s'arranger.
* * *
— Papa ?
Anna avait 9 ans. Tante Carrie n'était pas là, elle était allée au marché. Elle lui avait ordonné de faire ses devoirs pendant son absence, mais la petite bloquait sur ses calculs. Elle n'avait pas envie que Tante Carrie lui reproche d'avoir été fainéante à son retour.
— Papa, tu peux m'aider ?
Son père était rentré tard dans la nuit. Saoul. Il avait dormi toute la matinée, et était seulement descendu à la cuisine il y a quelques minutes. Il avait toujours une tasse de café à la main, et sentait mauvais. Il leva un regard fatigué vers l'enfant, presque surpris de la trouver là.
— T'aider ?
— Pour mes devoirs. Des calculs.
Son père rit. Mais ce n'était pas un rire joyeux comme autrefois. C'était un rire vide, qu'Anna n'aimait pas. Un rire malheureux.
Tante Carrie et le père d'Anna se disputaient souvent. Lui n'aimait pas la manière dont elle s'était mise à diriger leur maison. Elle lui reprochait de se plaire dans son malheur. De se comporter comme s'il était le plus à plaindre de leur foyer. Comme s'il était le seul à avoir le droit d'être triste.
Anna aimait son père, et n'aimait pas sa tante. Mais parfois, quand elle les écoutait se disputer, cachée en haut de l'escalier, elle n'était plus très sûre.
— J'ai jamais aimé les calculs, fillette.
Depuis la mort de maman, son père ne l'avait plus appelée par son prénom. Il lui parlait rarement, et quand il le faisait, il l'appelait désormais fillette. Ou gamine. Plus jamais Anna, et encore moins Princesse ou Beauté, comme il le faisait avant.
Anna serra les poings et fit la moue. Malgré elle, ses yeux d'humidifièrent, parce que ses devoirs la frustraient, et que Tante Carrie s'était déjà énervée ce matin et que si elle n’avait pas terminé avant son retour, elle allait sans doute la punir.
Alors que la lèvre de l'enfant commençait à trembler, l'expression de son père changea brusquement. Il écarquilla les yeux comme s'il avait vu un fantôme, puis devint rouge de colère.
La gifle partit avant même qu'Anna ne réalise, et elle tituba en arrière.
— Ne me regarde pas comme ça ! gronda son père. Je ne suis pas responsable ! Ce n'est pas ma faute, je n'ai pas voulu ça !
— Papa....?
A nouveau l'expression de son père changea et pendant une fraction de seconde, elle retrouva son papa dans la manière dont il la regarda. Pendant un instant, elle crut qu'il allait s'excuser, la prendre dans ses bras et la consoler. Mais il ne fit rien de plus que secouer la tête.
— Tu as ses yeux, fillette. C'est pas ma faute.
* * *
À un moment, le père d'Anna ne rentra plus à la maison. Il lui fallut un moment pour réaliser qu'il était absent depuis longtemps, et elle se mit à compter les jours. Trois semaines, un mois, deux mois, trois mois.
À six mois, elle cessa de compter.
Il ne restait plus qu'elle et Tante Carrie.
Anna avait 13 ans, à présent. Elle était plus indépendante. Elle se considérait comme grande, et passait son temps dehors à traîner avec ses amis. Malgré les efforts de sa tante, Anna était loin d'être une petite fille bien sage. Elle était impulsive, insolente, bagarreuse. Elle se mit à sécher les cours et à enfreindre le couvre-feu. Elle n'avait que faire des punitions et des remarques. Elle voulait juste être libre.
Dans son groupe d'amis, il y a avait un garçon qui se démarquait des autres. Il s'appelait Cody. Il était gentil, drôle et courageux. Il n'avait pas peur d'accompagner Anna dans ses frasques. Quand elle était avec lui, elle se sentait bien. Différente. Heureuse.
Un jour, alors qu'ils se promenaient dans les champs, Cody prit sa main. Des papillons s'envolèrent dans le ventre d'Anna, et elle serra fort les doigts de Cody contre les siens. Il la regarda en souriant, et elle se sentit rougir avant de sourire à son tour.
Pour la première fois depuis très longtemps, elle se sentit entière à l'intérieur.
* * *
— Tu devrais rentrer non ?
Anna rit et effaça cette suggestion d'un geste de la main.
— Je n'ai pas envie de rentrer.
— Tu n'as jamais envie de rentrer, rétorqua Cody. Mais ta tante va encore te punir.
La jeune fille haussa les épaules. Elle était déjà punie, en théorie. Tante Carrie l'avait privée de sortie parce qu'elle s'était attiré des ennuis à l'école. Elle était sortie par la fenêtre de sa chambre pour rejoindre Cody. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus peur de la colère de sa tante.
— J'aimerais pouvoir rester avec toi pour toujours, murmura-t-elle à Cody.
Il lui sourit gentiment et posa ses doigts par-dessus les siens.
— Un jour, tu auras une maison dans laquelle tu seras heureuse de retourner. Avec une famille qui t'attend.
— Tu crois vraiment ?
— Ouais, assura-t-il avec un sourire en coin. Y a pas de raison que ça ne soit pas le cas.
Anna ramena ses genoux contre elle.
— Peut-être que je ne le mérite pas.
Cody secoua la tête, agitant les boucles sur son front.
— Tu le mérites, Anna. Tu es gentille, drôle, pleine de bonne humeur. Y a plein de gens qui seraient heureux d'habiter avec toi.
— Tu m'y attendrais, toi, dans notre maison ?
Cody la regarda, la tête légèrement penchée. Son teint était hâlé de toutes les heures passées au soleil, ses yeux brillants des promesses de la jeunesse.
— Bien sûr !
* * *
Après ça, Cody et elle commencèrent à sortir sans le reste de leurs amis. Ils allaient se promener main dans la main. Ils aimaient flâner au bord de la rivière, observer les poissons et jeter des cailloux dans l'eau. Un soir, ils restèrent dehors plus longtemps que prévu, et la nuit commençait à tomber autour d’eux, les englobant dans sa pénombre mystérieuse. Cody lui demanda de fermer les yeux, et pour la première fois, Anna sentit ses lèvres se poser contre les siennes.
Son cœur s’emballa d’émotions, dans un mélange confus de joie et de panique.
Pour la première fois également, son pouvoir de mutant s'activa.
Inattendu. Brutal. Soudain.
Le monde entier s'écroula en même temps que Cody.
Anna se rappelait peu de choses de cette nuit-là. Il y avait trop de souvenirs dans sa tête, dont la plupart ne lui appartenaient pas.
Lorsque le chaos dans ses émotions et ses pensées se dissipa enfin, elle était dans un bus. Elle ne savait pas pourquoi ni comment, mais elle ne chercha pas à en descendre, ni à faire demi-tour.
Elle s'était souvent demandé si après ses parents, Tante Carrie allait partir elle aussi. Si elle allait la laisser toute seule.
Finalement, c'était Anna qui était partie, laissant derrière elle son enfance et le corps inanimé du premier garçon qu'elle avait aimé.
Chapter Text
Ils ne terminèrent jamais leur conversation. Malicia ne revint jamais sur son élan de colère et sa déclaration énigmatique, et Rémy n'osa jamais prendre les devants pour aborder à nouveau ce sujet. Peut-être que l'interruption provoquée par Laura était pour le mieux.
Comme ils l'avaient décidé, le statut de leur relation restait indéfini, mais ça leur convenait très bien. C'était même apaisant, d'une certaine manière. Ils n'étaient plus quelque chose de passé, mais ils n'avaient pas d'obligation pour le futur. Ils étaient juste dans le présent, et s'adaptaient au jour le jour.
La dernière adaptation en date avait été de s'envoyer des messages par téléphone. C'est Rémy qui l'avait initié, évidemment. Il avait le numéro de Malicia depuis la première fois qu'il avait laissé Laura chez elle, mais ne l'avait jamais utilisé. Et puis un matin, alors qu'il préparait le petit-déjeuner et qu'il était dramatiquement tombé à court d'un œuf, il avait décidé que c'était le prétexte idéal pour entamer une conversation écrite.
Rémy : « As-tu un œuf ? »
Malicia : «....Bonjour à toi aussi. »
Rémy : « Bonjour chère. Mais as-tu un œuf ? »
Malicia : « C'est un sous-entendu bizarre ? »
Rémy : « Non. Je cuisine. Il me manque un œuf et je t’offre la chance d'être mon héroïne matinale. »
Malicia : « Ah ! Non, désolée. »
Rémy : « Comment est-ce possible de ne pas avoir d'oeufs chez soi ??? »
Malicia : « Tu n'en as pas non plus. »
Même par message, il put deviner sa moue vexée. Cela le fit sourire et lui donna envie de la taquiner davantage.
Rémy : « Tu conserves une vielle boîte de thé rassis pendant des années mais tu ne penses pas à refaire ton stock d'oeufs ? »
Malicia : « Il n'était pas rassis »
Rémy : « Il avait un goût de vieille chaussette mentholée. »
Ce matin-là, le petit-déjeuner fut prêt en retard. Et tronqué d'un œuf.
Dans les jours qui suivirent, les messages s'enchaînèrent, parfois taquins, parfois séducteurs, toujours complices et agréables. Échanger par écrit donnait l'impression à Rémy d'avoir retrouvé Anna et l'insouciance de leur relation passée, et chaque fois que son téléphone vibrait, il ne pouvait pas s'empêcher de sourire comme le jeune amoureux qu'il avait été.
Ils ne parlaient jamais de leurs conversations par message lorsqu'ils se croisaient dans le couloir. C'était comme s'il s'agissait de deux relations différentes. En face à face, la complicité naturelle était bien là, mais alourdie par le poids des six années écoulées. Il était heureux de la voir, toujours, mais une barrière persistait, sans qu'aucun d'eux ne possède la clé pour l'ouvrir.
Malicia : « On devrait faire une sortie ensemble »
Il reçut ce message pendant une après-midi tranquille. Il s’était installé devant la télévision pour regarder les infos. Depuis qu'il avait emménagé avec Laura, il avait parfois l'impression de s'être coupé du reste du monde. C'était agréable, d'une certaine manière, mais il était nécessaire de se tenir informé. Sauf que le présentateur ne faisait rien d’autre que parler de perturbations climatiques et d’une grève dans une chaîne d’usines quelconque, et le message de Malicia fut une distraction plus que bienvenue, à laquelle il se dépêcha de répondre avec un sourire intrigué.
Rémy : « Une sortie…en amoureux ? »
Elle répondit aussitôt par un emoji qui levait les yeux au ciel. Comme si sa déclaration initiale n’était pas complètement ambiguë et qu’elle en avait pas du tout conscience.
Malicia : « Non. »
Malicia : « Je pensais à une activité avec Laura. Comme une fête foraine ou une exposition. »
Rémy jeta un coup d’œil à Laura qui était agenouillée près de la table basse, absorbée par un quelconque bricolage qu’elle faisait avec des journaux ramassés dans l’entrée de l’immeuble. Hormis le parc et certains magasins, il ne l’emmenait nulle part parce qu’elle avait toujours du mal avec la foule. Et les inconnus. Mais il l’imagina dans une fête foraine, découvrir les peluches, la nourriture, les attractions, et il ne put s’empêcher de sourire à cette idée.
Rémy : « On a eu des chouettes rendez-vous en fête foraine par le passé »
Malicia mit plus de temps à répondre cette fois, et il l’imagina rougir en repensant à leurs sorties passées, à leurs rires dans les attractions fantômes, aux peluches qu’il avait volé pour lui offrir, aux promesses qu’il lui avait murmuré tout en haut des montagnes russes, juste avant la chute vertigineuse, main dans la main. L’écran de Rémy s’alluma à l’arrivée du nouveau message, et il constata qu’elle avait choisi de simplement ignorer sa remarque.
Malicia : « Je me disais que ce serait bien pour elle de voir d’autres endroits. »
Rémy : « Tu dis ça comme si je ne la laissais jamais sortir. »
Malicia : « Je parle d’activités autre qu’entrer par effraction dans un parc et lui apprendre le vol à l’étalage. »
La bouche de Rémy s’ouvrit de stupéfaction. Il ne lui en avait pas parlé, et cela ne venait certainement pas de Laura non plus. Comment savait-elle… ?
Malicia : « Je te connais, Rémy Lebeau. »
Ce fut son tour de mettre plus de temps à répondre, le cœur partagé entre la tendresse et l’amertume. C’était une déclaration qu’elle lui adressait souvent, par le passé, pour le taquiner et le remettre gentiment à sa place. Il avait toujours apprécié cette certitude, cette conviction qu’elle le connaissait et le comprenait mieux que quiconque d’autre sur la planète. C’était peut-être toujours le cas car il ne s’était jamais ouvert avec quelqu’un d’autre comme il avait pu le faire avec Anna, mais il savait aussi que ce n’était plus entièrement vrai. Ils connaissaient le souvenir qu’ils avaient l’un de l’autre, rien de plus.
Devinant ses pensées, et prouvant qu’il avait peut-être tort, un autre message plus long apparut sur son écran.
Malicia : « Je pense aussi que ça peut être bien, pour nous, de se voir en dehors de nos apparts. Changer d’environnement. »
Il haussa un sourcil, et ne résista pas à la tentation de la taquiner.
Rémy : « C’est le principe d’un rendez-vous. »
Un grand bruit retentit brusquement et Rémy lâcha son téléphone pour attraper une des cartes qui se trouvait dans sa poche, prêt à se défendre. Alors qu’il redressait la tête, il aperçut Laura qui se tenait à présent debout, le contenu de la table basse étalé sur le sol. Les yeux de l’enfant étaient écarquillés et rivés sur la télévision, et sa poitrine se soulevait à un rythme trop rapide pour être normal. Le regard de Rémy passa du visage de Laura – livide, animé d'une terreur dont jamais il n'avait été témoin de sa vie – à la télévision, où un quelconque scientifique était en train de parler d'un traitement en cours d'élaboration.
— Qu'est-ce que...
Avant qu’il ne puisse terminer sa question, Laura se raidit et serra les poings. Ses griffes sortirent du dos de ses mains et, sans laisser le temps à Rémy de rationnaliser la situation, elle lacéra son propre bras sans un soupçon d’hésitation.
— Laura !
Elle ne l'entendit pas. Les yeux remplis de larmes et de désespoir, elle répéta son geste, encore et encore et encore, tout en secouant la tête de manière presque compulsive.
Cette fois Rémy ne chercha plus à comprendre et bondit sur elle, lui attrapant le bras pour la stopper.
— Arrête !
Incapable de le reconnaître et en proie à la terreur, elle se raidit au contact soudain et réagit instinctivement pour se protéger. La douleur explosa dans l'épaule de Rémy alors que les lames tranchantes pénétraient sa chair et il ne parvint pas à retenir l'exclamation qui franchit ses lèvres alors qu'il titubait en arrière.
Pendant un instant, il ne perçut rien d'autre que la douleur intense. Lâchant l'enfant, il posa sa main sur son épaule pour tenter de la comprimer, le sang chaud coulant entre ses doigts. Il se força à respirer lentement pour reprendre le contrôle. Lorsque son environnement réapparut autour de lui, la première chose qu'il vit fut Laura qui le fixait, sa terreur métamorphosée en panique alors qu'elle aussi avait repris contact avec la réalité, prenant conscience de ce qu'elle avait fait. Ses griffes étaient toujours sorties, et le sang coulait lentement contre le métal pour tomber sur le parquet, goutte à goutte.
— Petite...
Sa voix, qu'il avait espéré rassurante et calme, était plus faible que prévu. Ce fut comme un électrochoc pour l'enfant. Avec un hoquet de sanglot ravalé, elle rétracta ses griffes, puis s'enfuit hors de la pièce avec une agilité décuplée. Rémy tenta de la stopper, mais la douleur de son épaule s'intensifia à l'instant où il tenta de bouger. Il grimaça, de douleur, de colère et d'impuissance tout à la fois.
Merde.
Il allait devoir faire les choses dans l'ordre. D'abord, panser sa plaie. Ensuite, retrouver Laura et la rassurer.
Rémy resta hagard un instant, incertain de comment démêler cette situation. Le son de la télévision attira son attention, juste à temps pour lui permettre d'entendre les remerciements que la journaliste adressait à la société pharmaceutique qui venait de prendre la parole. Le nom cité résonna de manière familière. Rémy cligna des yeux alors que sa mémoire le situait, et la rage grimpa à l'intérieur de lui. C'était un nom qu'il avait croisé dans les rapports du laboratoire. C'était la société qui avait élaboré et financé le projet X-23. Le scientifique qui avait pris la parole était l'un des tortionnaires de Laura.
Oubliant son épaule blessée, Rémy mémorisa le nom et regarda autour de lui après quelque chose pour noter. Il repéra son téléphone abandonné sur le canapé et alla le récupérer de son bras valide.
A l'instant où il alluma l'écran, il fut accueilli par plusieurs messages manqués.
Rémy : « C’est le principe d’un rendez-vous. »
Malicia : « Ça ne l’est pas. Mais si tu insistes, je vais finir par retirer mon offre. »
Malicia : « Il y a un festival ce weekend, je peux te transmettre les infos ? »
Malicia : « Je comprends si tu ne préfères pas.»
Malicia : « Rémy ? »
Malicia : « Tout va bien ? »
Il ne s’était pas écoulé plus de 20 minutes depuis le dernier message envoyé par Rémy, et pourtant, elle avait senti que quelque chose n’allait pas. Il l’imagina tourner en rond dans son appartement, tel un lion en cage, résistant à l’envie de venir jusqu’à chez lui pour s’assurer qu’il allait bien. La pensée le réconforta étrangement, et il se dépêcha de lui envoyer un message avec la commande vocale.
Rémy : « Tout va bien. J’ai eu une urgence avec Laura. »
Il eut tout juste le temps d’ouvrir le bloc note du téléphone pour y enregistrer le nom du scientifique qu’une réponse arrivait déjà.
Malicia : « Rien de grave ? Besoin d'aide ? »
Il regarda autour de lui, contemplant avec désolation son salon ensanglanté. Il pensa au ménage, à la nécessité de bander sa propre épaule, à ce creux à l'intérieur de lui de se retrouver seul et démuni devant ce genre de situation. De l'aide serait bienvenue.
Rémy : « Non, je me débrouille. »
* * *
Rémy avait l'habitude de réaliser les premiers soins sur lui-même. Il était fréquent qu'il se blesse lors d'une mission, et dans la plupart des cas, il n'était pas possible de se rendre à l'hôpital ou chez un médecin. Lorsqu'il faisait partie de la guilde, il existait un réseau d'entraide pour les soins les plus importants, mais tous les voleurs avaient des connaissances médicales rudimentaires.
Depuis qu'il avait quitté la guilde, Rémy préférait autant que possible éviter de faire appel à leurs ressources. Il y avait trop d'attaches et de dettes qui en découlaient. Il avait appris il y a longtemps à se débrouiller seul et à jauger la gravité ou non d'une plaie.
Par chance, les dégâts infligés par Laura étaient plus superficiels qu'il n'y paraissait. Ses griffes avaient endommagé pas mal de peau, et peut-être effleuré légèrement le muscle, mais n'étaient pas entrées assez profondément pour faire des dommages irréversibles.
Malgré son envie d'en finir au plus vite, il s'appliqua à nettoyer la plaie. Ses pensées s'entrechoquaient dans sa tête, rejouant la scène. Il essayait de chercher des signes d'alerte, des éléments qui lui avaient échappé, mais Laura semblait avoir réagi de manière complètement imprévisible. Il avait réussi à noter le nom de l'émission ainsi que du scientifique qui avait témoigné, et il allait définitivement enquêter dessus. Quelque chose s'était produit chez la petite fille, quelque chose qui avait été déclenché par ce qu'elle avait entendu à la télévision, quoique ce soit. Il voulait non seulement comprendre mais aussi être certain que ça ne se reproduise pas. Laura n'avait pas mérité ce qu'elle avait subi les premières années de sa vie, et elle ne méritait certainement pas d'être continuellement hantée par ce passé.
Alors qu'il bandait sa plaie, il l’imagina cachée sous son lit, submergée par la culpabilité et la peur. Rémy aurait aimé pouvoir la suivre et la consoler immédiatement, mais le faire avec sa blessure ouverte et dégoulinante de sang n'aurait fait que la traumatiser davantage. Les dents serrés, il se força donc à ne pas se préciter et à faire les choses correctement. Ensuite, il enfila un t-shirt propre, avec des manches longues, et prit une profonde inspiration avant d’aller vers la chambre de Laura.
Elle n'était pas sous son lit comme il l'avait supposée. Ni ailleurs dans sa chambre.
Rémy retourna dans le salon, au cas où elle y serait retournée sans qu'il ne s'en aperçoive, mais elle n'y était pas non plus. Ni dans la cuisine.
Elle n'était nulle part.
La panique commença à grimper à l'intérieur de lui et il se maudit de ne pas l'avoir suivie immédiatement, ou d'avoir été plus attentif à ses déplacements. Elle était tellement furtive qu'elle pouvait être n'importe où. Y compris dehors.
— Laura ? appela-t-il comme si cela allait suffire à la faire apparaître.
Évidemment, seul le silence lui répondit.
Merde.
Bon. Il devait garder son calme et réfléchir. Elle n'était pas dans sa chambre, il en était certain. Mais le reste de l'appartement contenait plusieurs cachettes possibles. Il devait commencer par les vérifier, et par se projeter dans la tête de l'enfant.
Laura était intelligente. Elle avait été formée pour infiltrer et rester cachée si nécessaire. Si Rémy devait entrer par effraction dans leur appartement et trouver une cachette, il irait...
Guidé par sa réflexion, Rémy prit la direction du grand placard qui se trouvait dans l'entrée. Un immense espace de rangement dans lequel lui-même aurait facilement pu se dissimuler. Une petite fille de sept ans, encore plus.
— Laura, souffla-t-il de soulagement en la trouvant recroquevillée là.
Elle était repliée sur elle-même. Elle avait poussé les cartons et les affaires entassées dans le bas du placard pour se faire de la place, et s'était enfoncée le plus loin possible, tout dans le coin, roulée en boule, presque invisible.
C'était, honnêtement, une excellente cachette.
Rémy ouvrit la porte en grand, et retira un ou deux cartons pour dégager d'avantage d'espace. Puis il s'assit par terre, sur le parquet du couloir.
— Dommage que ce ne soit pas un accès à Narnia.
Aucune réaction. Il ne pouvait pas voir son visage, qu'elle avait enfoui entre ses bras fermés, ses longs cheveux sombres achevant de la dissimuler au reste du monde. Ou de lui dissimuler le reste du monde, peut-être. De toute façon, elle ne savait probablement même pas ce qu'était Narnia.
— Première bêtise hein ? lança-t-il d'un ton désinvolte. Je me demande ce que je fais faire de toi. Moi j'ai commencé à faire les 400 coups avant même d'avoir 3 ans, j'étais la bête noire des orphelinats. Tu es bien trop sage, petite.
Toujours rien. Pas le moindre petit mouvement. Rémy soupira.
— Petite, regarde-moi.
Rien.
— Laura, appela-t-il aussi doucement que possible.
Finalement, elle bougea, presque imperceptiblement, mais pas comme il l'aurait souhaité. Elle se replia davantage encore sur elle, serrant plus fort ses genoux, ses bras, son corps entier pour le réduire, jusqu'à prendre le moins d'espace possible. Un faible gémissement lui échappa, et Rémy dût rassembler tout son self-contrôle pour ne pas la prendre dans ses bras.
— Laura, énonça-t-il un peu plus fort, renonçant à capter son regard. Je vais bien. Ce n'était pas ta faute, c'était un accident.
Un nouveau gémissement lui répondit, plus bref. Puis, au bout de quelques secondes, finalement, le petit corps de l'enfant bougea, parcouru de légers hoquets incontrôlables. Elle se déplia légèrement, juste assez pour redresser la tête et lever vers lui des yeux humides, remplis de culpabilité et de souffrance. Elle ouvrit la bouche, puis la referma alors qu'un sanglot explosait dans sa gorge.
— Oh, petite.
Rémy glissa sur le parquet pour se rapprocher d'elle et tendit les bras pour l’inviter à sortir. Elle secoua la tête et se rétracta au plus profond du placard, et il nota la manière dont son regard s'était dirigé vers son épaule, cherchant des traces de ce qu'elle avait fait.
— Je vais bien, répéta-t-il. Je ne suis pas en colère contre toi.
Elle le regarda à nouveau. Ses cheveux décoiffés retombaient par-dessus son visage et dissimulaient partiellement ses joues baignées de larmes. Rémy lui adressa un sourire mais cette fois, il ne fit pas de mouvement dans sa direction et lui laissa le temps de le faire à son rythme. Elle l'observa longuement, calmant petit à petit les sanglots qui agitaient sa poitrine. Puis, enfin, elle relâcha sa position défensive et avança vers lui. Avec une précaution infinie, elle tendit la main en direction de son épaule, et posa ses doigts dessus, un par un, aussi légers que des papillons.
Le pansement était perceptible sous le tissu du t-shirt, mais tout le sang avait disparu, réduisant l'impact visuel de la blessure. Rémy leva la main et alla la poser par-dessus celle de l'enfant pour l'encourager à appuyer, à sentir, à accepter.
— Tu vois ? Ce n'est pas grave.
Elle plongea ses yeux dans le sien et le fixa avec intensité, cherchant à déceler des traces de mensonge, de colère, ou peut-être même de douleur. Ses petits doigts se comprimèrent contre le bandage, et puis tout doucement, ses lèvres bougèrent.
— Par-don.
Rémy écarquilla les yeux, stupéfait. Les deux syllabes avaient été émises d’une petite voix hésitante et discrète, presque imperceptible. Il se força à retenir l'exclamation de surprise qui lui traversa la gorge. A la place, il souleva son bras valide et le posa sur la tête de l'enfant pour lui ébouriffer tendrement les cheveux.
— Ce n’était pas ta faute, petite.
En dépit de ce qu'il aurait voulu, les lèvres de Laura se remirent à trembler et de nouvelles larmes se formèrent dans ses yeux. Son corps fut secoué d'un sanglot bien trop gros pour elle, et elle se mit à pleurer, libérant les émotions qui débordaient dans sa poitrine. Lorsque Rémy tenta à nouveau de l'attirer vers lui pour la réconforter, elle ne résista pas et se laissa aller dans son étreinte, acceptant le réconfort et le pardon.
Chapter 12
Notes:
Encore une fois merci pour vos commentaires !!! <3
Chapter Text
« Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. »
Ce n'était pas la première fois que Rémy et Laura lisaient Le Petit Prince ensemble. C'était un des livres que Rémy préférait lorsqu'il était jeune. Sans doute l'un des seuls livres qui lui avait vraiment parlé. Il l'avait acheté pour Laura en devinant que, elle aussi, se reconnaîtrait dans les mots et les aventures du jeune héros. Le besoin d'être apprivoisé était universel, mais la solitude profonde, celle qu'on ressentait quand on n’avait aucune attache, aucune perspective, aucun lien avec les autres, c'était une douleur bien particulière que peu de gens connaissaient.
Rémy en avait fait partie. Laura également.
« Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. »
La petite fille était blottie contre lui alors qu'il parcourait les lignes de dialogue à voix haute. Sa tête était appuyée contre son bras, et il pouvait la sentir respirer doucement. Il ne savait pas à quel point elle comprenait vraiment le texte, mais elle semblait l'apprécier.
« Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… »
Laura remua contre lui, et posa subitement sa main sur le livre pour stopper la lecture. Rémy la regarda, un peu surpris – il était convaincu qu'elle était à moitié endormie, à ce stade de la lecture – et elle le fixa avec une expression déterminée. Elle prit un moment pour elle-même, agitant ses lèvres sans un son, et puis finalement, articula un mot.
— Unique.
Sa main quitta la page pour aller se poser sur la poitrine de Rémy. Elle le regarda solennellement alors que ses petits doigts se pressaient contre lui, puis sa main bougea à nouveau pour se poser sur sa propre poitrine.
— Unique, répéta-t-elle.
Rémy sourit tendrement. Il déposa le livre et imita le geste de l'enfant. Il posa d'abord sa main contre la poitrine de Laura, puis la ramena contre son torse.
— Exactement Petite. Unique.
* * *
Laura était capable de parler. Pas énormément, bien sûr. Elle restait silencieuse la plupart du temps mais, de temps en temps, toujours quand Rémy s’y attendait le moins, elle répondait avec un mot. Elle apprit rapidement à maîtriser « oui » et « non », ainsi que « encore ». Le reste était plus aléatoire, en fonction des situations et de son humeur. Parfois, Rémy tentait de lui faire prononcer des mots précis, avec un succès mitigé. Il arrivait qu'elle coopère, et il arrivait qu'elle le fixe avec mécontentement jusqu'à ce qu'il la laisse tranquille. Dans les deux cas, Rémy était satisfait de voir qu'elle s'affirmait de plus en plus.
Si les progrès de Laura étaient fulgurants, ceux de la relation entre Rémy et Malicia l’étaient beaucoup moins.
Ils n'avaient pas eu l'occasion de beaucoup se voir. Après l'incident avec Laura, Rémy était très peu sorti. Il préférait laisser son épaule guérir un maximum et ainsi éviter d'attirer l'attention. Cela ne signifiait pas qu’il évitait la jeune femme spécifiquement. C’était même plutôt l’inverse. Il l’avait croisée dans le couloir par trois occasion, mais Malicia avait systématiquement écourté leurs échanges.
La première fois, elle avait affirmé être pressée. La deuxième fois, elle avait soudainement un rendez-vous mystérieux auquel elle devait assister. La troisième, elle était accompagnée d'un homme, un type différent de la dernière fois, et elle avait à peine salué Rémy lorsqu'ils s'étaient croisés.
Ce dernier pourrait se dire qu'il se faisait des idées et que c'était juste une question de circonstances, mais leurs échanges par messages s'étaient réduits eux aussi. C'était toujours lui qui initiait les conversations et, si Malicia lui répondait toujours, c'était différent. Moins spontané. Il avait la désagréable sensation qu'elle s'appliquait à fermer la discussion pour y échapper le plus rapidement possible, même s'il n'avait pas de preuve concrète.
L'invitation pour l'exposition était tombée à l'eau, ce qui était pour le mieux. Entre son épaule blessée et les progrès fragiles de Laura, il n'avait pas envie de la mettre trop rapidement dans un contexte susceptible de la faire vriller à nouveau. Si une scène similaire à ce qui s'était produit l'autre jour se déclenchait en public...il préférait éviter tout risque.
Par moment, il avait l'impression que c'était lui qui devenait fou, parce que Malicia n'était ni froide, ni hostile. Juste différente. Plus détachée. Comme si être impliquée dans la vie de Rémy ne lui importait plus autant. Et ça n'aurait pas posé de problème si elle n'avait pas envoyé des signaux qui indiquaient clairement le contraire avant ça.
Quelque chose avait changé, et Rémy n'avait pas la moindre idée de quoi. Il ne savait pas comment aborder la question, parce que Malicia prenait soin de ne pas laisser d'ouvertures pour qu'ils puissent en discuter.
Peut-être que c'était temporaire. Peut-être que ça ne le concernait pas et qu'elle avait vraiment des trucs privés qui prenaient tout son temps. Peut-être qu'il se faisait des idées et que ça irait mieux dans quelques jours.
Mais peut-être pas. Peut-être qu'il était en train de la perdre à nouveau.
Ce fut cette pensée qui le décida, une nuit où il ne parvenait pas à dormir, à envoyer un message impulsif.
Rémy : Pourquoi es-tu fâchée ?
Direct et sans détour. Il y avait une chance sur deux que ça la mette davantage en colère. Et plus de chance encore qu'elle ne réponde pas, parce que la plupart des gens dormaient à cette heure-ci. Rémy patienta quelques minutes, puis se résigna et se mit même à regretter. Malicia allait trouver ce message à son réveil et cela allait définitivement la contrarier. Dans l'éventualité où elle acceptait de lui répondre, ce serait lui qui ne serait plus d'humeur pour cette conversation.
Alors qu'il envisageait de s'introduire par effraction chez elle pour récupérer son téléphone et effacer directement le message, évaluant les pour et les contre de cette idée, son propre téléphone vibra dans sa main.
Malicia : Je ne suis pas fâchée.
Malicia : Et même si je l’étais, je ne veux pas en parler.
Bon. Il avait maintenant la preuve qu’elle fermait volontairement toute possibilité de dialogue. Rémy souffla, frustré par cette réponse. Si elle ne voulait pas parler, il ne pouvait rien y faire. Ça avait toujours été comme ça. Ils avaient tous les deux un passé compliqué, mais si lui avait été prêt à tout partager avec elle, lui ouvrant son cœur et ses pensées sans hésitation, la carapace d'Anna avait été plus dure à percer. Elle se refermait sur elle-même, et préférait prétendre que ses émotions négatives n'existaient pas. Il avait passé leur deux ans de relation à creuser pour qu'elle lui partage ses doutes et incertitudes. Et malgré tous ses efforts, il savait qu'il n'avait jamais atteint le fond de tout ce qu'elle avait enseveli au fond d'elle.
Il se mordit la lèvre, soudain agacé par cette réalisation. Pendant six ans, il s'était demandé ce qui se serait passé s'il avait fait davantage d'efforts. S'il était parvenu à atteindre cette zone inatteignable de tout ce qu'elle refusait d'exprimer. S'il avait été capable de mieux comprendre ce qui la tourmentait, peut-être qu'il aurait pu l'empêcher de partir.
Il ne voulait pas regretter encore.
Rémy : Tu t’es déjà demandée comment ce serait déroulé ces six dernières si on avait simplement pris le temps de parler ?
Rémy : J’ai toujours été prêt à écouter.
Rémy : Tu es toujours celle qui refuse de parler.
Rémy : Peut-être qu’on devrait changer ça, si on veut avancer.
Il eut eu un long silence. Un moment suspendu pendant lequel Rémy en vint presque à regretter son approche risquée. Clairement, elle était fâchée. Il ne devrait pas être étonné de ne jamais avoir de réponse, et que leurs brefs échanges dans le couloir deviennent encore plus froids. Peut-être que c’était une cause perdue. S’il la laissait se renfermer sur elle-même, elle s’éloignait de lui. S’il la poussait à s’ouvrir, elle s’éloignait aussi. Peut-être qu’il devait juste se résigner à ne pas pouvoir gagner.
Son téléphone vibra, signalant l’arrivée de deux messages consécutifs.
Malicia : Je te déteste.
Malicia : Tu veux monter boire une bière ?
Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres alors qu'il répondait.
Rémy : Tu es tombée à court de thé ?
Malicia : Tu viens ou pas ?
Rémy : J'arrive.
Il sortit de son lit, enfila un pantalon et alla rapidement vérifier que Laura dormait paisiblement avant de la laisser seule dans l’appartement.
Moins de trois minutes plus tard, il franchissait la porte de Malicia, qu’elle avait laissée entrouverte pour l'inviter à entrer. Il la trouva dans le salon, occupée à faire ce qui semblait être un rapide ménage.
— J'aime ton désordre chère, ne t'ennuie pas à ranger pour moi.
Elle souffla, évacuant une mèche de cheveux de devant ses yeux et le regarda avec une pointe d'agacement.
— Ne dis pas des trucs comme ça ou je vais te prendre au mot et mon appartement disparaîtra sous la poussière.
Il rit et s'installa dans le canapé. Elle avait préparé deux bouteilles de bière ainsi qu'un bol de chips, posés sur la table basse.
— Ça ressemble à un rendez-vous improvisé, nargua-t-il en prenant l'une des bouteilles.
Elle leva les yeux au ciel.
— Ça ne l'est pas. C'est juste un petit apéro d'après-journée entre deux voisins.
— Oh, donc on va parler des problèmes de voisinage ? J'ai une plainte à propos des machines à laver et...
— Rémy.
— Ah, pas ce type de voisin ?
Cette fois, elle ne prit même pas la peine de lui répondre, et s'installa dans l'unique fauteuil qui se trouvait en face de lui. L'atmosphère changea et Rémy ravala sa prochaine remarque narquoise. Malicia prit une bouteille à son tour et but une gorgée avant de se passer une main sur le visage.
— Je ne suis pas fâchée, clarifia-t-elle à nouveau.
Elle baissa la main et leva les yeux vers Rémy. Elle le dévisagea un instant, sondant son visage avec une intensité inhabituelle. Après un instant d'inspection très analytique, son regard trahit brièvement de la tendresse avant de se détourner. Elle prit une autre gorgée de bière, plus longue cette fois, puis posa sa bouteille sur la table basse et expira.
— Je me sens très seule parfois, confia-t-elle sans le regarder. J'habite ici depuis trois ans et je n'ai créé aucune affinité avec le voisinage. Soit c'est des relations polies, soit ils se méfient de moi. Je n'ai...je n'ai pas d'amis, pas de famille. Je suis seule, et je comprends. Je m'y étais résignée. Être un mutant isole. Mon pouvoir m'isole davantage encore. Je ne peux rien y faire, c'est juste comme ça.
Le cœur de Rémy se serra à la tristesse perceptible dans sa voix. Il se leva, prêt à se rapprocher pour la réconforter mais elle réagit en lui adressant un regard dur.
— Non. Tu dois arrêter de faire ça. Tu as raison quand tu dis que c’est de ma faute et que je dois…qu’il faut que j’apprenne à mieux communiquer. J'essaye. J’essaye vraiment, mais je ne vais pas y arriver si tu t’entêtes à jouer au chevalier servant. Je n’ai pas besoin de réconfort. Je ne mérite pas de réconfort, particulièrement venant de toi !
Rémy se laissa retomber sur son siège, soufflé par son emportement soudain.
— Je t'ai abandonné, Rémy ! Tu n'as jamais rien fait de mal et pourtant je t'ai laissé sans prendre en compte tes sentiments. J'ai choisi d'être seule, tu es la dernière personne au monde qui devrait me consoler pour ça.
— Je ne...
— Et tu sais c'est quoi le pire ? le coupa-t-elle en levant les bras, exaspérée par la situation. C'est que c'est toi qui m'a sorti de cette solitude. Tu es arrivé ici, avec ta bouche en cœur et tes yeux plein de promesses, et j'ai retrouvé tout ce qui me manquait. J'aime passer du temps avec toi, et avec Laura. J'aime votre compagnie, la vie que vous apportez, je me sens bien quand je suis avec vous. C'est tellement différent...agréable...Je n'avais pas réalisé à quel point ça me manquait et maintenant vous êtes là et j'ai toujours envie de plus...mais...je...
L'énergie de ses paroles se dissipa et ses mots s’éteignirent. Elle se recroquevilla sur elle-même et ramena ses genoux contre sa poitrine, incapable de regarder Rémy en face.
— Désolée, marmonna-t-elle. Je n'avais pas prévu d'en dire autant.
Il émit un petit rire, puis se pencha en avant. Il tendit la main à travers la table basse, l'invitant à la prendre. Elle fit la moue, puis se résigna à accepter sa proposition. Forcée de sortir de sa position défensive, elle se remit correctement et posa ses doigts au creux de la paume de Rémy, soulagée d'avoir pensé à mettre des gants avant son arrivée. Il les pressa entre les siens, et s'autorisa même à se pencher davantage pour les embrasser avec douceur.
— Je suis heureux que tu l'aies fait, chère. Mais je ne comprends pas ?
Il lui jeta un coup d'œil pour lui adresser sa confusion sincère, s'assurant qu'elle sache qu'il avait mis leur jeu de séduction de côté et qu'il était totalement sérieux.
— Si notre compagnie te fait du bien, pourquoi nous évites-tu ?
Les doigts de Malicia se contractèrent. Elle baissa les yeux, et il l'encouragea à parler avec une petite pression de la main.
— Tu m'as mise à l'écart, murmura-t-elle.
Il écarquilla les yeux de surprise, puis fronça les sourcils.
— Non ?
— Si. L'autre jour, on communiquait par message et puis tu as arrêté de répondre. Quand tu es revenu tu m'as dit qu'il y avait un problème avec Laura et puis tu as refusé mon aide.
Oh.
Oh.
— C'était...
— Une affaire de famille. Et je ne fais pas partie de votre famille. Je comprends. Je ne suis pas en colère contre toi, réitéra-t-elle en insistant sur la nuance. C'est moi qui...je ne t'évite pas. Pas vraiment. J'essaye juste de me protéger.
Rémy acquiesça pour marquer sa compréhension, mais ses pensées n'étaient plus sur la conversation. Il l'avait rejetée. Il l'avait blessée sans le réaliser. Il était un idiot. Il aurait dû...Non. Il ne pouvait pas lui expliquer pour Laura, pour la blessure, pour sa réaction inattendue et traumatisée. Il ne voulait pas entraîner Malicia là-dedans. La plaie sur son épaule était toujours là, mais il veillait à ce qu'elle soit invisible. Inexistante. Rien ne s'était passé. Malicia avait raison, c'était quelque chose entre Laura et lui, et il n'y avait aucune utilité à retourner en arrière.
— Ce n'était pas mon intention de te mettre à l'écart, assura-t-il. Je ne le referai plus.
— Non, ce n'est pas ce que je dis. Tu as le droit de me tenir à l'écart, c'est ta fille. C'est ta vie, je n'y ai pas ma place, je comprends.
La poigne de Rémy se raffermit autour de la main de la jeune femme et il la tira vers lui.
— C'est faux. Tu as ta place dans ma vie. Je te l'assure.
Elle lui adressa un sourire triste.
— Je suis tellement stupide. Je me vexe et m'isole pour quelque chose que tu réalises même pas avoir fait. Une partie de mon esprit était convaincu que tu l'avais fait exprès. Pour te venger.
La tristesse de son sourire passa à son regard et elle tenta de retirer sa main. Rémy l'en empêcha, déterminé à garder le contact entre eux.
— Je suis désolée Rémy, je continue d'attendre le pire de toi alors que tu n'offres que le meilleur.
— Chère...est-ce que tu m'autorises à ... ?
Il fit un geste de sa main libre pour montrer son désir de la prendre dans ses bras. Elle parût interloquée un instant, puis secoua la tête.
— Oh, Rémy, je ne...
— Si tu dis une fois de plus que tu ne le mérites pas, je le fais sans ton autorisation.
Elle rit doucement, puis acquiesça. Il n'en fallut pas plus pour que Rémy se redresse et l'attire vers lui, contournant la table basse. Malicia ne marqua aucune résistance et se laissa guider jusqu'à être proche de lui. Elle hésita à la dernière seconde, puis franchit les derniers centimètres et posa sa tête contre son torse. Il referma ses bras autour d'elle et embrassa doucement ses cheveux.
Les yeux fermés, elle lâcha un soupir de satisfaction, libérant le poids de la solitude. Elle était blottie contre lui comme elle le faisait autrefois, avec une confiance aveugle et illimitée. Rémy inspira son odeur, retrouvant le confort de son corps contre le sien.
Une part de lui aurait voulu rester en colère. Continuer à nourrir les flammes de rancœur qu'il avait développé envers elle pour l'avoir laissé, pour l'avoir ignoré, abandonné à son sort. Il aurait voulu lui faire payer les années de souffrance et de solitude, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Mais il ne pouvait pas, car il réalisait à présent que cette souffrance avait été partagée. La solitude qui l'avait dévoré toute ces années, Malicia l'avait ressentie aussi. Contrairement à lui, elle en avait fait le choix, mais ce n'était pas pour autant qu'elle l'avait mérité. Personne ne méritait ça.
Non, Rémy ne pouvait plus reporter sur Malicia la responsabilité de ces six dernières années.
Elle s'en chargeait déjà toute seule.
* * *
— Elle a sa couverture, des vêtements, ses jouets, sa brosse à dent et elle a deux pyjamas parce qu'elle n'a pas réussi à choisir et je pense qu'elle voulait te montrer les deux pour je ne sais quelle raison et...
— Rémy ?
Rémy stoppa son flot de parole et regarda Malicia qui lui adressait un sourire sympathique. Deux jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait accepté de s’ouvrir à lui et de lui partager sa solitude et ses remords. Depuis, tout allait mieux à nouveau. Il l’avait invitée à venir prendre le repas de midi le lendemain, et ils avaient préparé des croque-monsieur tous les trois. Ils échangeaient à nouveau des messages pour discuter de tout et de rien. Rémy songeait à relancer son idée de faire une sortie tous ensemble, mais c’était un projet qui allait devoir attendre encore un peu.
— Tout va bien aller. Ce n'est que quelques jours.
Il se passa nerveusement la main dans les cheveux.
— Je sais. C'est juste que...j'aimerais pouvoir faire autrement.
Il avait accepté une mission de la guilde qui allait s’étaler sur plusieurs jours. Au minimum trois. Peut-être un peu plus. C'était bien payé, mais surtout c'était juste à côté du laboratoire où il avait rencontré Laura, et il voulait en profiter pour mener une enquête plus personnelle. Les questions commençaient à s'accumuler, et les informations qu'il avait eues initialement n'était plus suffisantes. Il voulait aussi être certain qu'il n'y avait pas d'autres enfants concernés. Et trouver un moyen de dénoncer leurs agissements pour venger Laura, autant qu'il le pouvait.
Il ne pouvait définitivement pas emmener la fillette avec lui, mais la laisser seule si longtemps le dérangeait quand même. Pourtant il savait qu'elle ne serait pas seule. Malicia avait accepté de la garder, et il avait totalement confiance en elle. Mais cela ne l'empêchait pas d'être atrocement nerveux.
— J'ai préparé une boîte de céréales aussi.
Malicia posa une main sur sa hanche et le regarda avec amusement.
— Je ne vais pas la nourrir au pain sec tu sais.
— Je veux juste qu'elle ne soit pas trop dépaysée.
— Elle m'a l'air d'aller bien là.
Si Rémy était anxieux à la perspective de cette séparation, Laura, elle, semblait tout à fait paisible. Elle avait immédiatement posé son sac à dos sur le canapé et s'était mis à explorer les lieux en ignorant totalement les deux adultes. Les yeux remplis de curiosité elle avait soulevé le livre que Malicia avait laissé sur un accoudoir, déplacé quelques magazines et observait à présent la télécommande comme s'il s'agissait d'un objet mystérieux. Malicia avait raison, elle allait bien. Et désormais, elle connaissait la jeune femme, et semblait avoir lié une relation avec elle. Il ne la laissait pas chez une parfaite inconnue. Ça allait bien se passer. Ça devait bien se passer.
— J'ai préparé quelques documents, si jamais. Ses papiers et d'autres trucs. J'ai aussi mis un numéro de téléphone à utiliser pour les urgences extrêmes uniquement. Pour le reste, je serai injoignable.
— Et si elle veut te parler ? Entendre ta voix ?
— Elle devra s'abstenir.
— Rémy. J'espère que tu ne pars pas faire une mission suicide.
Il la regarda, prenant mesure de l'inquiétude dans ses yeux. Il secoua la tête.
— Non. Mais je préfère être prudent et que personne ne puisse remonter jusqu'à vous si quelque chose se passe mal.
— Donc quelque chose peut mal se passer.
Il ne répondit pas, et elle fit la moue, clairement opposée à ce qu'il y aille. Elle n'avait pas besoin de formuler ses objections pour qu'il les entende. Ils avaient eu ce genre de conversation de nombreuses fois par le passé, mais il lui était reconnaissant de respecter sa décision.
— Une dernière chose...
Il plongea sa main dans sa poche, puis la tendit en direction de Malicia. Celle-ci haussa un sourcil, perplexe.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Un double de la clé de mon appartement.
— Rémy, je...
— Ce n'est pas symbolique ou quoique ce soit, précisa-t-il. Je veux juste être sûr que tu puisses y accéder si Laura a besoin de quelque chose ou si elle a besoin de se rassurer ou je ne sais quoi.
Malicia se pinça les lèvres, puis acquiesça et prit la clé. Elle la garda en main alors qu'elle croisait les bras, songeuse.
— Tu seras prudent ? ne put-elle s'empêcher de demander.
Cela eut le mérite de le distraire de son inquiétude quelques secondes et il lui adressa un sourire charmeur.
— Je le suis toujours, chère.
Elle fronça légèrement les sourcils, parce que clairement c'était faux, mais n'ajouta rien d'autre. Rémy hésita un instant à préciser sa réponse, puis renonça et reporta son attention sur Laura. Elle se trouvait à présent juste en face de la télévision, et appuyait sur différents boutons de la télécommande dans l'espoir de l'allumer.
— Petite, appela-t-il. Viens ici.
Laura lâcha aussitôt la télécommande pour revenir auprès d'eux. Rémy s'agenouilla pour être à sa hauteur et posa ses mains sur ses épaules.
— Je vais partir. Tu restes avec Malicia. Tu es sage et tu écoutes ce qu'elle te dit, ok ?
Laura acquiesça distraitement. Cette fois, il avait veillé à bien tout lui expliquer. Plusieurs fois. Il lui avait tellement expliqué qu'il songeait qu'elle en avait marre de l'entendre lui répéter la même chose, mais il voulait être certain qu'elle ne se sente pas abandonnée cette fois. Il lui prit doucement le menton pour lui signifier qu'elle devait être attentive à ce dernier rappel.
— N'oublie pas ce que je t'ai dit. Tes griffes restent à l'intérieur de tes mains. S'il y a un problème, tu vas voir Malicia. Tu peux lui faire confiance. D'accord ?
A nouveau, Laura acquiesça. Rémy l'attira vers lui pour la serrer dans ses bras.
— Et je reviendrai. Quoiqu'il arrive, je reviendrai, ok ? C'est promis.
— Promis, répéta Laura, le visage à moitié écrasé contre lui.
Il rit et la serra un peu plus fort, juste pour s'assurer qu'il ne lui manquerait pas. Ou l'inverse.
Chapter Text
Même pas trois jours. La mission de la guilde avait été plus facile que prévue, et Rémy se demanda s'ils ne le sous-estimaient pas parfois. Au moins, cela lui laissait plus de temps pour son enquête personnelle, mais il avait été rapidement refroidi.
Après quelques recherches, il avait trouvé un laboratoire qui collaborait avec celui où Laura se trouvait. Il s'y était infiltré, prenant le rôle d'un jeune laborantin. Sans aide intérieure, obtenir des informations était plus compliqué mais pas impossible. En tapant X-23 dans le système de recherche, il avait découvert de nombreux dossiers effacés, ainsi qu'un message d'alerte. Ils cherchaient activement Laura à travers le pays. Et ce n'était pas juste un laboratoire, mais toute une organisation en réseau, qui se disséminaient à travers tous les états. De ce que Rémy avait pu voir, ils n'étaient pas du tout sur sa piste, ce qui était une bonne chose. Mais il réalisa que sa présence dans le laboratoire et sa consultation illégale des documents mettaient Laura en danger.
Il avait été stupide. Il n'était même pas sûr de ce qu'il cherchait et pourtant il était en territoire ennemi, leur donnant une occasion en or de remonter jusqu'à l'enfant.
Imbécile.
Il se déconnecta de tous les documents et reprit son travail de laborantin pour la journée, comme si de rien n'était. En fin de journée, il récupéra ses affaires au motel et envoya un message à Malicia pour lui indiquer qu'il serait là dans la soirée.
Quelques heures plus tard, il sonnait à sa porte, et elle lui ouvrait avec un sourire réjoui.
Elle était en jean et t-shirt, ses cheveux attachés en une grossière queue de cheval. Magnifique, comme toujours. Même avec les barrettes-animaux parsemées dans ses cheveux.
— Ça a été rapide ! commenta-t-elle alors qu'il entrait. C'est plutôt positif ?
Il n'eut pas le temps de lui répondre que Laura apparut dans le couloir, le visage illuminé d'un immense sourire. Sans hésiter, elle se précipita vers lui pour sauter dans ses bras.
— Rémy !
Il la réceptionna avec agilité et la laissa le serrer dans ses bras quelques secondes avant de la repositionner pour pouvoir la regarder.
— Wow petite, tu viens de dire mon nom ?
— Rémy ! répéta Laura avec une expression fière.
— Elle s'est beaucoup entraînée, raconta Malicia tout en les observant, une lueur amusée et attendrie dans les yeux. Elle te réclamait tout le temps.
Laura enfouit son visage contre sa veste pour se blottir aussi étroitement que possible contre lui. Rémy sourit et l'étreignit en retour.
— Tu m'as manquée aussi petite. Vous m'avez toutes les deux manquées.
Il échangea un regard avec Malicia qui lui sourit tendrement.
— On t'attendait pour manger. Je me suis dit qu'on pouvait commander quelque chose ?
Laura s'agita à la mention de nourriture, et Rémy la déposa par terre. Aussitôt, elle prit la direction du salon, où une boîte de pizza entamée traînait sur la table basse. Les lèvres du jeune homme s'étirèrent en un sourire amusé.
— Vous m'avez attendu, hein ?
— Hey, se défendit Malicia. C'était notre entrée ! Nos estomacs ne sont pas réglés sur tes horaires imprévisibles.
Elle joignit sa remarque d'une tape amicale dans l'épaule. Le geste était joueur et anodin, et entièrement dénué de mauvaises intentions. Sauf qu'elle visa exactement là où la peau de Rémy était toujours lacérée suite à l'incident avec Laura. Sous l'élan de douleur inattendu, il ne parvint pas à retenir son mouvement de recul, ni la grimace de douleur qui se forma sur son visage. Le regard de Malicia s'écarquilla de surprise.
— Bon dieu Rémy, tu es blessé ?
Elle avança dans sa direction, les mains tendues pour tenter de l'aider, mais il se déroba.
— Ce n'est rien.
— Ça n'a pas l'air de rien. Tu t'es fait ça pendant ton expédition ?
Le regard de Rémy parcourut rapidement la pièce à la recherche de Laura. La petite fille se tenait en retrait, mais ses grands yeux étaient fixés sur eux, ne ratant pas une miette de l'échange. Non seulement il ne voulait pas que Malicia sache que c'était Laura qui l'avait blessé, mais en plus, il ne voulait pas avoir cet échange en sa présence et raviver sa culpabilité.
— Ce n'est rien, répéta-t-il. Juste une éraflure.
— Laisse-moi regarder.
— Il n'y a pas besoin. Je vais bien, Malicia.
Son ton sec suffit à la refroidir et ce fut son tour de reculer. Elle détourna le regard et croisa les bras, visiblement contrariée. Rémy se passa une main sur le visage, fatigué d'avance par cet échange.
— Quoi ? demanda-t-il avec une pointe d'agacement.
Elle le fusilla du regard, reproche silencieuse du fait qu'il ne réalise pas de lui-même.
— Tu l'as encore fait. Tu me mets à l'écart.
— Je...
Il ne pouvait pas la contredire, mais il n'aimait pas non plus ce qu'elle sous-entendait.
— Je n'ai pas l'obligation de t'inclure dans chaque fragment de ma vie.
Elle expira avec dédain et pointa un doigt accusateur dans sa direction.
— C'est plutôt hypocrite, tu ne trouves pas ? Tu m'accuses d'être responsable de nos problèmes parce que je ne communique pas, mais tu passes ton temps à être mystérieux et à me narguer avec tes secrets !
— Je ne te nargue pas, se défendit-il, offusqué qu'elle puisse prétendre le contraire.
— Tu ne fais pas beaucoup d'effort pour les rendre discrets.
— Tu veux qu'on parle de secrets ? s'emporta-t-il avec une violence soudaine. Tu veux qu'on parle d'hypocrisie ? Je ne suis pas celui qui fait défiler les mecs à ma porte, et qui se comporte comme si ça n'existait pas.
Le visage de Malicia rougit d'un coup, et elle pinça les lèvres. Elle reprit sa position initiale, croisant à nouveau les bras tout en se rétractant sur elle-même.
— Ça ne te regarde pas, prononça-t-elle dans un souffle.
— En effet, répondit-il froidement. C'est ce que je disais. Chacun ses secrets.
Il put voir la peine dans son regard, mais il n'avait pas la capacité de s'en préoccuper. C'était elle qui avait initié les hostilités. D'un pas décidé, il passa à côté de Malicia et récupéra les sacs avec les affaires de Laura.
— On y va, Laura.
La petite fille tressaillit à son ton dur, mais il n'avait pas la possibilité de s'occuper de ça non plus. Il voulait juste partir d'ici au plus vite, alors il fit volte-face et prit la direction de la porte, supposant que la petite allait le suivre comme elle le faisait toujours. Alors qu'il traversait le couloir de l'entrée, il passa devant un miroir et aperçut le reflet de Laura qui s'était arrêtée en chemin, prenant le temps de serrer ses petits bras autour de la taille de Malicia dans un câlin étroit.
Le cœur de Rémy se tordit avec amertume et regrets.
* * *
Une fois dans leur appartement, Laura refusa d'aller dormir dans sa chambre. Elle demanda à dormir avec lui, en utilisant des mots, ce qui était assez impressionnant pour qu'il lui autorise ce petit caprice. Elle était donc allongée à côté de lui et dormait à poings fermés, sa couverture jaune serrée entre ses doigts. Rémy, lui, était incapable de trouver le sommeil. Il se tourna et se retourna dans ses draps, essayant de faire taire ses pensées. Finalement, après une heure perdue à ressasser, il prit son téléphone. Il fit simple, rédigeant seulement trois mots.
Je suis désolé.
Il les fixa un instant, puis secoua la tête et les effaça.
* * *
— Dessine avec moi.
— Bon sang petite, déjà les phrases à plusieurs mots j'ai du mal à m'y faire, si en plus ta grammaire commence à être correcte...
Laura le regarda en penchant la tête, intriguée par ses paroles, puis lui tendit un crayon en silence. Agenouillée près de la table basse, elle s'appliquait à dessiner depuis tout à l'heure. Et elle ne dessinait pas n'importe quoi. Elle dessinait des lettres, de l'alphabet. Les mêmes lettres qu'elle s'était amusée à repérer sur la boîte de céréales du petit-déjeuner, et aussi sur la bouteille de shampoing, et dans ses livres préférés.
Trois jours en pension chez Malicia et elle avait fait des progrès incroyables. Elle était même capable d'écrire son prénom désormais. Rémy n'avait absolument aucune idée de comment Malicia avait fait ça, et il ne pouvait pas lui demander parce qu'ils n'avaient pas échangé le moindre mot depuis leur altercation de la veille.
— Dessine, réclama à nouveau Laura.
Il prit le crayon qu'elle lui tendait et elle fit un petit mouvement satisfait de la tête, avant de retourner sur sa propre feuille où elle traça soigneusement un A rouge. Rémy la regarda faire, et réalisa que maintenant que l'impulsion était donné, ça ne tenait qu'à lui de lui permettre de progresser davantage.
— Hey petite, tu veux apprendre à écrire Rémy ? Tu vas voir, on a une lettre en commun dans nos prénoms.
Laura le regarda avec des yeux attentifs et avides d'apprentissage, et il s'exécuta, déterminé à être à la hauteur de ses efforts.
* * *
En se mettant au lit ce soir-là, Rémy prit son téléphone. Il avait reçu un message de la guilde qui le félicitait pour son dernier boulot et qui lui en proposait un autre. Il répondit rapidement pour décliner la proposition, puis ouvrit sa conversation avec Malicia.
Merci pour Laura
Il se stoppa juste avant d'envoyer, et effaça le message.
* * *
— On a fait de sacrées bonnes affaires, hein petite ? lança Rémy en ouvrant la porte de l'immeuble, les bras chargés de sacs.
Laura le suivit à l'intérieur, une pomme rouge précieusement calée entre les mains. Elle venait de croquer dedans et observait la trace de ses dents avec curiosité tout en mâchonnant ce qu'elle avait en bouche. En entendant Rémy l'interpeller, elle leva la tête vers lui et lui offrit un sourire fruité.
— Pomme, clama-t-elle fièrement avant de mordre à nouveau dedans.
C'était un nouveau mot qu'elle avait appris au magasin. Les pommes étaient en effet en promotion, et Rémy en avait acheté deux kilos. Il allait essayer d'en faire une tarte, et aussi de la compote. A condition que Laura ne mange pas tout avant.
Les pommes n'étaient pas leur seule bonne affaire, ils étaient tombé pendant une journée de grande promotion, et Rémy en avait profité pour refaire le plein d'essentiels. Il songeait d'ailleurs à y retourner pour reprendre ce qu'il avait dû se résigner à ne pas savoir porter.
Alors qu'ils commençaient à monter les trois étages à pieds, des voix leur parvinrent en contresens.
— C'était un plaisir de passer cette après-midi avec toi, dit la voix d'un homme. Ta compagnie est toujours aussi charmante.
— De même pour toi, répondit une femme avec un gloussement.
Rémy se raidit alors que Malicia faisait son apparition au milieu des escaliers, suivie par un homme dans la trentaine, les cheveux en bataille et un sourire béat aux lèvres. La jeune femme s'immobilisa au milieu des marches à la seconde où elle les reconnut, les lèvres pincées.
— Malicia !
Inconsciente du malaise ambiant, Laura grimpa les quelques marches qui la séparait de Malicia pour lui faire un câlin spontané.
— Salut Laura, répondit gentiment celle-ci, incapable de retenir un sourire.
— Laura a pomme !
— Je vois ça. Elle a l'air délicieuse.
Derrière elles, l'homme se racla la gorge, visiblement confus sur pourquoi ils restaient ainsi stationnés au milieu des escaliers.
— Vous vous connaissez ?
— Ce sont mes voisins du dessous. Je garde parfois Laura, pour rendre service.
— Oh. Tu fais les présentations ?
Le regard de Malicia se posa sur Rémy, aussi glacial qu'une bourrasque de givre.
— Non, pas la peine. On va y aller.
Avec une facilité déconcertante, elle attrapa Laura et la porta pour descendre les quelques marches restantes. La petite fille ne protesta pas. Au contraire, elle continua de sourire comme si c'était quelque chose dont elle avait l'habitude. Malicia la posa juste à côté de Rémy.
— Bye Laura.
La petite fille agita sa main pour lui dire au revoir alors que Malicia retournait auprès du gars qui l'accompagnait. De manière ostentatoire, elle attrapa son bras et se colla à lui, sachant parfaitement que les yeux de Rémy étaient rivés sur eux et ne rataient pas une miette du spectacle.
* * *
— Oui !
— J'ai dit non, petite.
— Oui !
Rémy ravala un grognement alors que Laura essayait de forcer le passage pour accéder à sa chambre. Depuis son retour, il avait découvert que le fait de pouvoir s'exprimer oralement favorisait aussi l'expression de caprices. Ce qui était une progression dans son désir de la voir se comporter comme un enfant normal. Mais c'était aussi embêtant, parce que les enfants normaux pouvaient être.... particulièrement agaçants.
Laura tenta de se faufiler entre lui et le pan de la porte, et il l'attrapa juste avant qu'elle n'y parvienne. Elle rit du mouvement soudain, et lui serra la mâchoire.
— Je ne suis pas en train de jouer, petite. J'ai dit que tu dormais dans ta chambre cette nuit.
— Non !
— Laura, gronda-t-il d'une voix sévère. Tu veux que je me mette en colère ? Parce que je peux me mettre en colère.
Ça la stoppa net dans sa rébellion et elle le fixa avec des grands yeux inquisiteurs. Réalisant qu'il était sérieux, elle changea d'expression pour devenir boudeuse. Dans une dernière tentative plus calme, elle pointa la chambre de Rémy du doigt.
— Non, répéta celui-ci. Tu dors dans ton lit.
Il l'avait laissée passer les deux nuits précédentes avec lui pour se faire pardonner de son départ, mais il ne voulait pas que ça devienne une habitude. Elle avait une chambre, et il n'y avait aucune raison pour qu'elle ne l'utilise pas.
Laura baissa la tête pour indiquer sa capitulation. Face à sa mine toute triste, Rémy faillit flancher, mais parvint à garder sa position.
— Allez petite, dans ton lit. Je peux te lire une histoire si tu as envie.
Elle acquiesça doucement, redevenue silencieuse, et Rémy soupira. À croire qu'il ne pouvait gagner dans aucune de ses relations.
Hormis ce petit contretemps, le coucher de Laura se fit assez facilement. Après une histoire et un câlin, elle accepta de rester toute seule dans sa chambre, et il laissa sa porte entrouverte au cas où, juste pour lui rappeler qu'il était dans la pièce voisine.
Lui-même fatigué, il fit un peu de rangement avant d'aller prendre une douche. Il jeta un coup d'œil dans la chambre de la petite fille au passage, et constata qu'elle s'était endormie sans difficulté. Rassuré, il rejoignit son propre lit et tenta de fermer les yeux.
Sans succès.
Evidemment.
Allongé sur le dos, les mains derrière la tête, il contempla son plafond un instant. Il songea à Malicia qui se trouvait l'étage au-dessus, et se demandait ce qu'elle faisait. Était-elle toujours avec ce type ? Est-ce qu'ils passaient parfois la nuit chez elle ? Il n'en avait pas l'impression. On aurait dit des visites de courtoisie étranges. Avec à chaque fois des mecs différents. Il repensa au vieux voisin du rez-de-chaussée et à sa mise en garde. Il n'avait pas tort sur le fait que Malicia était impliquée dans des magouilles étranges.
Mais Rémy l'était aussi. Est-ce que c'était vraiment une raison valable de se disputer et d'être en froid ? Pas vraiment. Mais à chaque fois qu'ils se disputaient, c'était pour une raison complètement absurde. A croire qu'ils étaient incapables de juste communiquer normalement.
Avec un souffle las, il se redressa et attrapa son téléphone. Cette fois, il rédigea son message et l'envoya sans se remettre en question. Il fallait que l'un d'eux se décide à briser la glace, et il avait toujours été du genre à faire exploser les choses.
Rémy : Si on avait des spectateurs pour notre relation, ils seraient sans doute en train de nous traiter d'idiots.
Il éteignit son écran tout de suite après l'envoi, comme si ça allait limiter les dégâts potentiels. Mais presque aussitôt, celui-ci vibra pour signaler l’arrivée d’une réponse.
Incroyablement rapide.
Malicia : Je peux m'en charger si tu veux : tu es un idiot.
Malicia : Mais je suis une idiote aussi. Je suis désolée.
Il observa les trois petits points en bas de son écran, qui lui indiquaient qu'elle continuait à écrire. Il attendit un instant, mais les points continuaient de charger, jusqu'à disparaître. Avec un soupir, il prit la relève.
Rémy : Dans ce cas nous sommes deux idiots désolés. Je t'ai attaqué sans raison. Je m'en fiche du nombre d'hommes qui défilent devant ta porte.
A l'instant où il eut envoyé son message, il regretta, et se dépêcha de se corriger.
Rémy : C'est faux. Je ne m'en fiche pas, et je suis vraiment curieux à ce propos. Mais je sais que ça ne me concerne pas, et je n'attends pas de toi qui tu fournisses des explications. Je serai là le jour où tu voudras me raconter, mais en attendant...tu es libre de faire ce tu veux.
Il appuya sur envoyer, et ferma les yeux, presque effrayé de la suite de cette conversation. Lorsqu'il les rouvrit quelques secondes plus tard, les trois petits points étaient de retour. Il les regarda à nouveau et patienta. A nouveau, ils disparurent. Puis refirent leur apparition. Puis son téléphone vibra finalement dans sa paume.
Malicia : Tu peux te taire deux secondes ?
Malicia : Je déteste quand tu es plus mature que moi.
Rémy sourit, et les trois points refirent leur apparition. Comme une boucle prévisible, ils restèrent un instant, puis disparurent. Puis réapparurent. Puis disparurent à nouveau. Un instant passa, et son téléphone vibra, mais pas pour lui signaler un nouveau message.
Il décrocha, partagé entre l'amusement et la curiosité. Il n'eut même pas le temps de la saluer qu'elle le devançait et prenait la parole.
— C'est juste tellement compliqué, tu sais. Il y a toi qui est là, et parfois j'ai l'impression que tu n'as pas changé. Que tu es toujours identique à celui que j'ai laissé. Mais les choses ont changé, et moi j'ai changé. Il s'est passé tellement de choses en six ans, Rémy. Je ne sais même pas par où commencer pour te les raconter. Et une partie de moi n'a pas envie de te les raconter, parce que quand je suis avec toi, j'ai l'impression d'être à nouveau la moi d'il y a six ans, avec le toi de l'époque, et je me sens libérée du poids de toute ces années. Et puis il se passe des trucs qui me font réaliser que c'est juste une illusion, et que tout a changé. Que toi tu as changé, et que je ne te connais plus comme avant, et c'est entièrement ma faute, et j'ai peur, j'ai peur d'avoir tout gâché et qu'on ne puisse jamais réparer ni se retrouver.
Rémy avait fermé les yeux devant ce flot de paroles et écoutait chacun des mots qu'elle prononçait, ressentait chaque vague d'émotion dans sa voix, chaque fragment de doute, de peur, de culpabilité.
— Le pire c'est que je continue de rejeter la faute sur toi comme si tu étais responsable, alors que tu es là et que tu essayes et moi je suis stupide et incapable de…
— C'est Laura, la coupa-t-il.
Elle s'interrompit aussitôt et il y eut un moment de silence. Soit elle attendait qu'il développe, soit elle essayait de s'assurer qu'elle avait bien entendu.
— Laura ? répéta-t-elle finalement.
— Je ne me suis pas blessé en mission. C'était un accident.
A nouveau, un silence.
— Okay, prononça-t-elle doucement quand le silence devint trop long.
— Si je ne te l'ai pas dit, ce n'est pas parce que je veux te tenir à l'écart, ni parce que je ne te fais pas confiance. J'essaye juste de la protéger. Et de te protéger, toi aussi.
— Rémy...
Elle ne dit rien d'autre. Après sa longue litanie, elle semblait à court de mots. Il regretta qu'ils soient au téléphone, parce qu'il aurait voulu la voir. Lui prendre les mains. Lui répéter ce qu'il venait de lui dire en la regardant dans les yeux pour qu'elle sache à quel point il était sincère.
— Elle a fait des cauchemars, quand elle était chez moi, dit soudainement Malicia. Je pensais que c'était parce que tu étais absent, mais ils semblaient tellement intenses. Démesurés pour une petite fille de son âge.
Rémy serra la mâchoire. Les cauchemars de Laura commençaient à s'apaiser, mais il n'était pas surpris d'entendre que son départ de quelques jours les avait ravivés. Il repensa à Laura et son entêtement à refuser de dormir seule, un peu plus tôt, et une vague de culpabilité monta en lui. La voix de Malicia retentit à nouveau, basse mais sérieuse, redirigeant son attention sur leur conversation.
— Il y a plus, n'est-ce pas ?
Il pouvait pratiquement entendre les éléments se lier les uns aux autres dans sa tête, mais il lui manquait encore beaucoup d'informations pour avoir le tableau complet. Il préférait qu'elle ne l'ait jamais.
— Je ne peux pas te répondre, chère.
— Pour me protéger, clarifia-t-elle en réutilisant ses mots.
— Pour vous protéger.
— D'accord. Mais qui te protège toi ?
La question le prit au dépourvu, et il secoua la tête devant son absurdité.
— Je n'ai pas besoin de protection.
— Vraiment ?
Sa voix était devenue plus déterminée. Il reconnut son intonation passionnée, celle qu'elle employait quand elle avait un but à atteindre. Il savait d'avance qu'il ne remporterait pas ce débat.
— Ecoute Rémy, je n'ai aucune idée de quoi il est question précisément. Tu ne veux pas partager les détails pour protéger Laura, d'accord. Je comprends. Je vais m'y faire. Mais ça a l'air...bien plus complexe que tu ne le laisses entendre.
— Je gère la situation. Tu n'as pas à t'inquiéter.
— Je ne m'inquiète pas. Mais je veux être sûre que tu sais que je suis là, si besoin. Toujours. Sans condition. Je n'ai pas besoin d'être protégée non plus.
Il passa une main dans ses cheveux, et repensa aux messages d'alerte qu'il avait lu sur les écrans du laboratoire. Au dispositif qui avait été déployé pour retrouver Laura. A la mention que ses "ravisseurs" pouvaient être éliminés, tant que l'enfant était retrouvée. Il revit les mots qui détaillait la trahison du Dr Sarah Kinney et son assassinat.
— Rémy, insista Malicia. Je suis sérieuse. Si ça devient trop lourd, tu dois demander de l'aide. Ne te met pas en danger à cause de ton stupide besoin de jouer au héros.
— Je n'ai jamais...
— Je m'en fiche. Demande de l'aide.
Son ton était intransigeant, marquant la fin de l'argumentation. Rémy ne put s'empêcher de sourire, légèrement amusé malgré le sérieux de la situation. En dépit de tout, il continuait à bien la connaître.
— Je le ferai, assura-t-il.
— Bien.
Et juste comme ça, le silence revint. Les secondes s'écoulèrent, et il pouvait l'entendre respirer à travers le téléphone.
— Rémy ? dit-elle après un long moment.
— Oui chère ?
— Je n'ai pas envie de raccrocher.
— Moi non plus.
— Tu m'as tellement manqué.
Il ne sut pas dire si elle parlait des trois jours de froid, des trois jours d'absence, ou des six dernières années. Peu importait. Elle lui avait manqué aussi.
— Raconte-moi quelque chose, exigea-t-il brusquement.
— Quoi ?
— Parle-moi de quelque chose que tu as fait pendant ces six années. Pas forcément quelque chose d'important mais...une anecdote, quelque chose de simple, de banal, un moment que tu as eu envie de partager sans pouvoir.
Il en avait eu tellement, des moments qu'il aurait voulu lui partager, lui raconter, et qui n'avait fait que décupler la solitude et le manque. C'était le moment de réparer tout ça, de finalement pouvoir raconter, partager, et réapprendre à se connaître. Malicia prit un instant pour réfléchir, et puis elle se mit à raconter. D'abord hésitante, puis avec de plus en plus d'enthousiasme. Puis ce fut son tour à lui, et de récit en récit, de nouveaux liens se tissèrent entre eux, solidifiant les précédents.
Chapter 14
Notes:
Alors là....je m'excuse pour le temps que ce chapitre a mis à arriver T-T La fin d'année a été tellement intense que j'ai complétement décrochée de cette histoire. Je suis vraiment désolée :(
La bonne nouvelle, c'est que j'ai réussi à m'y replonger et que ce chapitre est enfin là ! Et que c'est vraiment un de ceux que j'ai pris le plus de plaisir à écrire !! J'espère qu'il sera à la hauteur de vos attentes !!
L'autre bonne nouvelle c'est que le chapitre suivant est déjà prêt aussi, donc je vous garantis qu'il sera mis en ligne le weekend prochain !
Je vous souhaite une bonne lecture, et n'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé <3
Chapter Text
10h47
La tonalité retentit.
Une fois.
La nervosité grimpa à l'intérieur de Rémy.
Deux fois.
Il envisagea de raccrocher. Alors que c'était idiot. Il pouvait juste inventer un prétexte.
Trois fois.
Elle n'était disponible ce n'était pas le bon moment il allait devoir....
— Tu es encore à court d'œufs ? lui lança la voix de Malicia, sans même s'encombrer de salutations.
Et juste comme ça, au son de sa voix, sa nervosité s'évapora. Il l'imagina à l'étage du dessus, son téléphone à la main et il savait qu'il voulait plus que l'imaginer. Il voulait qu'elle soit là, avec lui, à chaque seconde, comme elle l'était autrefois.
Il se redressa, soudain plus assuré et confiant.
— Chère, prononça-t-il d'une voix suave. Tu as des plans pour ce soir ?
— Rien de particulier. Tu as besoin que je garde Laura ?
— Pas vraiment.
Elle ne répondit rien et attendit qu'il développe.
— Tu te souviens de ta proposition de faire des sorties avec nous ? Pour permettre à Laura de découvrir le monde ?
— Tu as quelque chose de précis en tête ?
Rémy sourit. Elle allait droit au but. Lui aussi, dans ce cas.
— J'aimerais t'inviter à venir au restaurant avec nous.
Il y eu un silence puis la voix de Malicia retentit de nouveau, prudente.
— Rémy...
— Ce n'est pas un rendez-vous, la devança-t-il.
— Vraiment ?
— Vraiment. Il y aura Laura. Personne n'aurait l'idée saugrenue d'emmener une gamine de 7 ans à un rendez-vous amoureux.
Malicia fit un petit bruit, à mi-chemin entre la moquerie et l'approbation.
— Donc tu m'invites au restaurant de manière purement amicale ?
— Totalement.
— Et ce ne sera pas un rendez-vous ?
— Absolument pas.
— Parce que Laura sera avec nous ?
— Exactement.
Il y eut un nouveau silence, plus long que le précédent. Rémy patienta. Il savait très bien qu'il n'avait qu'une chance et qu'il n'avait pas le droit de la gaspiller en la pressant.
— Nous n'irons pas dans un restaurant chic avec des plats gastronomiques ?
— Et bien, ce ne sera pas un fast-food non plus.
— Tu ne m'offriras pas de fleur ?
— Par esprit écologique, non.
— Tu ne porteras pas de cravate ?
Il rit doucement. Elle aimait quand il portait une cravate. Elle disait que ça lui donnait l'air d’un agent secret. Il allait définitivement porter une cravate.
— Je n'ai pas encore décidé de ma tenue.
— Évidemment. Et puisque ce n'est absolument pas un rendez-vous, tu ne me feras aucun compliment excessif et tu n'essayeras pas de me séduire à chaque occasion ?
— Je ne peux rien promettre à ce propos, chère.
Ce fut au tour de Malicia de rire, et il put presque la voir lever les yeux au ciel avec amusement. Il serra le téléphone un peu plus fort entre ses doigts, comme pour la rapprocher de lui.
— Alors ? demanda-t-il en craquant sous le poids de l'impatience. Tu acceptes de venir ?
— Oui Rémy, j'accepte de participer à ce non-rendez-vous.
— Super ! On viendra te chercher à 18h.
A nouveau, le rire de la jeune femme résonna dans son oreille.
— On peut juste se donner rendez-vous dans le hall d'entrée.
— Je viendrai te chercher, insista-t-il. 18h.
— D'accord. Je dois porter quoi ?
— Simple mais élégant. Pour aller avec ma cravate.
Il raccrocha juste avant qu'elle ne puisse protester.
18h02
— Petite, tu peux arrêter ça ?
Juste derrière lui dans l'escalier, Laura se figea, prise sur le fait. Elle lâcha le bas de sa robe et joignit ses mains devant elle avec une expression innocente.
Rémy avait tout soigneusement planifié. Il avait fait une réservation dans un restaurant du quartier, réputé pour être délicieux tout en étant chaleureux et familial. Il avait choisi sa tenue, optant pour un jean, une chemise et une cravate. Classe et décontracté à la fois. Une sortie publique allait le forcer à garder ses lunettes de soleil mais si c'était le prix à payer pour passer la soirée avec Malicia, il était prêt à l'accepter. Il s'était assuré que les environs du restaurant étaient agréables pour une promenade digestive, et avait même repéré un glacier pas très loin pour le dessert. Absolument tout était prévu.
Ce qu'il n'avait pas anticipé, par contre, c'est que Laura se montre aussi récalcitrante à porter la tenue qu'il lui avait acheté. C’était une petite robe bleue, avec une jupe à volants, faite de trois épaisseurs de froufrous. Rien d’extravagant, mais suffisante pour transformer n’importe quelle petite fille en princesse le temps d’une soirée.
Pas Laura. Laura n’aimait pas les robes. Rémy le savait. Il avait pris le risque, et avait perdu. Après de longues négociations, la fillette avait accepté de porter la robe à condition de pouvoir avoir un pantalon en dessous. Depuis, elle s'acharnait à essayer de faire rentrer le bas de la robe dans son jeans, au plus grand dam de Rémy qui commençait à regretter de ne pas l'avoir laissée porter un simple t-shirt. Au moins elle avait été coopérative pour sa coiffure et l'avait laissé lui faire des couettes qu'il avait décoré avec des barrettes papillons à paillettes. Elle était adorable, à condition qu'on oublie le jeans à moitié rembourré de volants.
Rémy attendit qu'ils arrivent à l'étage supérieur, puis réajusta la robe correctement. Laura protesta, mais il l'ignora. Il vérifia que sa propre tenue n'avait pas besoin d'ajustements de dernière minute, puis prit une grande inspiration et sonna à la porte de Malicia.
Celle-ci s'ouvrit aussitôt, laissant apparaître la jeune femme. Elle était vêtue d'une robe d'un vert sombre, courte, qui dévoilaient ses jambes nues. Elle l'avait couplée à une veste en cuir, dont les manches débouchaient sur sa fidèle paire de gants. Ses cheveux étaient relevés en un chignon duquel s'échappaient savamment quelques boucles sauvages. Elle était élégante sans en faire de trop. Elle aurait pu être acceptée dans les établissements les plus chics de la ville, mais aussi passer inaperçu dans un fast-food.
Elle était absolument parfaite.
— Tu es magnifique, souffla Rémy, hypnotisé par la vision qu'elle lui offrait.
Elle rit.
— Pas de compliment excessif, tu te souviens ? Ça fait déjà deux règles que tu enfreins.
Avant qu'il ne puisse se défendre face à cette accusation scandaleuse, elle attrapa le nœud de sa cravate et le tira vers lui.
— Tu es magnifique aussi, Casanova.
Elle le garda un instant prisonnier de sa poigne, son regard plongé dans le sien alors que le cœur de Rémy s'emballait. Puis elle le relâcha et se tourna vers Laura comme si de rien n'était.
— Hey Laura. J'adore ton style !
La petite fille, qui avait entrepris l'expérience de faire rentrer des morceaux de la robe directement dans les poches de son jeans, lui répondit avec un sourire fier. Elle agita la tête pour faire bouger ses couettes, et pointa un des papillons de la main.
— Papayon.
Ce mot-là avait encore un peu besoin de pratique. Malicia s'agenouilla pour, à son tour, réajuster la robe de l'enfant qui se laissa faire sans rechigner. Favoritisme.
— La prochaine fois je fais pareil. Un jean sous ma robe.
— S'il te plait, non.
La protestation de Rémy lui avait échappé sans même qu'il ne le réalise. La jeune femme était habituée à couvrir autant de parcelle de sa peau qu'elle le pouvait et ses jambes étaient toujours cachées par des pantalons ou par des robes longues. Il n'avait pas souvent l’occasion de pouvoir les admirer, même si, autrefois, il avait fait en sorte d’en dérober autant que possible en l'observant à la sortie de la douche, ou quand elle s'offrait une sieste en pleine été, étalée sur un transat. C'était toujours l'une des plus belles vues qu'il lui ait été donné de voir, et rien que l'idée de passer la soirée avec elle habillée comme ça...
— Si tu me fixes une seconde de plus tu vas te mettre à baver.
Il lui répondit par un sourire narquois avant de lui tendre la main.
— Je ne vais pas pouvoir retenir les compliments si tu me tends des perches comme ça, chère.
Elle repoussa sa main d'une petite tape joueuse.
— Retiens tes ardeurs, Cajun. Je te rappelle que ce n'est pas un rendez-vous.
Il n'en sourit que plus largement.
Il adorait les défis.
18h41
Rémy avait réservé leur table pour 18h30. Ils étaient arrivés avec dix minutes d'avance et pourtant, ils attendaient toujours. En temps normal, cela l'aurait agacé, mais pas ce soir-là. Il avait bien assez de choses sur lesquelles focaliser son attention pour avoir conscience du temps qui s'était écoulé.
À l'instant où elle était entrée dans le restaurant, Laura avait écarquillés les yeux de stupeur. Depuis, elle regardait partout à la fois, essayant de capter chaque décoration, chaque odeur, chaque lumière du lieu qui grouillait de monde. À chaque nouveau bruit, mouvement ou plat qui sortait des cuisines, la tête de Laura pivotait dans une nouvelle direction, curieuse de tout voir et tout comprendre. Elle s'était aventurée plusieurs fois en direction des tables d'autres clients, attirée par leurs assiettes débordant de nourriture, mais faisait bien vite demi-tour à la seconde où quelqu'un, qu'il soit serveur, client adulte ou même d'autres enfants, tentait de lui adresser la parole. Sans faillir, elle revenait aussitôt près de Rémy et lui agrippait la main comme s'il s'agissait d'une bouée.
Finalement, au bout d’une longue attente, un serveur revint s’adresser à eux.
— Monsieur Lebeau ? Votre table est prête.
19h33
La soirée se passait bien. Laura était calme, comme toujours. En voyant certains enfants des tables voisines s’agiter, brailler et bouger dans tous les sens, Rémy réalisait à quel point il avait de la chance d’être accompagné d’une enfant si tranquille.
Ils discutèrent beaucoup avec Malicia. De tout et de rien. Rien d’important, ni de profond, mais à aucun moyen il ne se sentit ennuyé, ou mal à l’aise. Les plats étaient bons, l’ambiance agréable. Ils se taquinaient mutuellement, mais il respectait ses engagements et ne fit pas de tentative de séduction.
Ils passaient juste un moment ensemble. Un très bon moment.
Au cours d’une conversation sur les degrés de cuisson de la viande pendant laquelle il s’emporta et se mit à expliquer les différentes manières de traiter dignement chaque type de viande – sous le regard amusé de Malicia qui ne sembla pas du tout surprise de cet exposé culinaire impromptu – son attention fut attirée par Laura qui se tortillait de plus en plus vigoureusement sur sa chaise.
— Il y a un problème petite ?
Laura le regarda en hochant frénétiquement la tête, et histoire d'être parfaitement claire, elle porta ses mains à son entrejambe avant de se tortiller davantage encore.
Ah.
Zut. Il n'avait pas anticipé ça. Le rire de Malicia retentit, attirant son attention.
— Je peux l'emmener aux toilettes si tu veux.
Elle était déjà en train de se mettre debout, et Rémy lâcha un soupir de soulagement.
— Merci.
— Pas de souci ! Je vais en profiter aussi.
Après lui avoir adressé un clin d'œil, elle tendit la main à Laura pour l'inviter à la suivre. La petite fille la prit sans hésiter et bondit de sa chaise, tirant immédiatement sur le bas de sa robe quand il bougea trop à son coup. Elle adressa un petit souffle d'insatisfaction au vêtement et Rémy ne put pas s'empêcher de sourire alors qu'elles partaient à la recherche des toilettes.
Il était, jusqu'à présent, vraiment satisfait de cette soirée.
Lorsqu'elles revinrent après un long moment, Laura marchait légèrement en retrait, boudeuse, tandis que Malicia tentait de se retenir de rire. Rémy haussa un sourcil alors qu'elles se réinstallaient à leur place.
— Il s'est passé quelque chose ? Ça a duré longtemps.
Laura attrapa un morceau de pain qu'elle commença à grignoter tandis que Malicia prenait une gorgée de vin.
— On a fait la visite complète des toilettes, expliqua-t-elle en reposant son verre. Elle a voulu inspecter chaque cabinet, et a tiré plusieurs des chasses. Je n'aurais jamais imaginé que des toilettes puissent être un tel lieu de découverte.
Rémy jeta un œil à Laura qui, la bouche pleine de pain, s'était remise à jouer avec les volants de sa robe. Malicia suivit son regard, puis lâcha un soupir.
— Rémy, prononça-t-elle.
Il distingua l'effort qu'elle avait fait pour prendre une voix sérieuse, mais elle échoua. Son envie de rire était toujours là, et attisa la curiosité du jeune homme.
— Je l'ai laissée aller seule aux toilettes, mais j'ai entendu un bruit étrange alors je suis entrée et...
— Et ?
— Elle n'aime vraiment pas cette robe, tu sais.
Rémy fronça les sourcils sans comprendre.
— Je l'ai surprise en train d'essayer de la découper.
— De la découper ? Mais avec qu....oh.
Malicia acquiesça, puis reprit une gorgée de vin. Il fallut un instant pour que Rémy enregistre la totalité des informations.
L'image de Laura enfermée dans les toilettes qui essayait de découper sa jupe avec ses griffes pouvait sembler amusante, mais ça ne l'était pas. Il n'était pas question d'une petite fille qui faisait des bêtises avec son pouvoir mutant. Non. Elle était recherchée par des gens dangereux, qui n'hésiteraient pas à lui faire du mal s'ils la retrouvaient. Qui lui en avaient déjà fait. Ses griffes étaient son signe le plus distinctif. Ils étaient chanceux qu'elles soient rétractables, mais commencer à jouer avec, à les sortir sur un lieu public pour une raison aussi ridicule, ce n'était pas quelque chose que Rémy pouvait laisser passer. Sous aucun prétexte.
D'un geste ferme, il fit pivoter la chaise de Laura pour qu'elle se retrouve face à lui. Elle se tendit légèrement, mais garda les yeux baissés, ses petits doigts remplis de miettes de pain et de tulle.
— Laura, gronda-t-il avec gentillesse. J'ai compris que tu n'aimes pas cette robe. Je suis désolé de t'avoir obligée à la mettre. Tu pourras l'enlever et la mettre dans la poubelle quand on sera rentrés mais pour le moment, tu n'as pas le choix que de la porter.
La fillette laissa échapper un petit bruit de protestation, les yeux toujours résolument baissés. Rémy lui souleva le menton pour l'obliger à la regarder.
— Tu connais les règles, petite. Les griffes restent dedans.
Avec fermeté, il récupéra les morceaux de robe qu'elle avait à nouveau réussi à coincer dans son jeans.
— Et la robe reste dehors. Je ne veux pas avoir à le répéter. Compris ?
Laura fit la moue, contrariée. Rémy la fixa sans flancher, bien déterminé à ce que le message passe. Après de longues secondes, la petite finit par acquiescer, juste avant de croiser les bras en fronçant le nez.
Bien. Bouder, elle pouvait le faire. Il n'avait pas de problème avec ça. Il réajusta sa chaise pour qu'elle se retrouve à nouveau devant la table, puis prit son verre de vin et le but d'une traite.
— Jamais vue une enfant aussi têtue, grommela-t-il.
— Tel père telle fille.
— Je ne suis pas...
Rémy s'interrompit alors que ses pensées déraillaient. Malicia le regardait avec un mélange d'admiration et de tendresse.
— Quoi ?
— Tu es vraiment doué pour ça. Tout ce truc d'être parent.
Quelque chose flancha à l’intérieur de Rémy, mais il choisit d’ignorer ce sentiment et se fendit d’un sourire narquois.
— Etonnée, chère ?
— Pas vraiment.
Cette réponse le décontenança. Il s’attendait à ce qu’elle le rabroue et remette son ego à sa place, mais les yeux verts continuaient de le sonder avec cette forme d’admiration qui le mettait mal à l’aise. Il n’avait pas l’impression de la mériter. Pour preuve, Laura était toujours en train de bouder à côté d’eux.
— Tu as toujours parlé d’avoir des enfants, comme si c’était une évidence, lui rappela-t-elle doucement. Comme si c’était une possibilité pour nous deux, même quand ça ne l’était absolument pas.
Il s’en rappelait. Il se rappelait aussi que c’était un sujet qu’elle n’aimait pas aborder. Que c’était une question qui la terrifiait. Elle avait toujours eu peur de cette perspective. Peur d’avoir des enfants et de leur faire du mal. Peur de leur transmettre son pouvoir, ou n’importe quel pouvoir, et de faire d’eux des parias dans une société qui allait les rejeter toutes leurs vies. Peur d’être privée du choix d’en avoir ou pas. Peur de priver Rémy de ce choix également.
— Toi, tu n’as jamais eu peur, murmura-t-elle dans la continuité de ses pensées. Et tu as toujours été si doué avec eux. Toujours bienveillant, toujours avec la bonne méthode pour les mettre à l’aise. Ça fait juste partie de toi. Côtoyer des enfants, veiller sur eux. Les faire rire et leur apprendre des tours de magie stupides avec les cartes.
— Mes tours n'ont rien de stupides !
Elle se fendit d'un sourire.
— Je veux juste dire que je suis heureuse pour toi. Laura est adorable, et je suis contente de savoir qu'elle fait partie de ta vie. Tu es un bon père.
Rémy cligna des yeux, mettant un instant à assimiler le fait que ces mots lui soient adressés. A l’intérieur de lui, ses émotions flanchèrent à nouveau, et les doutes montèrent à la surface. Ces doutes qui l’accompagnaient en permanence depuis que Laura était entrée dans sa vie, qui le forçaient à remettre en question chacune de ses décisions. Il n’était pas le père de Laura, mais il était la seule personne qu’elle avait. Sa vie entière reposait sur lui, et c’était une responsabilité qu’il n’était pas sûr de pouvoir assumer. Pas comme elle le méritait, en tout cas.
— Je suis sérieuse, Rémy. Tu fais du bon travail.
Incapable de trouver quoi répondre, il se contenta d’acquiescer, la remerciant sans un mot.
20h14
Il y avait quelque chose à propos de Malicia.
Quelque chose dans le vert de sa robe qui faisait ressortir celui de ses yeux.
Quelque chose dans ses boucles qui dansaient autour de son visage.
Quelque chose dans son sourire qui réchauffait leur table et l'entièreté de la pièce.
Quelque chose dans le pétillement de son regard qui s'illuminait quand elle appréciait une plaisanterie, ou une bouchée de son repas.
Quelque chose dans le rosissement de ses joues à chaque fois qu'elle le surprenait à la regarder trop intensément.
Quelque chose dans l'éclat de son rire et dans la douceur de sa voix.
Il y avait quelque chose à propos de Malicia qui subjuguait Rémy.
Quelque chose qui lui coupait le souffle à chaque fois qu'il la regardait.
Quelque chose qui accélérait les battements de son cœur à chaque fois qu'elle le regardait.
Quelque chose de douloureux, parce qu'il voulait la toucher, la caresser, l'embrasser, sans savoir s'ils pourraient y arriver.
Quelque chose d'amer, parce qu'ils avaient perdus tant d'années et tant de possibilités.
Quelque chose de tendre, parce qu'ils étaient à nouveau là, l'un en face de l'autre, prêts à tout recommencer.
Quelque chose de prometteur à l'idée de pouvoir tout réparer.
20h48
Le dîner touchait à sa fin. Ils s’étaient attardés plus longtemps que prévu, bercés par l’ambiance agréable du restaurant. Malicia avait eu raison. Changer d’environnement leur avait fait du bien. Ces quelques heures ensemble leur avait permis de se retrouver autrement, loin de l’intimité et de la proximité de leurs appartements. Ils avaient bien mangé, et avaient finalement pris un dessert sur place plutôt que d’aller chercher une glace ailleurs comme Rémy l’avait prévu. Ce n’était pas grave, ils pouvaient quand même prendre le temps de se promener pour digérer. Hors de question de laisser cette soirée se terminer trop rapidement.
Rémy interpella un serveur pour demander l’addition, puis fronça les sourcils lorsque Malicia tendit la main vers son sac.
— Je t’invite, chère, lui rappela-t-il avec un ton qui ne prêtait pas à la discussion.
— Non. Ce n’est pas un rendez-vous. Je paie ma part.
— Hors de question.
— Rémy.
— Je ne plaisante pas. C’est moi qui paie.
Elle le regarda avec une expression contrariée, mais il ne flancha pas. Elle pouvait imposer toutes les règles qu’elle voulait et prétendre auprès du monde entier que ce n’était pas un rendez-vous, cela restait un dîner auquel il l’avait invitée, et il avait bien l’intention d’en payer le moindre centime.
— Si tu as vraiment besoin de le rationnaliser, tu peux considérer ça comme le paiement de toutes les fois où tu gardes Laura.
Elle se pinça les lèvres, clairement ennuyée, mais se résigna à perdre cette bataille.
— D’accord. Mais la prochaine fois, on partage.
Rémy haussa un sourcil amusé.
— La prochaine fois ?
Les joues de Malicia se colorèrent de cette délicate nuance de rose qu’il aimait tant alors qu’elle détournait la tête sans répondre. Il se fendit d’un sourire victorieux à la perspective d’une prochaine fois, qui ne fit que s’amplifier lorsqu’il aperçut un homme qui s’approchait de leur table, un bouquet de roses dans les bras.
— Une fleur pour votre dame ? demanda-t-il en s'adressant à Rémy.
L’attention de Malicia se reporta aussitôt sur ce dernier, le regard sévère.
— Non !
— Voyons chère, il n'y a pas besoin d'être en rendez-vous pour que j'offre une rose à une jolie fille, affirma-t-il avec un clin d'œil avant de faire un signe positif au vendeur.
— Rémy, grogna-t-elle avec mécontentement.
Il l’ignora et demanda à acheter non pas une mais bien deux fleurs. Le vendeur le remercia chaleureusement avant de passer à la table suivante. Armé de son sourire le plus charmeur, Rémy se tourna à nouveau vers Malicia.
— Tu vois ? Rien de romantique là-dedans, juste une rose pour chaque jolie fille à ma table.
Il tendit une des fleurs en direction de Laura, qui écarquilla les yeux avec une sorte de confusion fatiguée. Après un bref moment et sans même toucher la fleur des doigts, elle plongea son nez dedans et inspira aussi fort qu’elle put.
Rémy rit.
— C’est un cadeau petite. Prends-la.
Laura cligna des yeux, puis leva ses petites mains pour les refermer autour de la rose, la serrant plus fort que nécessaire alors que son nez était toujours plongé dedans. Rémy hésita une brève seconde, puis décida de la laisser se débrouiller. Il n’était pas sûre que cette rose ait toujours des pétales d’ici quelques minutes, mais tant pis. Il se tourna vers la deuxième jolie fille de la table et lui tendit l’autre rose, prêt à batailler pour la faire accepter.
— C’est une juste une rose. Ça n’a pas besoin de signifier quelque chose.
Malicia roula des yeux pour marquer sa désapprobation.
— Si ça ne veut rien dire, tu aurais pu t’abstenir de l’acheter.
— C’est vrai. Ça veut dire quelque chose pour moi, mais ce n’est pas obligé de représenter quelque chose pour toi.
— Tu es un imbécile si tu crois que ça ne représente rien pour moi, rétorqua-t-elle avant de prendre la rose.
21h14
Ils avaient quitté le restaurant et s’étaient mis à marcher. La rose de Laura avait rapidement rejoint le bord du trottoir, ses pétales disséminés sur le chemin. Malicia avait gardé la sienne à la main un long moment, jusqu’à ce que Rémy la lui subtilise gentiment pour glisser ses doigts à la place. La jeune femme n’avait pas protesté. Bien au contraire, elle avait serré sa paume et s’était rapprochée de lui sans un mot. Rémy n’avait pas fait de commentaire non plus. Parfois, il n’y en avait pas besoin.
Ils avaient marché jusqu’à atteindre le parc, celui où il emmenait Laura faire de la balançoire. Comme toujours, il était fermé à cette heure, mais Rémy pouvait en crocheter la serrure les yeux fermés, et il ne fallut pas plus de quelques secondes pour qu’ils y pénètrent. Ainsi, ils purent continuer à se promener dans les allées, loin de l’agitation et des gens dans la rue. Le parc était un entre-deux, un lieu à l’abri des regards, mais toujours à l’extérieur.
Laura, habituée au lieu, s’était mise à courir dans tous les sens pour dépenser l’énergie et le besoin de bouger qu’elle avait accumulé tout au long de la soirée. Une fois sur la plaine de jeux, elle grimpa le toboggan dans les deux sens, escalada les structures et finit par bondir sur les balançoires. Elle savait en faire toute seule, désormais, et Rémy et Malicia en profitèrent pour s’asseoir sur un banc, un peu à l’écart, toujours sans échanger un mot. Ils avaient beaucoup parlé pendant le repas. Ils avaient beaucoup parlé au téléphone les jours précédents. Il y avait encore beaucoup de choses qu’ils pouvaient, et sans doute devaient, se dire, mais pour l’instant, ils n’en avaient pas envie. Ils avaient juste envie de profiter, main dans la main, dans l’obscurité du parc, avec Laura qui jouait et le monde qui semblait s’être suspendu pour leur offrir cet instant de quiétude.
21h37
— On ne devrait pas tarder à rentrer.
— Tu as fait d'autres plans pour la soirée, chère ?
Il ne voyait pas pourquoi ils devraient se presser. Ils étaient bien, assis là, dans la tranquillité nocturne du parc. Malicia serra sa main au creux de la sienne.
— Pas vraiment, mais Laura est fatiguée.
— Elle est déjà restée éveillée plus tard que ça.
— Regarde-la.
Rémy se tourna vers les balançoires, où Laura se maintenait tant bien que mal assise, la tête penchée et les paupières papillonnantes alors qu'elle luttait contre le sommeil. Ses couettes s'étaient défaits, et la plupart de ses barrettes avaient atterri dans le sac de Malicia, laissant ses cheveux lâches et aussi somnolant qu'elle.
— Merde, elle est vraiment crevée.
Malicia acquiesça avant de poser sa tête sur l'épaule de Rémy.
— C'était un merveilleux premier non-rendez-vous, murmura-t-elle.
— J'avais une merveilleuse personne avec qui le partager.
Elle blottit son visage contre sa nuque, et le jeune homme sursauta. Pendant une brève seconde, il aurait juré que l'extrémité froide du nez de Malicia avait touché sa peau, et qu'elle l'avait embrassé. Mais ce n'était pas possible. C'était sûrement le vent, ou une mèche de ses cheveux. Pour autant, malgré les limitations physiques, il ne voulait pas mettre fin à ce moment.
— Laura peut dormir sur un banc, décida-t-il à voix basse.
Elle rit tout contre lui, et il put ressentir les vibrations de ce son jusqu'à l'intérieur de sa poitrine. Il aurait donné tout ce qu'il avait pour pouvoir tourner son visage vers le sien et l'embrasser. La frustration de ne pas pouvoir la toucher était plus présente que jamais, mais ne rien faire, ne rien forcer et juste l'accepter telle qu'elle était, c'était une autre manière de lui dire à quel point il l'aimait.
Un bruit retentit derrière eux alors que Laura perdait son combat et s'écroulait sur le sol, juste au pied de la balançoire, marquant officiellement la fin de leur soirée.
22h00
Il était à nouveau là, ce quelque chose, ce sentiment incroyable qu'il ne ressentait qu'avec elle. Cette envie démesurée de lui déclamer son amour, ce besoin presque irrépressible de la toucher, de la serrer contre lui pour ne plus jamais la lâcher, ne plus jamais la perdre, pour qu'elle sache à quel point elle était unique, envoûtante, merveilleuse, désirable.
Tout était là. Le pétillement dans ses yeux, la chaleur dans son sourire, le rose sur ses joues et la douceur dans son visage.
Ils se tenaient dans le couloir sans savoir quoi faire. Rémy aurait voulu l'inviter à entrer, prendre un dernier verre, lui dire à quel point il avait apprécié cette soirée et à quel point il l'aimait.
Il aurait voulu, mais il ne dit rien et resta debout à attendre, Laura endormie dans ses bras.
Malicia réajusta maladroitement sa veste et se racla la gorge.
— C'était très agréable.
— Sans doute le meilleur premier non-rendez-vous que l’histoire a connu.
Elle rit doucement, puis pencha la tête sur le côté. Ses yeux étaient empreints de tendresse et de regrets alors qu'elle le contemplait. Rémy ouvrit la bouche, prêt à franchir à nouveau le pas et à l'inviter à rentrer, mais elle le devança.
— Merci Rémy. Pour tout.
Ce n'était pas les mots qu'il voulait entendre, ni ceux auxquels il voulait répondre. Mais c'était ceux qu'elle avait choisis, et il respectait ce qu'elle désirait.
— Avec plaisir, chère.
Et juste ainsi, ils se souhaitèrent bonne nuit et regagnèrent leurs appartements.
22h17
Rémy avait mis Laura au lit toute habillée. Il avait ensuite songé à prendre une douche, puis s'était rabattu sur une bière dans le frigo. Assis dans le canapé, la cravate détachée, sa boisson intouchée, il n'arrivait pas à chasser la sensation d'inachevé qu'avait cette soirée.
Ce n'était pas un rendez-vous. Ils avaient été clairs depuis le départ. Ils se l'étaient répété un milliard de fois. Malicia avait posé ses limites, et il en avait parfaitement eu conscience tout du long.
Ce n'était pas un rendez-vous. Juste une soirée en amis. En plus qu'amis, quand même. Une soirée indéterminée.
Il se frotta le visage avec ses mains. Il ne savait pas ce qu'il avait espéré. Peu importe le statut de leur relation, ils restaient limités. Même en essayant d'aller au bout des choses, il n'aurait pas pu l'embrasser. Dans ces conditions, amants ou amis, y avait-il vraiment une différence ?
Oui.
Oui.
Il voulait plus que ça. Plus que des au-revoirs dans un couloir, plus que le regard plein de regrets qu'elle lui avait adressé, plus que cette solitude qui continuait de le ronger.
Posant sa bière sur la table basse avec brutalité, il quitta son appartement, déterminé à monter à l'étage supérieur et à achever cette soirée avec quelque chose de plus.
À l'instant où il mit un pied dans le couloir, il se figea.
Elle était là. Toujours vêtue de sa robe verte, les cheveux détachés et sauvages, le regard décidé et surpris à la fois.
— Rémy, dit-elle dans un souffle. J'allais....
Frapper à sa porte comme lui s'apprêtait à frapper à la sienne. Rémy sourit, d'un mélange de soulagement, de tendresse et de taquinerie.
— Tu ne pouvais pas t'arrêter de penser à moi, chère ?
Elle sourit à son tour, pas le moins du monde déstabilisée.
— Tu peux parler, je viens de te voir sortir de chez toi comme un animal affamé.
— Ouais, avoua-t-il. Mais je n'ai jamais prétendu que je ne pensais pas à toi tout le temps, ma belle.
Malicia le regarda avec une telle intensité qu'il se sentit brusquement mis à nu. Il se demanda à quoi elle pensait, ce qu'elle voyait en lui, mais il n'eut pas le temps de s'attarder sur cette réflexion qu'elle l'attrapa par le col et le poussa en arrière avec une force insoupçonnée. Le dos de Rémy heurta le mur et un rire surpris lui échappa.
— Pas très approprié pour un non rendez-vous.
— Tais-toi, le rembarra-t-elle sans hésiter. Tu sais aussi bien que moi que c'était un vrai rendez-vous.
Rémy ignora la sensation chaude et agréable à l'intérieur de sa poitrine. A la place, il feignit l'indifférence.
— Vraiment ?
— Tu as défait ta cravate, nota-t-elle en ignorant sa question.
Elle semblait extrêmement contrariée par ce détail. Bien plus que par leur proximité physique, ou que par le fait qu'ils se trouvaient au milieu du couloir à une heure encore raisonnable, où n'importe quel voisin pouvait passer.
— Tu ne voulais pas que j'en porte une.
— Bon dieu que tu peux être agaçant.
— Ça fait partie de mon charme, susurra-t-il en se penchant vers elle.
Elle émit un petit grognement et le repoussa contre le mur. A nouveau, il fut surpris par sa force et sa détermination alors qu’un souffle d’air lui échappait avec l’impact. Pour la première fois de la soirée, il regretta qu’elle ne porte rien sous sa robe, car il aurait voulu l’agripper et l’attirer vers lui. Répondre à ses impulsions avec la même férocité affamée, pour lui partager à quel point lui aussi, il voulait. Il voulait lui faire tellement de choses, mais il ne pouvait pas, et dût se contenter de la contempler avec avidité, le corps douloureux d'envie.
— Chère...
Elle posa son doigt sur ses lèvres pour lui intimer de se taire et approcha son visage du sien. Son souffle caressa la peau de Rémy et en exalta chaque parcelle alors qu'il déglutissait sous l'intensité de son regard.
— Tu me fais confiance ? lui demanda-t-elle à voix basse.
— Toujours.
Et juste comme ça, elle franchit les derniers centimètres qui les séparaient pour poser ses lèvres sur les siennes.
Rémy ne protesta pas. Il était d'accord. Il avait toujours été d'accord, et ça avait toujours été Anna qui avait imposé les limites. Il s'était plié à sa volonté parce que c'était son corps, ses pouvoirs, sa culpabilité. Il ne voulait pas la forcer à faire ce qu'elle ne voulait pas, mais il avait toujours fait en sorte qu’elle sache que lui le voulait. Plus que tout au monde. Elle en valait la peine.
Alors il répondit au baiser avec passion, et s'autorisa enfin à l'agripper pour l'attirer pleinement vers lui sans se préoccuper de où il la touchait. Sa peau et ses lèvres étaient douces et chaudes, enflammées par le désir. Elle répondit en attrapant ses cheveux et en collant son corps contre le sien. Il ferma les yeux alors que l'envie de lui arracher les vêtements et de la basculer sur un lit s'empara de lui. Il savait qu'il n'aurait pas le temps. Un baiser, c'était déjà bien. Un baiser comme celui-là, c'était plus qu'ils n'avaient jamais eu.
Malicia l'avait déjà embrassé, par le passé. Ils avaient pris le risque à plusieurs reprises de laisser leurs lèvres se frôler. Elle arrivait à le faire avec tellement de douceur et de furtivité qu'il avait parfois l'impression que c'en était irréel. Lui-même lui avait dérobé quelques baisers rapides, qui faisaient apparaître toujours cette étincelle amusée dans les yeux de la jeune femme, en dépit de ses protestations. Mais un comme celui-ci, jamais.
Ce baiser était différent. Il était nourri par des flammes de désir. Un désir qui s'était décuplé avec les années de séparation, les retrouvailles, le besoin d'être l'un avec l'autre, cette certitude désormais qu'ils étaient tout l'un pour l'autre. Rémy essayait de profiter et de retenir toutes les sensations à la fois. Les lèvres de Malicia contre les siennes. Ses doigts entortillés dans ses cheveux. Leurs peaux en contact l'une avec l'autre. La chaleur à l'intérieur de lui qui ne faisait que s'amplifier, encore et encore, sans qu'un soupçon d'énergie ne lui échappe.
Il rouvrit brutalement les yeux et la repoussa malgré les hurlements affamés de son corps.
— Chère, balbutia-t-il. Que...Comment ?
Malicia recula, la tête baissée. Elle prit quelques secondes pour reprendre son souffle, puis laissa échapper un petit rire.
— Je ne devrais pas être étonnée que tu goûtes comme les épices.
Elle lui adressa un sourire taquin et le cœur de Rémy rata un battement en réalisant à quel point elle était magnifique. Ses joues étaient teintées d'une délicate nuance de rouge, ses yeux pétillaient et plusieurs de ses boucles retombaient devant son visage, plus irrésistibles que jamais. Rémy aurait voulu l'embrasser à nouveau sans se poser davantage de questions. Mais il ne pouvait pas, pas après toutes ces années, pas après autant de temps à se restreindre et à espérer qu'un jour un miracle se produise.
— Tes pouvoirs, parvint-il à dire. Je pensais....tu as dit...
Elle secoua la tête.
— Je ne les contrôle pas.
— Mais...on...que.....comment ?
Le pétillement dans ses yeux s'éteignit et elle lui adressa un regard dans lequel il perçut de la tristesse, ce qui le rendit encore plus confus. Contrôler ses pouvoirs était tout ce qu'elle avait toujours désiré. C'était une des raisons pour lesquelles elle était partie. C'était eux qui entravaient leur bonheur, son bonheur. En être libérée devrait être positif.
Malicia retira le gant de sa main droite et la tendit vers lui. Rémy ne se fit pas prier et la saisit délicatement entre ses doigts. Après une fraction d'hésitation, il la porta à ses lèvres pour y déposer un baiser, mille fois plus chaste que celui qu'ils venaient d'échanger. Elle sourit avec tendresse puis pressa ses doigts contre sa paume.
— Il y a un peu moins de deux ans, j'ai entendu parler d'un homme qui faisait des recherches, se mit-elle à expliquer. Sur les mutants. Il travaille à élaborer un remède.
— Un remède ?
— Un moyen d'éliminer le gène mutant, et les pouvoirs qui y sont liés. Je ne maîtrise pas pleinement l'aspect technique mais...il cherchait des volontaires. Des mutants désireux de se débarrasser de leurs pouvoirs.
Rémy ne parvint pas à retenir une grimace à cette perspective. Ses pouvoirs faisaient partie de qui il était. Imaginer les perdre c'était comme imaginer perdre une partie de son identité. Mais les pouvoirs de Malicia n'étaient pas les siens.
— Il a adoré me rencontrer. Il était fasciné par ma mutation. Moi je voulais juste...je ne sais pas. Je ne sais toujours pas ce que je voulais exactement. Mais on a commencé à travailler ensemble. Il dit que je suis l'un de ses plus beaux projets, mais moi je pense que c'est des conneries et qu'il cherche juste à me flatter pour ne pas que je le lâche.
La colère qui teintait sa voix déconcerta Rémy. Mais ce n'était qu'un élément incohérent parmi d'autres alors qu'il essayait de mettre de l'ordre dans ses idées avec ces nouvelles informations.
— Je ne comprends pas. Tu as dit...tu étais...ça fait des semaines et...
Dans sa tête, les souvenirs défilaient à toute vitesse. Depuis qu'il avait emménagé, à chaque fois qu'il avait vu Malicia, elle s'était comportée comme elle l'avait toujours fait : extrêmement prudente avec les interactions physiques, vêtue avec des vêtements couvrants, toujours accompagnée de ses gants. Rien dans son comportement n'aurait suggéré que...elle avait même mentionné son pouvoir à plusieurs reprises.
— J'ai toujours mes pouvoirs, précisa-t-elle en devinant ses pensées.
Mais ça n'éclaircit rien du tout, et il ne fut que davantage confus.
— Est-ce que tu peux combler les blancs, s'il-te-plaît ?
Elle lâcha un soupir, retira sa main de la sienne avant de faire quelques pas en arrière. Pendant un instant, il crut qu’elle allait se replier sur elle-même, ne rien lui expliquer et mettre fin à leur échange. Peut-être ne devrait-il pas poser de questions et profiter de ce qui lui était offert. C’est ce qu’il aurait fait avec n’importe quelle autre femme. Mais Malicia n’était pas n’importe quelle autre femme, et l’idée de juste accepter l’échange physique sans comprendre, sans situer, sans avoir les pièces manquantes du puzzle lui était impossible.
Elle baissa la tête, ferma les yeux, rassembla ses idées. Et puis finalement elle revint vers lui, leur union physique mise en suspens pour partager avec lui quelque chose de plus intime encore.
— J’ai accepté de travailler pour lui. Je ne sais pas exactement ce qu’il fait, ni à quoi ça sert. Il y a beaucoup de zones d’ombre et ça me dérange, mais je sais aussi que l’un de leurs objectifs est de mettre au point ce fameux remède. Et j’ai besoin de ce remède, Rémy. Tu le sais.
Il acquiesça, parce qu’il savait. Il n’était pas d’accord, mais il savait.
— Tous ces hommes que tu vois venir chez moi, ce sont des clients. Ce n’est rien de….mon job est de récolter des données. Des informations confidentielles, que je récupère à la source, sans même qu’ils ne le sachent.
Avec son pouvoir, réalisa Rémy. Comme le soir où elle avait tenté de le faire avec lui. Il fronça les sourcils.
— Tu as toujours détesté utiliser ton pouvoir.
Elle lui adressa un regard triste.
— Beaucoup de choses ont changé. Je n’essaye pas de te les cacher, c’est juste…compliqué. Je n’aime pas y penser. Mais je sais que parfois, on est obligé de faire des choses que l’on n’aime pas, peu importe les répercussions que ça peut avoir, tant que les gains sont supérieurs.
Il pinça les lèvres, mais il n’était pas en position de démentir. C’était une déclaration qui s’accordait bien à la mentalité de la guilde, mais pas à Malicia. Pas à Anna.
— Qu’est-ce que tu y gagnes ?
Elle sourit doucement, et effleura sa joue avec ses doigts.
— Ça. J’ai accès au prototype de leur remède. Ce n’est pas encore au point, il y a pas mal d’inconvénient. Des effets secondaires. Mais ils me fournissent ces petites pilules, et quand j’en prends une…mon pouvoir est neutralisé pendant six heures.
Ce fut au tour de Rémy de saisir sa main pour la coller plus franchement contre sa joue. Il ferma les yeux, s'imprégnant de la sensation tout comme des explications. Elle avait raison, c'était beaucoup. C'était complexe. Ce n'était pas sa place de juger, mais quelque chose le dérangeait. Quelque chose dont ils devraient reparler, plus tard.
Pour le moment, ce qu'elle avait dit était vrai. Parfois, les bénéfices valaient le sacrifice. Parfois, il fallait savoir mettre les problèmes entre parenthèses pour profiter de l'instant présent.
— Six heures, hein ? murmura-t-il en déplaçant la main de Malicia jusqu'à sa bouche pour l'embrasser doucement.
Elle sourit et ses yeux pétillèrent d'une manière merveilleusement tendre alors qu'elle approchait son visage du sien.
— Je l'ai pris à 18h. Je n'étais pas sûre de comment cette soirée allait se dérouler et je voulais être prête. Au cas où.
— Au cas où, répéta-t-il en laissant leurs nez se caresser. Cela veut dire...deux heures ?
— Plutôt une heure trente.
— C'est plus qu'assez.
Ses derniers mots n'avaient été qu'un souffle à peine audible, émis juste avant de recommencer à l’embrasser, ses mains glissées dans son dos alors que leurs corps se retrouvaient avec avidité.
Une heure trente, c'était comme une promesse d'éternité.
Chapter 15: Malicia
Notes:
Ce chapitre est la suite directe du chapitre 10 !
Cela reprend quand Malicia/Anna a environ 13 ans, ses pouvoirs se sont déclenchés après avoir embrassé Cody et elle s'est enfuie de chez elle.
Bonne lecture !
Chapter Text
Anna n'avait jamais rencontré de mutant avant. Elle savait qu'ils existaient. Elle en entendait parler à la télévision. Elle savaient aussi que la plupart des adultes de sa ville ne les aimaient pas. Ils les insultaient, les critiquaient, les accusaient d'être responsables de beaucoup de problèmes. Son père faisait partie de ceux qui détestait les mutants. Les jours où il était assez lucide pour discuter, il était le premier à insulter ces sales mutos et tout le malheur qu'ils apportaient autour d'eux. Loin de l'homme bienveillant et ouvert d'esprit qu'il avait pu être lorsqu'Anna était toute petite, c'était désormais des paroles de haine qui franchissaient sa bouche pour tout ce qui était différent et anormal.
Tante Carrie n'avait jamais rien dit sur le sujet, mais elle qui était si prompte à rabrouer le père d'Anna n'avait jamais tenté de le contredire sur ce sujet.
Anna n'avait donc jamais rencontré de mutant, mais elle savait qu'ils existaient. Et que le monde entier les détestait. Surtout les plus dangereux. Ceux qui faisaient du mal aux humains normaux, ceux qui blessaient leurs proches en activant leurs pouvoirs, ceux qui tuaient, même par accident. C'était à eux que les paroles de haine étaient adressées, et maintenant, Anna en faisait partie.
Elle erra seule pendant quelques jours. De bus en bus, de ville en ville. Elle n'avait pas de destination particulière. Trop jeune pour travailler ou pour payer un logement, elle ne savait pas où aller. Certaines personnes tentèrent de l'approcher, de lui parler, mais elle faisait toujours en sorte de s'enfuir avant qu'ils ne puissent entreprendre quoique ce soit. Elle avait peur qu'ils découvrent qui elle était, ce qu'elle était, ce qu'elle avait fait. Elle ne savait pas ce qui était arrivé à Cody, mais elle savait qu'elle lui avait fait du mal. Elle était terrifiée de la réaction des habitants de sa ville, de ses amis, de tous ceux qu'elle connaissait. Et plus encore, elle était terrifiée à l'idée de faire du mal à quelqu'un d'autre.
Ce fut le quatrième jour, alors qu'Anna avait faim, et froid, et qu'elle se sentait sale et désespérée, qu'elle la rencontra.
Elle se présenta comme s'appelant Raven. Elle expliqua à Anna qu'elle savait qui elle était, et qu'elle voulait l'aider. Anna n'essaya pas de fuir. Elle en avait marre de fuir, mais plus que tout, Raven était différente. Elle avait la peau bleue et les yeux jaunes. C'était une mutante. La première qu'Anna rencontrait. Elle écouta ce que Raven avait à lui dire, et accepta de la suivre.
Anna réalisa bien vite que Raven n'était pas une bonne personne. Elle était gentille, pourtant. Elle l'avait accueilli chez elle, lui fournissait des vêtements, des repas, tout ce dont elle avait besoin. Elle ne s'énervait pas pour tout et n'importe quoi comme Tante Carrie pouvait le faire. Elle ne l'ignorait pas non plus comme son père le faisait. Elle était toujours là pour Anna, elle l'écoutait, lui expliquait des tas de choses. Elle était gentille, mais elle faisait des mauvaises choses. Aux autres. Aux gens de dehors. Aux humains qui n'étaient pas des mutants.
Et elle attendait d'Anna qu'elle aussi fasse des mauvaises choses. Elle voulait qu'elle utilise son pouvoir, même si Anna en avait peur. C'était d'ailleurs les seules fois où Raven s'énervait. Quand Anna refusait d'obéir et de toucher les autres. Anna ne voulait pas que Raven s'énerve et arrête de s'occuper d'elle. Elle ne voulait pas se retrouver seule à nouveau. Alors elle se mit à obéir, et à utiliser son pouvoir.
Lorsqu'elle touchait un autre être vivant, elle absorbait ses pensées, ses souvenirs, sa personnalité. Ses pouvoirs aussi, s'il en avait. Elle absorbait la vie, et en dépouillait les autres. C'était un terrible pouvoir. Elle détestait l'utiliser. Elle détestait la sensation que cela lui procurait d'avoir quelqu'un d'autre dans sa tête, d'avoir des souvenirs qui ne lui appartenaient pas, de ne plus savoir qui elle était. Elle détestait encore plus la culpabilité qu'elle ressentait juste après, les remords, la réalisation que son pouvoir faisait souffrir les autres encore plus qu'ils ne la faisaient souffrir elle.
* * *
Les années passèrent. Ses souvenirs se brouillèrent et se noyèrent dans ceux qui ne lui appartenaient pas. Le souvenir de sa mère, déjà flou, devint complètement illisible. La voix de son père s'effaça, les reproches de Tante Carrie aussi. Il ne resta que Raven et le groupe de mutants qu'elle dirigeait, dont Anna faisait partie sans vraiment l'avoir choisi.
Elle aimait Raven, sincèrement. Elle était reconnaissante de tout ce qu'elle lui avait apporté. Une part d'elle la considérait comme sa mère adoptive, et elle détestait l'idée de la décevoir.
Mais plus Anna grandissait, plus les attentes de Raven se faisaient lourdes. Tellement lourdes que la jeune fille n'arrivait plus à les porter. Lors d'une mission, elle refusa d'obéir. Elle refusa de toucher et d'absorber leur cible. Elles se disputèrent, et Anna réalisa qu'elle ne voulait pas de cette vie. Alors, pour la deuxième fois de sa vie, elle s'en alla sans un mot, abandonnant son foyer derrière elle.
* * *
Quand elle avait rencontré Rémy, elle l'avait d’abord détesté.
Il était prétentieux, arrogant, provocateur et irresponsable. Il ne prenait jamais rien au sérieux et certainement pas les multiples avertissements qu'elle lui avait fait par rapport à son pouvoir.
Ses paroles étaient pleines de belles promesses et de stupidité. Il était insupportable et charmeur, aussi irritant que séduisant.
Mais surtout, il était perdu, tout comme elle.
Il ne fallut pas beaucoup d’effort à Anna pour effleurer la solitude qui émanait de lui, tellement similaire à la sienne et pourtant totalement différente.
Aussi agaçante qu'elle soit, la présence de Rémy avait quelque chose d'agréable. Elle était réconfortante, et devint rapidement familière. Malgré ses déclarations d'amour enflammées, il n'attendait rien d'elle, et elle lui en était reconnaissante.
Petit à petit, il cessa d'adresser ses innombrables compliments à d'autres filles, et troqua son attitude téméraire pour une plus sérieuse. Anna, elle, commença à rougir malgré elle à ses gestes d'attention et laissa tomber ses barrières.
Ils ne pouvaient pas se toucher mais ils se promenaient quand même main dans la main.
Ils ne pouvaient pas s'embrasser, mais ils se regardaient les yeux dans les yeux pendant de longs moments, captivés par la beauté de l'autre.
Ils ne pouvaient pas passer la nuit ensemble, mais ils trouvèrent des solutions pour se prendre dans les bras, aussi souvent que possible, aussi longtemps que possible.
Sans le réaliser, elle tomba amoureuse de lui.
Quand elle était blottie dans les bras de Rémy, quand il n'y avait plus que lui et elle, quand le reste du monde s'arrêtait de tourner et que le temps se suspendait pour n'appartenir qu'à eux, Anna se sentait bien.
Apaisée.
En sécurité.
Aimée.
Comme si cette place qu'elle avait tant cherchée était juste là, dans les bras de Rémy.
* * *
— Je t'aime.
Il le dit un matin, pendant qu'il préparait le petit-déjeuner, alors qu'elle avait les cheveux emmêlés, des cernes sous les yeux et une haleine pas très fraîche qui se mélangeait à l'odeur de son café. Elle rigola et secoua la tête.
— Idiot, répondit-elle.
C'était comme ça qu'ils fonctionnaient. Il disait un truc absurde et dégoulinant de romantisme, et elle l'envoyait balader avec une insulte affectueuse. Il ne s'en formalisait jamais, et elle gardait la tête froide et son ego sous contrôle malgré les centaines de milliers de compliments qu'il lui adressait chaque jour.
Rémy diminua la flamme de cuisson et s'approcha d'elle. Elle venait de prendre une autre gorgée de café, et il la força gentiment à baisser sa tasse pour la regarder dans les yeux. Le rouge des siens brillait d'une intensité qui se répercuta jusqu'à l'intérieur d'Anna.
— Je t'aime, répéta-t-il.
Il ne lui avait jamais dit qu'il l'aimait. Pas comme ça. Pas aussi simplement et directement.
Elle prit une inspiration pour contrôler la panique qui commençait à grimper à l'intérieur d'elle. Elle avait envie de le frapper, et aussi de l'embrasser. Et puis elle se rappela que ses dents n'étaient pas brossées, qu'elle était en pyjama, que ses cheveux ne ressemblaient à rien et qu'il y avait une peau de banane abandonnée sur la table, et elle eut encore plus envie de le frapper.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi ici ? Pourquoi....juste...pourquoi ?
Il continuait de la regarder, l'expression de ses yeux toujours aussi intense et pleine d'adoration. Elle se sentit rougir, et son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine dans un étrange mélange de bonheur et de panique. Il l'aimait, et elle...
Elle lui mit un coup dans l'épaule.
— Tais-toi ! Ne dis pas ça comme ça !
Il recula de surprise. Il l'observa avec attention, et puis il eut l'audace de sourire d'un air béat, comme l'imbécile amoureux qu'il était.
* * *
Elle aimait Rémy. Elle n'avait aucun doute là-dessus.
Elle aimait Rémy, et pourtant elle n'était pas heureuse. Elle l'aimait, et il l'aimait, mais ils ne pouvaient pas se toucher. Ils parlaient, et riaient, et rêvaient ensemble, mais plus le temps passait, plus elle avait l'impression que rien ne se construisait. Et c'était à cause d'elle.
Cela avait toujours été à cause d'elle.
Au plus les jours passaient, au plus elle se sentait triste dans sa relation avec Rémy. Elle l'aimait, oui, mais elle se sentait coupable de ne pas pouvoir lui offrir ce qu'il méritait. Jour après jour, semaine après semaine, cette culpabilité ne faisait que se renforcer, jusqu'à écraser l'amour, la naïveté, l'espoir qu'un jour ils trouvent un moyen de se toucher, de devenir plus que ce qu'ils n'étaient déjà.
Elle lui dit qu'elle voulait partir, qu'elle avait besoin de temps et de distance pour comprendre ce qu'elle attendait vraiment.
Il se montra compréhensif, mais elle vit la peine dans ses yeux. La culpabilité n'en fut que pire.
Elle promit qu'elle reviendrait, parce qu'elle l'aimait, elle l'aimait et elle n'imaginait pas ne plus jamais le voir, ne plus jamais l'entendre, ne plus jamais espérer pouvoir le toucher.
Elle s'en alla, mais c'était différent. Cette fois, elle avait dit au revoir, elle avait expliqué, elle avait promis.
C'était différent et ça ne l'était pas du tout, parce qu'à nouveau elle se retrouva toute seule, le cœur émietté.
* * *
Après plusieurs mois d'errance et trop, beaucoup trop de moments de faiblesse où elle avait failli contacter Rémy, lui demander pardon et retourner à ses côtés, elle choisit la faiblesse alternative et retourna auprès de Raven. Mystique.
Celle-ci l'accueillit comme autrefois, et lui offrit à nouveau un toit, à manger, un semblant de place. Anna n'était plus une enfant, et Mystique exigea rapidement d'elle qu'elle fasse sa part de travail. Elle lui confia des missions, les mêmes missions qu'autrefois, des missions en marge de la loi, qui faisaient sans aucun doute du tort à d'autres personnes, quelque part dans le monde. Des missions qui justifiait la peur et la haine envers les mutants. Anna s'y plia sans protester, parce qu'elle était fatiguée de réfléchir, fatiguée d'essayer de bien faire, fatiguée de chercher ce qu'elle voulait. Mystique décidait à sa place, et c'était bien plus facile.
Et puis il y eut l'incident. Elle n'aimait pas y repenser. Elle préférait faire comme si ça n'avait jamais existé. Mais ça avait existé. Et ça avait tout changé.
Elle partit à nouveau. Cette fois, elle décida de changer de prénom. Anna représentait son enfance, sa jeunesse, son innocence. Elle s'y était accrochée longtemps, mais elle n'avait plus le loisir de s'encombrer de tout ça, alors elle était devenue Malicia.
* * *
Il lui manquait.
Elle détestait le fait qu'il continue à lui manquer autant, même après presque deux ans. Elle espérait que l'inverse n'était pas vrai. Elle espérait qu'il était passé à autre chose. Qu'il avait trouvé quelqu'un d'autre, quelqu'un qui était plus réceptif à son exubérance et à ses débordements de romantisme. Quelqu'un qu'il pouvait prendre dans ses bras et embrasser sans danger. Quelqu'un qui l'aimait comme il le méritait.
C'était ce qu'elle espérait, peu importe à quel point son cœur se tordait de douleur à cette idée, peu importe à quel point il lui manquait, peu importe à quel point elle avait besoin, parfois, d'entendre sa voix.
— Allô ?
Elle retint sa respiration. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait lui dire. Elle ne voulait pas...Elle n'avait pas réfléchi. Elle voulait juste l'entendre. Lui parler. Lui raconter ce qui s'était passé, ce qu'elle avait fait, ce qu'elle était devenue.
Elle ne dit rien.
— Il y a quelqu'un ?
Elle ferma les yeux alors que des larmes s'y formaient, brûlantes et douloureuses. Sa gorge était nouée, et ses doigts serrés étroitement autour du combiné.
— C'est supposé être un canular ?
Elle devrait raccrocher. Elle n'aurait pas dû l'appeler. Ce n'était pas juste pour lui.
Elle ne parvint pas à s'y résoudre, et resta accrochée au téléphone, en silence.
Il ne raccrocha pas non plus, comme s'il savait. Elle pouvait l'entendre respirer, et elle se demanda s'il pouvait l'entendre aussi.
De longues secondes s'écoulèrent en silence, et puis sa voix retentit à nouveau. Chaude, douce, rassurante.
— J'attends toujours, chère. Je continuerai d'attendre, je te le promets.
Elle sentit ses larmes couler le long de ses joues, et raccrocha.
* * *
Comme Anna autrefois, Malicia avait erré longtemps, de ville en ville, sans destination précise. Après plusieurs mois, elle entendit parler d’un scientifique qui cherchait à élaborer un remède contre les mutations. Elle entra en contact avec lui, et se retrouva rapidement impliquée dans le projet. Bien plus qu’elle ne l’avait prévu initialement. Grâce à lui, elle parvint à se créer une stabilité financière, et se trouva un appartement. Vue de l’extérieur, sa vie semblait enfin être sous contrôle. Elle n’avait plus à errer, plus à craindre le lendemain. Elle faisait ses propres choix et s’investissait dans quelque chose qui avait du sens pour elle. Elle pouvait même s’autoriser à espérer.
Pourtant, au fond d’elle, elle continuait à se sentir malheureuse.
Et seule.
Terriblement seule.
Chapter 16
Notes:
Comme toujours, merci pour vos commentaires ! <3
Chapter Text
Ça avait été parfait.
Chaque échange, chaque baiser, chaque caresse, chaque bruit, chaque sensation, tout avait été absolument parfait et au-delà de ce qu’il avait pu imaginer.
Anna était la femme de sa vie, il le savait, mais enfin pouvoir le lui montrer, c’était quelque chose d’indescriptible. Enfin pouvoir le lui exprimer pleinement, le lui prouver en s’unissant à elle, en laissant éclater l’amour et la passion qu’il ressentait, un amour qui n’avait fait que s’amplifier à chaque contact de leurs peaux l’une contre l’autre.
Pour elle, cela avait été la première fois, et il s’était assuré de ne rien précipiter, de la laisser prendre le contrôle, décider le rythme et ses besoins. Il avait fait en sorte que tout soit à la hauteur pour rendre ce moment inoubliable. Pour elle, surtout pour elle, mais aussi pour lui.
Il avait été forcé de partir, peu avant minuit, et ils s’étaient quittés sur un baiser et la promesse de se revoir dès le lendemain.
C’était grâce à cette promesse qu’il se retrouvait à présent devant sa porte, un déjeuner fait maison entre les mains et Laura derrière lui, à attendre qu’elle réponde aux appels de la sonnette.
Après avoir appuyé dessus pas moins de quatre fois, il commença à s’inquiéter. Peut-être était-elle sortie ? Sans le prévenir ? Est-ce qu’il aurait dû appeler ?
Laura commença à s’impatienter, et toqua avec ses petits poings sur la porte.
— Sonne, demanda-t-elle.
— J’ai déjà sonné, petite.
— Ouvre.
Elle semblait s’adresser directement à la porte, mais dans le doute, Rémy haussa les épaules.
— On entre pas de force chez les personnes qu’on apprécie.
Il appuya à nouveau sur la sonnette, juste au cas où, puis déposa le pain de viande qu’il avait amoureusement préparé afin de pouvoir récupérer le téléphone qui se trouvait dans sa poche. A l’instant où celui-ci fut dans sa main, le bruit distinctif d’une clé dans la serrure se fit entendre, et la porte s’ouvrit enfin.
— Bonjour chère, on…
Rémy s’interrompit en la voyant. Elle était enroulée dans une couverture, clairement peu vêtue en dessous, les cheveux hirsutes, les yeux excessivement cernés et plissés, comme si la luminosité la dérangeait. Le reste de l’appartement était d’ailleurs plongé dans l’obscurité, et seule la lumière du couloir lui permit de constater à quel point elle était pâle.
Elle avait l’air horriblement malade.
Elle allait bien quand il l’avait quitté la veille. Parfaitement bien. Ses joues étaient roses, ses yeux brillant, elle souriait. Bien sûr, il était possible de tomber malade en une nuit, qu’un virus se déclenche, peut-être une intoxication alimentaire à cause du restaurant, mais ne seraient-ils pas tous atteint ? Lui et Laura allaient parfaitement bien, et le timing, l’enchaînement des évènements, c’était trop…
— Est-ce que c’est de ma faute ? demanda-t-il en s’approchant d’elle, tendant les mains pour saisir son visage, mieux la regarder, l’aider, lui retirer la souffrance qu’il lui avait transmis sans même le réaliser.
Elle se déroba et recula avant de secouer la tête.
— Rémy, non. Ce n’est pas toi. C’est juste…
Elle lui lança un regard d’excuses. Rémy sentit son cœur se tordre alors que leur conversation de la veille lui revenait. Sa colère en évoquant le remède. Sa tristesse, ses émotions contradictoires.
Elle avait évoqué des effets secondaires.
Il aurait dû chercher à en savoir plus.
— Ce n’est pas aussi terrible que ça en a l’air, assura-t-elle. Vous m’avez juste pris par surprise. Je ne pensais pas que tu reviendrais si tôt le matin.
— Il est midi passé.
— Oh.
Elle ne dit rien de plus. Lui non plus. Ils restèrent à se contempler sur le pas de la porte. Laura était rentrée dans l’appartement depuis longtemps, suffisamment familière avec l’endroit pour s’y sentir chez elle.
— Ne fais pas ça, murmura Malicia après une bonne minute de silence.
— Faire quoi ?
— Te sentir coupable et inquiet. J’ai pris cette fichue pilule avant même que tu ne saches qu’elle existait. C’était ma décision.
— Tu l’as fait pour moi.
— Non. Je l’ai fait pour moi. Rémy. Cette soirée…Tout a été absolument fabuleux. Je veux chérir ce souvenir jusqu’à la fin de ma vie. Ne le gâche pas, s’il-te-plaît.
Il se mordit les lèvres, parce qu’il avait l’impression que tout était déjà gâché. La perfection de leur première fois avait un revers négatif, et il n’aimait pas ça. Mais il ne pouvait rien y faire, et se disputer n’apporterait rien. Alors il revêtit son sourire charmeur et récupéra le plat posé un instant plus tôt.
— J’ai apporté le déjeuner. Epicé juste comme tu l’aimes.
Elle réajusta sa couverture et pencha la tête avec un sourire plein de tendresse.
— Tu es encore mieux qu’un prince charmant.
* * *
Malicia prit le temps de se doucher pendant que Rémy prenait ses aises et mettait la table dans la cuisine. Laura l’aida pendant trois secondes et demi avant d’aller jouer dans le canapé. Lorsque la jeune femme revint, elle était vêtue de ce qui semblait être un pantalon de pyjama et d’un sweat à capuche visiblement trop large. Ses cheveux étaient attachés en une queue de cheval, mais surtout, elle avait une paire de lunettes de soleil – que Rémy reconnut comme étant ses lunettes – sur le nez. Elle était toujours pâle, mais déjà dans un meilleur état que quand elle avait ouvert la porte.
— Jolies lunettes, commenta-t-il alors qu’elle s’installait à table.
— Ouais, rit-elle. J’étais jalouse de ton privilège de les porter à l’intérieur.
C’était un mensonge évident, mais il ne le souleva pas. A la place, il appela Laura pour qu’elle les rejoigne, et se mit à découper le pain de viande. Une poignée de minutes plus tard, leurs assiettes étaient remplies et Rémy ne put s'empêcher de les observer alors qu'elles mangeaient. Laura, comme à son habitude, dévorait littéralement son assiette. Malicia se montra plus hésitante, et il nota la précaution avec laquelle elle prit les premières bouchées, les espaçant pour évaluer leurs effets. Après quelques minutes, elle sembla satisfaite et mangea avec plus d'appétit, ce qui le rassura. Un tout petit peu. Parce qu'il y avait quand même tout le reste. Son teint trop pâle, sa fatigue évidente, la manière dont elle semblait fuir la lumière, sa façon de tressaillir à chaque fois que Laura cognait un peu trop vivement sa fourchette contre la porcelaine de son assiette, ...
— Ralentis petite. Tu vas t'étrangler.
La bouche pleine, Laura se stoppa en plein geste pour le regarder. Ses sourcils se froncèrent légèrement et elle lâcha sa fourchette qui tomba sur son assiette avec un grand bruit. Malicia grimaça et plaça ses mains sur ses oreilles tandis que Rémy faisait des gros yeux à l'enfant. C'était exactement l'effet inverse de ce qu'il avait voulu. Laura attrapa son verre et le but d'une traite, et Rémy en profita pour lui confisquer sa fourchette.
— Mange avec tes doigts.
Elle lui jeta un regard curieux mais ne se fit pas prier et recommença à manger avec entrain. Rémy l'imita, prenant finalement quelques bouchées, mais son attention restait focalisée sur Malicia qui regardait son assiette vide d'un air absent.
— Chère ?
Elle releva la tête vers lui et il imagina sans mal la fatigue dans ses yeux.
— Tu reveux une part ?
Elle lui adressa un sourire d'excuse.
— Non merci. C'est délicieux, vraiment, mais je n'ai pas très faim.
— Tu voudrais autre chose ? Un thé ? Du café ? De la tranquillité ?
Elle secoua la tête.
— Je peux me servir si j'ai besoin, ne t'inquiètes pas.
Il s'inquiétait. Il s'en voulait de l'avoir réveillée, et de s'imposer. Il aurait voulu pouvoir absorber les maux qui l'affligeaient mais, ironiquement, c'était elle qui avait ce pouvoir.
— On va rentrer chez nous, après, décida-t-il.
Il put voir sa contrariété dans ses sourcils.
— Non. Restez.
— Anna...
A nouveau, des sourcils contrariés. Il se racla la gorge.
— Tu dois te reposer.
— J'ai dormi toute la matinée. Je veux que vous restiez. On peut regarder un film ?
Il prit une bouchée le temps de réfléchir. Cela semblait être un bon compromis. Une activité calme à partager. Laura serait canalisée par l'écran et Malicia pourrait se reposer.
Oui, c’était même une excellente idée.
* * *
Ils laissèrent Laura s'approprier la télécommande et parcourir le catalogue pendant qu’eux s’installaient dans le canapé. Rémy se tendit lorsque qu’il sentit Malicia se blottir contre lui, et elle tourna la tête pour lui lancer un regard exaspéré face à cette réaction.
— Arrête de t'inquiéter. Je ne vais pas me casser en deux.
Il leva les mains en l'air pour plaider son innocence face à cette accusation.
— Je ne m'inquiète pas, c'est juste que...
Elle avait retiré ses lunettes, les troquant pour la capuche de son sweat et il pouvait à nouveau voir les cernes sous ces yeux. A croire qu'elle n'avait pas dormi de la nuit. Il n'était pas certain des effets complets qu'avait ce soi-disant remède, mais il la connaissait assez pour savoir qu'elle les minimisait. Et c'était de sa faute. C'était lui qui avait voulu qu'ils sortent la veille. C'était lui qui avait insisté et qui...
— Rémy. Je vais bien. Vois ça comme une gueule de bois. Oui j'ai besoin de me reposer mais je vais m'en remettre. Te flageller n'y changera rien.
— Mais...
Cette fois, elle se redressa pour lui mettre une tape sur le torse – suffisamment fort pour lui faire mal et lui prouver qu'en effet, elle allait bien. Il grimaça et frotta l'impact, se demandant d'où elle tirait une telle force.
— Tu me manques, dit-elle brusquement. Là tout de suite j'ai envie de t'embrasser, de te toucher, de retirer ton t-shirt et de pouvoir...
Elle s'interrompit, jeta un coup d'œil à Laura qui était toujours absorbée par la télévision, puis reporta à nouveau son attention sur lui, les yeux brillants.
— Tu me manques, répéta-t-elle plus doucement. Cette nuit était incroyable, et je déteste, je déteste le fait qu'on doive à nouveau se restreindre et attendre la prochaine. Je déteste la possibilité qu'il puisse ne plus jamais y avoir de prochaine fois. Je sais que...je te remercie de t'inquiéter pour moi, vraiment. Mais ce n'est pas ce dont j'ai besoin pour le moment. J'ai besoin que tu sois là, et que tu te comportes comme si tout était normal, comme si mon corps…comme si mes pouvoirs n'étaient pas un poids. J'ai besoin que tu me prennes dans tes bras et que tu me regardes comme tu regarderais une autre fille, une fille normale et...
— Stop.
Elle s'interrompit, surprise, alors qu'il s'était légèrement redressé à son tour.
— Je ne pourrais jamais te regarder comme je regarde une autre fille, chère. Tu es un milliard de fois supérieure à toutes les filles que j'ai pu croiser. Mais je comprends ce que tu dis, et je suis désolé.
Il l'attira contre lui et l'étreignit doucement pour signifier son pardon. Elle se blottit entre ses bras et n'hésita pas à enfouir son visage dans son t-shirt pour en inspirer longuement l'odeur, ce qui le fit sourire. Il comprenait ce qu'elle avait voulu dire. Elle était juste là, et pourtant elle lui manquait atrocement. Avoir été capable de la toucher, de s'unir à elle et de partager ce moment d'amour, ça n'avait que rendu plus puissant encore le désir de le faire à chaque seconde, à chaque occasion. Il avait l'impression d'avoir fait un saut dans le vide et que l'enivrement initial, pourtant extraordinaire et supérieur à tout ce qu'il avait jamais ressenti, s'était fait remplacer par une chute sans fin, vertigineuse et terrifiante, parce qu'il n'avait pas le contrôle sur ce qui allait se passer ensuite. Parce qu'il ne savait pas s'il allait atterrir en douceur ou s'écraser.
Peut-être même allait-il chuter à jamais.
— Hey, murmura Malicia. N'y pense pas trop.
Elle glissa sa main sous son t-shirt, et il sourit en sentant le tissu familier de ses gants contre sa peau. En dépit des chutes, certaines choses restaient fiables.
— Profitons juste du moment, d'accord ?
Il acquiesça et embrassa le haut de sa tête, là où sa capuche offrait une barrière suffisante pour qu'il le fasse sans inquiétude. Il l'étreignit un peu plus étroitement en réalisant que son choix vestimentaire n'avait pas été au hasard. Elle avait toujours une longueur d'avance sur lui.
Des cris émanèrent de la télévision, et il jeta un coup d'œil à l'écran. Laura semblait avoir arrêté son choix sur un dessin animé avec des enfants ninja, ce qui n'avait rien d'un film, mais il doutait fort que lui et Malicia le regardent vraiment, de toute façon.
Immanquablement, après dix minutes enlacés l'un contre l'autre, il sentit la respiration de sa dulcinée se réguler alors qu'elle s'était endormie. Il ferma les yeux à son tour et fit exactement ce qu'elle lui avait demandé. Il savoura la chaleur de son corps contre le sien, le soulèvement régulier de sa cage thoracique, les battements de son cœur et son état d'apaisement évident à ses côtés. Il ne s'endormit pas, mais il resta là, heureux, à profiter du moment.
* * *
Au bout de deux épisodes et demi, Laura se lassa de rester immobile devant la télévision et commença à s'agiter dans l'appartement, avec l'intention apparente de devenir un ninja elle-même. Rémy embrassa une dernière fois Malicia avant de s'extirper du canapé avec précaution. Elle ne réagit même pas alors qu'il la repositionnait aussi confortablement que possible, ce qui raviva son inquiétude. Elle avait l'air épuisée. A quel point ce truc avait-il drainé son énergie ?
— Yaaah !
Laura surgit à côté de lui et lui asséna un coup sur la jambe. Rémy l'encaissa sans broncher, puis attrapa le poignet de l'enfant et la maitrisa avec facilité.
— Tu as encore besoin d'entraînement, petit ninja, la taquina-t-il alors qu'elle se débattait.
Elle souffla bruyamment pour marquer son mécontentement, et il l'emmena un peu plus loin avant de la libérer.
— Tu veux une mission spéciale ?
— Oui ! s'exclama Laura avec enthousiasme.
Il posa sa main sur ses lèvres pour lui intimider d'être plus silencieuse, puis s'agenouilla à son niveau.
— On va préparer un gâteau pour quand la belle au bois dormant se réveillera. Mais je vais avoir besoin d'aide pour rassembler les ingrédients. Tu penses que c'est à la hauteur de tes compétences de ninja ?
Laura hocha vivement la tête et Rémy rit doucement avant de lui ébouriffer les cheveux, reconnaissant de l'innocence qu'elle apportait à cette journée.
* * *
Malicia dormit plus de deux heures. Lorsqu'elle émergea finalement de sa sieste, Rémy l'accueillit avec une tasse de café fumante et un gâteau au chocolat qui sentait délicieusement bon.
— Il risque d'être un peu croustillant, avait-il prévenu en lui servant une part. C'est Laura qui a cassé les œufs.
La petite fille leur adressa un fier sourire chocolaté depuis la table basse, et Malicia rit doucement.
— Vous n'étiez pas obligés de rester.
Rémy s'installa sur l'accoudoir et prit une gorgée de son propre café avant de répondre, un sourire narquois au coin des lèvres.
— Il fallait bien que je sois dans les environs si tu avais besoin d'un baiser pour te réveiller.
Elle roula des yeux, faussement agacée, puis mordit dans le gâteau avant d'émettre un bruit de pure satisfaction.
— C'est inhumain d'être aussi doué pour la cuisine.
Rémy sourit face au compliment inattendu.
— Vraiment ? Tant d'effort pour te séduire alors qu'un simple gâteau au chocolat aurait suffi ?
Elle ne prit même pas la peine de lui répondre, et engloutit le reste de sa part avant d'en prendre une autre. Rémy en profita pour l'observer plus en détails. Dormir lui avait fait du bien. Ses yeux étaient plus brillants, ses joues plus roses. Elle semblait aller nettement mieux qu'à leur arrivée, mais il avait remarqué le léger instant de vertige, quand elle s'était redressée trop rapidement, et la manière dont elle restait installée dans le canapé. Il n'avait pas besoin qu'elle l'exprime pour qu'il sache qu'elle se sentait toujours faible, au minimum, et peut-être même pire.
— Tu dois vraiment arrêter de faire ça, lui lança-t-elle soudainement.
— Faire quoi ?
— T'inquiéter pour moi. Je vais bien, je t'assure.
Il se laissa glisser le long de l'accoudoir pour la rejoindre sur les coussins du canapé. Il saisit sa main libre et la serra entre les siennes, regrettant la présence de ses gants.
— Et si je veux continuer à le faire ?
Elle rougit malgré elle, et il raffermit sa poigne d'une petite pression victorieuse. Elle plongea ses yeux dans les siens, et il réalisa qu'ils étaient bien plus que brillants. Ils étaient pétillants, étincelants d'envie et de passion alors qu'elle le dévorait littéralement du regard. Ce ne fut plus seulement la présence de ses gants qu'il regretta, mais de sa tenue toute entière. Une partie de lui avait envie de bondir et de lui arracher ses vêtements, de la retrouver nue comme elle l'avait été cette nuit, de la toucher et de lui insuffler de la chaleur et du bonheur. Et à voir comment elle le regardait, elle en avait tout autant envie.
— Rémy...
Il secoua la tête, parce que non, ce n'était pas possible, ni raisonnable. Ce n'était même pas correct de l'envisager, peu importe à quel point leurs corps et leurs cœurs hurlaient de désir. Ne pas pouvoir l'envisager n'empêchait pas pour autant de l'imaginer, alors que leurs yeux restaient accrochés et se partageaient les souvenirs encore récents de cette nuit.
Un grand bruit retentit et leur bulle d’intimité explosa avec. Ils tournèrent la tête à l'unisson, pour découvrir Laura qui fixait la table d’une expression paniquée. Des débris de verre gisaient devant elle, étalés sur la table basse, au milieu d'une flaque de lait et de miettes de gâteau au chocolat. Les grands yeux de l'enfant se levèrent vers Rémy, puis vers Malicia, et puis se posèrent à nouveau sur les dégâts qu'elle avait provoqué. Elle referma ses bras autour d'elle dans une tentative de réconfort avant de baisser honteusement la tête.
— Pardon, émit-elle d'une toute petite voix.
Encore un peu hébétés par ce changement d’ambiance soudain, les deux adultes échangèrent un regard silencieux. Rémy se pinça les lèvres, mais Malicia eut moins de self-control et laissa échapper un rire à moitié étouffé. Cela le fit craquer également et très vite, ils se retrouvèrent tous les deux à rire pour évacuer la tension de leur échange et de cette interruption à la fois inopinée et parfaitement minutée.
Laura se recroquevilla davantage sur elle-même. Elle secoua la tête, confuse par leur réaction. Des larmes se formèrent dans ses yeux, et elle secoua la tête un peu plus fort pour les chasser, sans succès. Alors elle frotta ses joues avec vigueur pour tenter de cacher les traces humides, mais sa respiration qui accélérait en même temps que ses mouvements désespérés la trahit.
— Oh, non non non, Laura ! réagit aussitôt Malicia. Il ne faut pas pleurer pour ça.
L’enfant continua de secouer la tête, la paume de ses pains frottant son visage jusqu’à l’irriter alors que les larmes semblaient dévaler sur ses joues dans un flot infini. En un éclair, Rémy contourna la table basse pour la rejoindre. Il s’agenouilla près d’elle et saisit ses poignets.
— C'est juste un verre, petite. Ce n'est pas grave.
Laura hoqueta et lui adressa une expression misérable. Il se sentait presque aussi dépassé qu’elle devant cette réaction disproportionné, et l’attira vers lui d’un geste désormais familier. Laura se blottit dans ses bras, son petit corps toujours secoué par des sanglots bien trop gros et Rémy adressa un regard interrogateur à Malicia. Celle-ci haussa les épaules, puis se mit debout et entreprit de ramasser le plus gros des morceaux de verre sur la table.
Ce ne fut qu'après plusieurs minutes, une fois la table propre et débarrassée, que Laura se calma, toujours serrée étroitement contre Rémy.
— Laura, qu'est-ce qui s'est passé ?
Elle enfouit son visage contre lui et il soupira en lui caressant la tête.
— Tu ne peux pas te mettre dans des états pareils et puis ne rien expliquer.
— Hey Laura, lança Malicia en sortant de la cuisine, deux verres de lait à la main. Tu voulais tremper ton gâteau dedans je parie ?
Le visage de la petite émergea doucement hors des vêtements de Rémy et répondit avec une moue.
— Je m'en doutais. J'adorais faire ça quand j’avais ton âge. Tu veux qu'on le fasse ensemble ?
Sans attendre son accord, Malicia posa les deux verres sur la table et s'accroupit à côté. Elle coupa deux parts dans ce qui restait du gâteau et en tendit une à Laura. Celle-ci la regarda sans bouger, mais Rémy pouvait sentir ses doigts agrippés à son jeans se serrer plus fort, comme pour s'empêcher de craquer. Il lui donna un petit coup de jambe encourageant.
— Vas-y petite.
Laura secoua la tête.
— Cassé, déclara-t-elle doucement.
— On peut remplacer ce qui est cassé, répondit gentiment Malicia. Tu vois, je t'ai mis un nouveau verre. Tu peux l'utiliser.
Cette fois, Laura tourna la tête vers Rémy pour s'assurer qu'il était d'accord avec ça. Il lui confirma d'un geste de la tête et tenta à nouveau de la pousser vers la table. Elle suivit le mouvement et avança. Du bout des doigts et avec une délicatesse infinie, elle toucha le verre posé là pour elle, puis regarda à nouveau Malicia.
— Remplacer, répéta-t-elle avec application. Pour Laura.
La jeune femme lui sourit gentiment.
— Pour que Laura puisse tremper son gâteau dedans, oui. Comme ça.
Elle trempa la part de gâteau qu'elle tenait à la main dans le verre, et la ressortit pour, à nouveau, la tendre vers la petite fille. Laura fixa le gâteau, puis le verre, puis Malicia. Elle prit une inspiration, puis, ignorant complètement le gâteau, elle fit le tour de la table basse et se précipita dans les bras de Malicia. Celle-ci la réceptionna avec surprise et adressa un regard surpris à Rémy. Les bras croisés, il lui répondit avec un sourire à mi-chemin entre la tendresse et la raillerie.
— Je pourrais presque être jaloux.
Il ne sut pas lequel, du rire de Malicia ou de Laura, fut le plus adorable.
* * *
Le reste de la journée se déroula sans autre évènement particulier. Rémy songea plusieurs fois à retourner dans son propre appartement, mais il ne parvint pas à s'y résoudre, et Malicia ne semblait définitivement pas dérangée par leurs présences. Alors il resta, et ils se laissèrent tous les trois porter par le rythme de cette journée, jusqu'à ce que la nuit tombe.
— Laura s'est enfin endormie, déclara Rémy en rejoignant Malicia dans la chambre.
Celle-ci était assise sur son lit, un carnet entre les jambes et un stylo à la main. Il s'approcha avec curiosité.
— Qu'est-ce que tu écris ?
— Rien d'important.
Elle ne le regarda même pas, et ajouta une note sur la page. Rémy la rejoignit sur le lit et se pencha pour jeter un coup d'œil. Il reconnut des mots comme "migraine", "fatigue" juste avant qu'elle ne redresse le carnet vers elle.
— C'est à propos des effets secondaires ? devina-t-il.
Elle haussa les épaules.
— Je dois juste faire la liste de ce que j'ai ressenti pendant et après avoir pris une pilule. Pour garder des traces.
Il hocha la tête. Il comprenait l'idée. Noter les symptômes et les effets pour d'un projet expérimental, ce n'était pas illogique. Mais il était aussi certain d'avoir aperçu les mots "douleur intense", ce qui le confortait dans les soupçons qu'il avait eu toute la journée.
— Je peux lire ?
— Non.
La réponse de Malicia ne prêtait pas à confusion. Il pinça les lèvres, contrarié pendant un instant, puis se pencha davantage dans sa direction jusqu'à être pratiquement étalé sur ses genoux. Il lui adressa un regard implorant qui eut le mérite de lui arracher un petit sourire.
— S'il-te-plaît chère, je promets de ne pas faire de commentaires.
— Je t'ai dit que ce n'était pas important, Rémy. Tu n'as pas besoin de connaître tout ça. Pour la plupart c'est du blabla médical.
Il gémit doucement et fit la moue. Elle roula des yeux, puis lui mit une gentille tape sur la tête avec le carnet.
— Arrête ça.
Elle n'avait pas l'air contrariée qu'il insiste. Tout au plus amusée. Peut-être que si elle avait montré de l'énervement, il aurait capitulé, mais le fait est qu'il voulait vraiment savoir, et qu'elle ne lui dirait jamais la pleine vérité. Alors il saisit le carnet des deux mains et se déroba d'une roulade agile.
— Rémy !
Ok, peut-être que maintenant, elle avait l'air contrarié. Mais c'était trop tard, il était déjà sorti du lit et debout, le carnet ouvert entre les mains. Il reconnut aisément l'écriture ronde et un peu brouillonne de Malicia. Il y avait plusieurs cadres, chacun correspondant à un jour dont la date était notée dans un coin, et il réalisa qu'elle prenait ces pilules bien plus régulièrement que ce qu'elle avait laissé entendre.
Il fit défiler les pages, survolant le texte aussi rapidement qu'il le put. Comme elle l'avait dit, une grande partie utilisait du vocabulaire médical, mais le sens de certaines annotations était limpide.
Migraine, fatigue intense, nausées, vomissement, sensibilité à la lumière, douleurs musculaires, impact sur l’humeur, altération des émotions, altération des pouvoirs, crampes, confusion, pertes de mémoire potentielles, …il serra les dents un peu plus fort à chaque nouveau mot qu’il lisait, jusqu’à ce que le carnet lui soit brusquement repris des mains. Il leva la tête vers Malicia qui le fusillait des yeux. Il la fixa un instant, puis son propre regard se durcit.
— Je ne suis pas d'accord, dit-il simplement.
— Je n'ai jamais demandé ton opinion.
Il fit un pas en arrière, frustré par la situation et par son mépris envers son propre corps.
— Sois sérieuse chère, tu ne peux pas continuer à t'infliger ça ! C'est complètement...
— Complètement quoi, Rémy ? s'emporta-t-elle, les joues rouges de colère. Non seulement je le peux, mais en plus je veux le faire ! Cela ne te regarde pas !
Il expira. Il n'avait pas envie de se disputer. Pas après cette journée, pas après cette nuit. Pourtant, pour une fois, c'était un sujet qui méritait le conflit. Il repensa aux cadres dans le carnet, aux dates qui y étaient inscrites, aux termes médicaux, aux dosages, aux annotations. C'était quelque chose qui remontait à bien avant qu'il n’arrive dans l'immeuble, quelque chose qu'elle avait entrepris seule. Cela ne le regardait effectivement pas, et en même temps cela le regardait à 100%.
Il tendit la main dans sa direction, comme un drapeau blanc hissé entre eux. Sa colère se mua en confusion, mais il ne fallut pas longtemps avant qu'elle pose sa propre main au creux de la sienne.
— D'accord, souffla-t-il. C'est ta décision.
Il la tira gentiment vers lui, ses yeux retrouvant le chemin des siens, sa bouche se rapprochant de la sienne. Il regretta de ne pas lui-même porter de gants, car il aurait voulu caresser les contours de ses lèvres, qui affichaient toujours une moue boudeuse malgré la trêve apparente. Il aurait voulu poser son front sur le sien, retrouver le contact de sa peau, la toucher sans se restreindre, sans réfléchir, sans se limiter en permanence.
C'était sa décision, et il la comprenait. Il ne pouvait pas lui en vouloir de se faire subir tout ça, peu importe à quel point il désapprouvait.
— Mais il y a une chose sur laquelle je veux être parfaitement clair, ajouta-t-il sans la lâcher du regard. Tu n'as pas besoin de faire ça pour moi. Tu n'en as jamais eu besoin et tu n'en auras jamais besoin.
Les yeux de Malicia se plissèrent alors qu'un sourire tendre se dessinait sur son visage. Comme si elle entendait ses désirs, elle leva sa propre main, gantée, pour la poser sur ses lèvres à lui.
— Je sais.
Chapter Text
Il s'écoula presque deux semaines. Elles parurent à la fois très longues et incroyablement rapides. Tellement rapides qu’ils n’eurent pas le temps de partager un premier – vrai – rendez-vous. Rémy avait prévu d’inviter Malicia, mais n'en eut jamais l'occasion.
Cela ne signifiait pas qu'ils ne passaient pas du temps ensemble. Ils vivaient pratiquement l'un chez l'autre. Leurs appartements étaient devenus des extensions mutuelles, uniquement séparées par le couloir et les escaliers de l'immeuble. Rémy faisait les courses pour Malicia et s'était assuré que ses placards soient remplis de tout ce dont il pouvait avoir besoin quand lui et Laura restaient tard chez elle, et qu'il décidait d'y préparer à manger. Leur salle de bain était à présent occupée par une troisième brosse à dents, de nouveaux produits capillaires et du maquillage oublié, volontairement ou pas. Malicia avait la clé de son appartement et ne rechignait jamais à l'utiliser. Lui-même n'avait jamais eu besoin de clé, mais elle lui en donna une quand même, qu'il conservait précieusement. Il y avait des moments plus compliqués, des moments où Malicia s'absentait et se contentait de dire qu'elle allait travailler, sans jamais entrer dans les détails. Des moments où Rémy communiquait avec la guilde et ressortait stressé et grincheux de ces échanges. Des moments où Laura se comportaient comme une petite fille de 7 ans et accaparait son attention et son énergie. Des moments où ils avaient l'impression que ça ne fonctionnait pas.
Et puis il y avait le reste. Il y avait les repas partagés, les films regardés ensemble, les câlins sur le canapé. Il y avait les sorties au parc, la manière dont Laura parlait, courait, souriait. Il y avait leurs doigts entrelacés et les nuits passées à murmurer dans l'obscurité. Il y avait ce bonheur retrouvé, cette chaleur dans leurs poitrines, cette envie d'arrêter le temps pour ne plus rien risquer, pour ne plus jamais la perdre.
Ils n’avaient pas le temps de parler de ce qui était important. Malicia continuait d'être évasive sur son travail, sur les soi-disant missions qu'elle réalisait pour ce soi-disant remède. Rémy lui cachait encore la vérité à propos de Laura. Quand ils évoquaient les années écoulées, ils ne le faisaient pour que échanger des anecdotes triviales. Ils ne parlaient jamais de la solitude, de la peine, de l'absence. Encore moins de ce qu'ils avaient pu faire pour les rendre plus tolérables.
Ils ne parlaient jamais de ce qui était important parce qu'ils n'en avaient pas envie. Tous ces sujets étaient une infinité de bombes à retardement, prêtes à exploser et à tout détruire.
La situation n'était pas idéale, loin de là. Mais ils avaient trouvé un point d'équilibre, un cocon de paix illusoire et agréable, et pour l'instant, ils voulaient en profiter.
* * *
— Okay Laura. Tu te souviens de ce qu'on a fait hier ?
Assise à table, juste en face de Malicia, la petite fille acquiesça et leva les mains, les doigts bien écartés.
— Tu te rappelles comment ça s'appelle ?
La petite fronça le nez et secoua la tête. En langage Laura, cela ne signifiait pas "je ne sais plus" mais bien "je n'ai pas envie de parler". Rémy observa l'échange avec curiosité parce que c'était l'heure quotidienne pendant laquelle Malicia obligeait Laura à parler. Ce que personnellement, il trouvait cruel. Mais la jeune femme était intraitable et avait décidé que l'enfant avait besoin de régularité pour apprendre. Alors, une fois par jour, elle s'installait avec elle pour la faire travailler. Parfois elle le faisait directement chez Rémy, parfois elle l'emmenait dans son appartement. Elle lui composait des exercices pour reconnaître les lettres, les mots, les sons. Certains jours, Laura coopérait avec plaisir et la session d'apprentissage durait un peu plus longtemps. D'autres, la petite manifestait sa frustration et son mécontentement, mais Malicia tenait bon et l'obligeait à le faire pendant une heure, sans faillir.
Rapidement elle imposa à Rémy d'également travailler avec Laura, trente minutes par jour au minimum. Il avait l'impression que c'était une punition qui lui était personnellement adressé, mais il ne pouvait pas nier que depuis que Malicia avait imposé ce rythme, les progrès de Laura était fulgurants.
— Je ne sais pas comment tu fais, avait-il dit un jour à la jeune femme. C'est comme si c'était inné pour toi d'enseigner. Tu ferais une super prof.
Le regard de Malicia était parti dans le vide un instant, absorbé par une quelconque pensée que son compliment avait provoqué alors que ses joues se coloraient très légèrement.
— Je crois que j'aurais adoré ça, avait-elle admit à mi-voix. Pouvoir enseigner, transmettre, guider des plus jeunes.
— Tu peux toujours le faire.
Elle avait secoué la tête, un sourire triste aux lèvres.
— Je ne peux pas, Rémy. C'est trop dangereux. A moins d'enseigner dans une quelconque école pour mutants, mon pouvoir ne me permet pas d'être entourée d'enfants.
Il n'était pas d'accord avec cette idée. Elle était merveilleuse avec les enfants. Merveilleuse avec les autres êtres vivants, en fait. Bien plus douée et humaine que la majorité des gens. Ce n'était pas juste qu'elle se prive de tout ça à cause de son pouvoir, et ce n'était pas juste pour le monde d'être privé d'elle.
Sachant qu'elle n'aurait accepté aucun argument, il n'avait même pas tenté de la contredire, et s'était contenté de se plier aux moments d’études qu’elle avait imposés.
— Des calculs, dit doucement Malicia, concédant exceptionnellement le droit à Laura de ne pas prendre la parole. Hier on a fait des calculs. Tu te rappelles comment ça fonctionne ?
Laura hocha la tête, visiblement impatiente de commencer cette nouvelle leçon.
— D'accord alors. Disons que je te donne deux cookies, et j'en donne deux à Rémy. Combien de cookies avez-vous en tout ?
— Aucun. Elle va manger les siens, puis me piquer les miens et les manger aussi.
L'intervention de Rémy lui valut un regard noir de la part de Malicia. Il leva innocemment les mains.
— C'est la vérité ! Elle a l'air mignonne comme ça mais si tu lui mets des cookies sous les yeux, ça devient un monstre.
Il pointa un doigt accusateur sur Laura, qui laissa échapper un petit rire. Malicia leva les yeux au ciel.
— Rémy, tais-toi. Laura, tu sais combien de cookies ça fait ?
La petite fille reporta son attention sur elle, et agita brièvement les lèvres avant de dresser quatre doigts.
— Oui, excellent ! Si je te donne 2 cookies de plus, et un à Rémy, tu sais combien cela fait au total ?
— Hé ! Pourquoi elle a droit à plus de cookies que moi ?
— Parce qu'elle ne nous interrompt pas constamment, elle.
— C'est du favoritisme !
— Rémy ! Si tu dis encore un mot, je te donne des lignes à copier.
Il ouvrit la bouche, scandalisé par cette menace. Puis il la referma aussi et prit une expression boudeuse. Sans se laisser perturber, Laura agita ses doigts et composa quatre sur une main, trois sur l'autre, puis réunit les deux pour fièrement montrer sept. Malicia afficha un grand sourire.
— Super ! Tu veux essayer un peu plus difficile ?
La petite hocha vigoureusement la tête. Les calculs semblaient lui plaire, bien plus que les exercices d'écriture et, pire encore, de lecture, pour lesquels Malicia lui demandait de parler.
— D'accord alors, disons qu'il y a deux arbres. L'un a fait pousser douze pommes. L'autre a fait pousser dix-sept pommes. Combien de pommes au total ?
Laura fixa ses mains un long moment, puis releva un regard confus en direction de Malicia. Rémy rit avant de la bousculer gentiment.
— Tu n'auras pas assez de doigts pour celle-là, petite.
Les sourcils de l'enfant se froncèrent alors qu'elle se concentrait. Pendant un instant, les adultes supposèrent qu'elle se préparait à parler et à sortir un nouveau mot, comme elle le faisait parfois, mais ce fut en silence qu'elle se tourna vers Rémy pour saisir ses mains. Avec détermination, elle déplia chaque de ses doigts avant de les lui faire poser sur la table, bien à plat. Elle se pencha ensuite pour saisir les mains de Malicia et faire exactement la même chose. Finalement, elle utilisa ses propres doigts pour compléter et arriver à un total de 29.
— Wow, émit Rémy après un instant de stupéfaction. Je...ok ouais petite, je suis impressionné. Tu mérites d'avoir plus de cookies.
Le visage de Laura se plissa dans une expression de fierté alors qu'il lui ébouriffait les cheveux.
— Tu sais quoi, je pense même que tous ces efforts nécessitent un vrai cookie en récompense. Cela me semble être une bonne idée, n'est-ce pas chère ?
Malicia ne répondit pas, les yeux fixés sur ses mains étendues devant elle, l’expression pensive.
— Chère ?
— Elle devrait aller à l'école.
Malicia releva la tête et lui adressa un regard qui n'appelait pas à la contestation. Pourtant, le sourire de Rémy s'effaça aussitôt et son expression se ferma.
— Non, répondit-il simplement.
C’était une discussion qu’ils avaient déjà eue. Un peu trop souvent au goût de Rémy, d’ailleurs. Il avait expliqué que l’idée avait été proposée et que Laura avait refusé. Malicia lui avait rétorqué que c’était à lui d’imposer les choses. Il avait mis fin à la conversation, mais elle la remettait constamment sur le tapis.
— Enfin Rémy, ouvre les yeux ! Je lui ai appris à compter avant-hier. Avant-hier, Rémy. Tu viens bien d'assister à la même chose que moi.
Il croisa les bras, l'expression renfrognée
— Elle a un esprit logique, ce n'est pas si surprenant.
— Elle est intelligente. Douée. Désireuse d'apprendre. Elle doit aller à l'école. Elle doit avoir une chance de pouvoir...
— De pouvoir quoi ? la coupa-t-il sèchement. Être mise à l'écart ? Être traitée comme une paria ? Se sentir différente et moins bien que les autres ?
— De pouvoir faire quelque chose de sa vie, répondit Malicia d'un ton tranchant. Elle mérite d'avoir toutes les cartes en mains pour un jour pouvoir faire les choix qu'elle veut.
Rémy serra la mâchoire et se redressa, lui tournant le dos. Il ne voulait plus parler de ça. La décision avait été prise bien avant que Malicia ne s'en mêle, et elle lui convenait. Elle convenait à Laura. Pouvoir choisir dès maintenant était la carte qu'il lui avait donné.
— Rémy.
— Non. Cette conversation est terminée. Elle n'est pas prête pour l'école.
— Personne ne saura que c'est une mutante, insista Malicia. Elle n'a pas les yeux rouges, ni des mèches de cheveux blancs. Elle peut toucher et interagir et passer inaperçu. Elle peut s'y épanouir.
Rémy serra les poings. Il sentit de l'énergie crépiter le long de ses doigts et se força à respirer. Malicia se trompait. Laura pouvait peut-être passer pour une humaine, mais même parmi les humains, elle était différente. Elle ne parlait pas comme les autres. Elle ne comprenait pas comme les autres. Elle était naïve et empathique et inexpérimentée de la vie. Elle était intelligente, et curieuse, mais fragile. Le monde avait la capacité de la casser en un instant. L'envoyer à l'école, la laisser toute seule, livrée à elle-même au milieu des jugements et des moqueries....non.
Juste non.
Il devait sortir. Se changer les idées. Il quitta l’appartement sans répondre, laissant Laura avec Malicia. A l’intérieur de lui, la colère vibrait et agitait ses pouvoirs sans qu’il ne parvienne à le contrôler. Ce n’était pas normal. Ce n’était pas normal, mais ce n’était pas nouveau non plus. Il dévala les escaliers, traversa l’entrée, franchit la porte du bâtiment. Il se mit à marcher sans but, sans direction, juste parce qu’il avait besoin de bouger.
Mais ce n’était pas assez, et il bifurqua, s’éloignant des habitations pour un sentier plus isolé. Il ramassa une branche d’arbre par terre et libéra l’énergie qui pulsait à l’intérieur de lui. Elle se mit à crépiter d’une lueur rosâtre. Il attendit jusqu’à la dernière minute avant de lancer au loin et de la laisser exploser dans une gerbes d’étincelles.
* * *
Lorsqu’il revint à l’appartement, deux heures plus tard, Laura et Malicia avaient terminé leur session de travail et étaient assises par terre, au milieu de morceaux de cartons et de journaux. Une session de bricolage après le moment d’études donc. Bien. C’était bien, pour Laura. Malicia leva la tête à son arrivée, et leurs regards se croisèrent. Elle ouvrit la bouche, mais il la devança.
— Je vais préparer le repas, déclara-t-il simplement.
Il ne lui laissa pas l’occasion de répondre et prit la direction de la cuisine. Il se sentait plus calme intérieurement, mais il n’avait pas envie de parler. Il ouvrit les placards et le frigo, sélectionna quelques légumes. Il eut le temps de les laver, de les éplucher et de les disposer sur le plan de travail avant que Malicia ne le rejoigne. Elle s’arrêta dans l’embrasure de la pièce, prudente.
— Je ne veux pas qu’on se dispute, annonça-t-elle d’un ton qui indiquait tout le contraire.
Rémy attrapa son couteau et se mit à trancher des carottes sans lui accorder un regard.
Il aimait cette femme, et la plupart du temps, il admirait son entêtement et sa détermination à aller au bout des choses. Pas aujourd’hui.
— Laura a besoin d’aller à l’école. Elle a besoin d’être en contact avec d’autres enfants de son âge. Elle a besoin que des professionnels l’accompagnent et l’aident à progresser.
Le couteau s’abattit sur le plan de travail avec un grand bruit, et Rémy serra la mâchoire.
— Elle est intelligente et pleine de capacités, tu ne peux pas la limiter à cause de tes propres peurs.
Il se retourna brutalement et pointa le couteau vers elle.
— Je ne la limite pas ! Je la protège. Parce que c’est de ça qu’elle a besoin avant tout, d’être protégée !
— L’isoler du monde n’est pas la protéger, rétorqua Malicia en croisant les bras.
Elle semblait être convaincue d’avoir raison, et cela suffit à faire à nouveau bouillonner la colère à l’intérieur de lui.
— Je ne l’isole pas, la contredit-il à nouveau. Je fais ce que je peux pour l’encourager à sortir, à découvrir, à essayer. Je lui ai proposé d’aller à l’école et elle a refusé. Fin du débat.
— Elle a sept ans, Rémy. Ce n’est pas à elle d’avoir le dernier mot sur le sujet.
— Ce n'est pas à toi non plus.
Son ton avait été si froid et cassant qu'il réussit à la prendre de court. Elle le fixa, les lèvres pincées, et pendant un instant, il crut avoir gagné et enfin avoir mis un terme à cette stupide conversation. Mais c'était sous-estimer à quel point elle était vraiment têtue. Il ne lui fallut que quelques secondes pour rebondir et revenir à la charge.
— Non, c'est à toi que ça revient, mais il semblerait que tu ne sois pas assez adulte pour le faire correctement.
Il fronça les sourcils, clairement vexé par son insinuation, puis expira avec dédain. Il pivota et se remit à couper ses légumes pour canaliser l’agacement qu’elle avait ravivé à l’intérieur de lui.
— La dernière fois que j’ai vérifié, il me semblait pourtant être le plus adulte de nous deux, grommela-t-il avec mauvaise humeur.
Elle ne répondit rien, ou si elle le fit, il ne le réalisa pas. Le couteau cognait la planche en bois avec un rythme régulier, comme un métronome qui brisait le silence. Cela avait été injuste de la part de Malicia de dire ça. Rémy était adulte. Il était celui qui était resté. Il était celui qui avait attendu. Il était celui qui essayait.
Elle ne savait rien de la situation. Elle n’avait aucune idée de tout ce qui se cachait derrière le comportement de Laura, derrière ses pouvoirs, derrière les risques de la mettre dans un école. Rémy essayait, et faisait ce qu’il pouvait pour prendre les meilleures décisions, même si parfois elles n’étaient pas idéales.
Il avait parfaitement conscience qu’aller à l’école pouvait être positif. Il n’avait aucune intention de la priver de cette expérience si c’était quelque chose qu’elle voulait tenter. Il lui en avait parlé, il lui avait expliqué, il l’avait présenté comme quelque chose d’amusant. Mais Laura n’était pas prête. Il lui manquait trop de codes sociaux. Elle était trop différente, et juste l’imaginer livrée à elle-même pendant huit heures, devoir subir la pression, les moqueries, les critiques. Il ne voulait pas qu’elle soit mise à l’écart, qu’elle se sente inférieure, et seule.
Son rythme de découpe s'intensifia alors que la colère grondait à l'intérieur de lui. Des émotions enfouies se réveillèrent dans un nuage de révolte, et des éclairs d’énergie pleine de rancœur parcoururent son corps, fusant dans ses veines jusqu’à l’extrémité de ses doigts.
Laura ne méritait pas ça, pas en plus de tout le reste. Elle venait à peine de trouver une stabilité, elle faisait des progrès, elle s’améliorait de jour en jour. C’était hors de question de tout gâcher, hors de question de lui faire subir à nouveau la solitude et la tristesse.
— Rémy.
La main de Malicia se posa par-dessus la sienne avec fermeté, l'obligeant à stopper ses mouvements. Il cligna des yeux, brutalement ramené à la réalité. Au creux de sa paume, une chaleur familière se dégageait et il baissa les yeux sur le couteau qui irradiait d’énergie.
— Merde.
Il inspira pour se forcer à se calmer et à reprendre le contrôle de lui-même. Lentement, les crépitements dans sa paume s'inversèrent alors qu'il faisait de son mieux pour décharger la bombe, réabsorbant le surplus d'énergie à l'intérieur de lui. Une fois le couteau revenu à son état normal, il le lâcha au milieu des morceaux de légumes, puis ferma les yeux et libéra une longue expiration.
Ce n'est qu'au moment où les doigts de Malicia pressèrent sa main qu'il réalisa qu'elle ne l'avait pas lâché. Il leva les yeux vers elle, sur la défensive, mais ne rencontra que de la sympathie bienveillante dans son expression.
— La situation est différente, dit-elle doucement. Petit Rémy devait affronter le monde tout seul, sans personne pour l'accompagner. Laura n'est pas toute seule. Je comprends que tu essayes de la protéger, mais tu ne peux pas la priver de choses bénéfiques pour elle parce que ces mêmes choses t'ont blessé.
— Ce n’est pas…
Il s’interrompit. C’était exactement de ça qu’il était question. Il avait détesté l’école. Il avait détesté ces années passées à devoir rester assis sur un banc, mis à l’écart par ses camarades, moqués par les autres élèves, martyrisé par les professeurs. Il avait fui cette vie, et ne la souhaitait à personne d’autre. Certainement pas à Laura.
Un petit rire franchit ses lèvres alors qu’il réalisait que Malicia avait raison. Parfois, il oubliait à quel point elle le connaissait bien. Il oubliait qu’avant de pouvoir s’offrir leurs corps, ils s’étaient offerts leurs âmes, dévoilant à l’autre leurs blessures les plus profondes, leurs vulnérabilités et leurs peurs. Malicia...Anna...elle voyait à travers lui mieux que lui-même.
— Je ne veux pas l'obliger à faire quelque chose qui va la faire souffrir, admit-il. Je ne veux pas qu’elle pense que je l’ai fait volontairement.
— Ça n'arrivera pas. Elle te fait confiance. Et si ça se passe mal, tu interviendras.
— Comment tu peux en être sûre ?
— Parce que je te fais confiance, Rémy Lebeau. Tu es un homme bien. Je sais que quoiqu'il arrive, tu feras tout ce que tu peux pour rendre cette petite fille heureuse.
Elle le dit avec tellement de conviction que cela suffit à lui faire pardonner le fait qu’elle avait insinué qu’il était moins adulte qu’elle. Il lui adressa un petit sourire contrit.
— Je ne suis toujours pas convaincu que ce soit une bonne idée.
Il y avait encore tout le reste. Tous les éléments dont Malicia n’avait pas connaissance, tous les facteurs à prendre en considération pour garder Laura en sécurité.
— Mais tu vas y réfléchir ?
— Je vais y réfléchir.
— Bien.
* * *
Le soir-même, Rémy ne parvint pas à trouver le sommeil. Il ne cessa de ressasser les évènements de la journée. Malicia, Laura, les calculs, la perspective de l’envoyer à l’école, les risques que cela impliquait, ses propres pouvoirs et son manque de contrôle.
A l’extérieur, la pluie coulait à flot et battait bruyamment contre la fenêtre de sa chambre, le gardant d’autant plus éveillé.
Finalement, après presque une heure à réfléchir sans aboutir à rien, il se leva pour aller prendre une bière dans le frigo. Il s’arrêta net alors qu’il traversait le salon, surpris de réaliser qu’il n’était pas le seul à ne pas réussir à dormir.
— Laura, dit-il d’un ton partiellement réprobateur, mais surtout amusé.
La petite fille se tenait devant la grande fenêtre, le nez collé à la vitre. Visiblement peu gênée par l’obscurité, son regard était rivé sur l’extérieur. Ce n’était pas la première fois que Rémy la voyait comme ça. C’était même assez fréquent. Dès que le ciel s’obscurcissait et qu’il se mettait à pleuvoir, il savait qu’il allait la trouver à proximité d’une fenêtre, spectatrice silencieuse des caprices de la météo.
Il ne savait cependant pas que c’était aussi quelque chose qu’elle faisait de nuit. Elle n’avait pas réagi à son appel et il l’observa un instant. Elle était tout aussi calme que d’habitude, captivée par le spectacle extérieur. Il se demanda ce qui lui passait par la tête dans des moments comme ça. Il essaya aussi de la transposer dans un autre environnement. Dans un laboratoire où elle se trouvait seule, isolée, avec la pluie comme unique compagnie. Dans une école, avec d’autres enfants entassés sous un préau. Dans le parc, avec lui, au milieu des flaques et de la boue. Dans l’appartement de Malicia, lorsqu’il partait en mission, le nez collé à d’autres fenêtres, un peu plus hautes, un peu plus proches des nuages.
— Hey Petite, tu veux qu’on sorte se promener ?
Cette fois, elle décrocha de sa contemplation pour se tourner vers lui, les yeux grands ouverts à cette idée.
— Oui !
Il rit face à tant d’enthousiasme, puis lui fit signe d’aller enfiler ses chaussures.
Une dizaine de minutes plus tard, ils étaient dehors. Éclairés par la lumière des réverbères, sous la pluie, trempés. Rémy se protégeait du mieux qu’il pouvait avec sa veste, mais Laura semblait totalement indifférente à cet inconfort. Au contraire, la pluie semblait l’approvisionner d’une énergie nouvelle, merveilleusement pure et enfantine.
À l'instant où ils furent hors de l'immeuble, elle sauta à pieds joints dans une flaque, puis courut vers la suivante. Elle traversa les torrents des rigoles à contre-sens, et tendit les mains devant elle pour former une coupelle, dans une tentative ratée de récolter l’eau. Elle rit doucement, puis leva le visage vers le ciel.
Rémy l’observait. A nouveau, il repensa à la journée écoulée, aux discussions avec Malicia, à la perspective d’une école.
Et il réalisa que la place de Laura n’était pas dans une salle de classe.
Sa place, elle était là, sous la pluie, les bras écartés, le nez dressé vers les tourbillons de nuages dans le ciel nocturne, la pluie giclant sur son visage alors qu’elle fermait les yeux et relâchait une longue expiration, visiblement apaisée.
Chapter 18
Notes:
Pardon pour le retard, j'ai galéré avec ce chapitre T-T
Je n'en suis toujours pas satisfaite d'ailleurs mais j'en ai marre de bloquer dessus donc je m'en libère pour pouvoir passer à la suite x)
Bonne lecture quand même !
Chapter Text
Elle était nue dans son lit.
C'était une vision absolument délicieuse. Il laissa parcourir ses doigts contre la peau de Malicia, et elle lui sourit depuis l'oreiller où sa tête était posée. Elle le laissa s'amuser un instant, puis elle chassa sa main d'une petite tape.
— Le temps est presque écoulé, lui rappela-t-elle.
Il fit la moue, contrarié. Six heures, ça passait toujours trop vite. Il rétracta sa main, mais ses yeux continuait de se délecter du spectacle d'elle allongée dans son lit, sans rien pour la couvrir, sans rien pour les séparer. Hormis les aiguilles silencieuses d'une horloge qui n'existait pas.
— Tu n'aurais pas dû le prendre si tôt, se plaignit-il.
Elle roula des yeux.
— Tu ne disais pas ça pendant le film.
Il rit, démasqué, et sa main retourna chercher le contact de sa peau, en dépit de ses avertissements et des minutes qui défilaient dangereusement vite.
La soirée avait été agréable. Ils étaient allés au cinéma, y emmenant Laura pour la première fois. La petite fille avait été captivé par l'écran, et eux...eux n'avaient pas vu grand-chose du film. Rémy avait profité de l'obscurité de la salle pour explorer chaque parcelle de Malicia qu'il était politiquement décent d'explorer devant un film destiné aux enfants.
Contrairement à ce qu'il venait de dire, il était content qu'elle prenne la pilule pour bloquer ses pouvoirs tôt dans la soirée. Premièrement, ça lui permettait de s'habiller comme elle le souhaitait, et il adorait la voir les jambes dénudées, les bras découverts, les doigts à la portée des siens. Ensuite, cela leur permettait davantage de spontanéité. Être obligés de planifier à l'avance leurs soirées ensemble était particulièrement tue-l'amour.
Ils avaient fini par décider de le faire une fois par semaine. Un juste milieu entre leurs envies de se toucher et d'être ensemble à chaque instant, et les contraintes du remède et de ses effets secondaires. Ils faisaient en sorte de ne pas trop prévoir à l'avance, pour que les choses ne semblent pas trop artificielles, mais le fait était qu'ils avaient besoin de s'organiser.
Une fois par semaine donc. Une soirée où Malicia prenait son remède, et pendant laquelle ils sortaient. Ensuite ils rentraient, Rémy mettait Laura au lit, et puis ils se retrouvaient enfin tous les deux, en tête à tête, libres.
Le temps passait toujours trop vite.
— Rémy, le rappela-t-elle gentiment à l'ordre alors que sa main saisissait sa hanche pour la tirer vers lui.
Il grogna. Elle était trop prudente.
— On a encore le temps, décida-t-il.
— Non. Je ne veux pas prendre de risque.
— Je m'en fous des risques.
— Pas moi.
Son ton était inflexible. Son regard aussi. Il la lâcha et pivota pour s'allonger sur le dos et fixer le plafond, boudeur. Il ne fallut que quelques secondes pour que le visage de Malicia apparaisse dans son champ de vision. Il la vit hésiter un instant, puis elle se baissa et déposa un baiser sur ses lèvres. Léger, prudent, transpirant de sa crainte que les dernières minutes leur aient déjà échappées, mais néanmoins tendre et plein d'amour. Il sourit, et l'embrassa en retour avec plus de conviction, juste pour lui rappeler qu'il se fichait réellement des conséquences.
Mais à son plus grand regret, elle rompit le baiser et s'éloigna de lui. Elle attrapa le drap de son lit et s'enroula dedans pour se protéger, scellant définitivement la fin de leur moment.
— Je vais devoir y aller, annonça-t-elle, le regret tangible dans sa voix.
— Non. Reste. Je peux te prêter un pyjama.
— Rémy...
— Je peux même dormir dans le canapé si tu préfères.
Elle rit et secoua la tête.
— Ma chambre est un étage au-dessus, rappela-t-elle. Je ne vais pas loin.
— Trop loin à mon goût.
Il voulait qu'elle reste la nuit entière. Il voulait la voir à son réveil. Il voulait lui apporter le petit-déjeuner au lit. Il voulait prendre soin d'elle et s'assurer que tout allait bien.
Elle se glissa hors du lit et commença à ramasser ses vêtements abandonnés un peu partout dans la pièce.
— Aussi tentant que ça paraisse, ce n'est pas possible. J'ai quelque chose de prévu demain matin.
Rémy se redressa. C'était une nouvelle information.
— Demain matin ? Mais tu ne seras pas...tu sais....fatiguée ?
Elle laissa tomber le drap et haussa les épaules avant d'enfiler son t-shirt.
— C'est le but. Il veut faire quelques tests le lendemain du remède. Les dates tombaient bien.
Rémy plissa le nez. Tout lui déplaisait dans cette phrase. L'idée que des tests soient réalisés sur elle. Le fait qu'elle prévoyait de sortir alors qu'il avait vu à quel point le contre-coup de cette pilule la rendait malade. L'allusion au fait que leur soirée romantique avait été planifiée sur une base autre que juste son envie d'être avec lui. Il hésita un instant sur la meilleure réaction à avoir, puis opta pour la plus chevaleresque.
— Tu veux que je t'accompagne ?
Elle avait fini de s'habiller, à présent, et le contemplait la tête penchée, les yeux brillant de cette tendresse affectueuse qu’elle lui adressait parfois. Elle revint vers lui, et profita d'avoir retrouvé ses gants pour passer ses doigts dans ses cheveux.
— Je préfère te garder toi et tes beaux yeux loin de tout ça, murmura-t-elle d'un ton qui ne fit que décupler l'envie de Rémy de ne pas la laisser y aller seule.
Mais il n'eut pas l'occasion de rebondir qu'une autre envie, bien plus immédiate, prit le dessus alors qu'elle le fixait, trop proche et trop loin à la fois, et mordillait sa lèvre pour résister à la tentation.
— Je suis sûr qu'il nous reste encore une dizaine de minutes, chère, murmura-t-il.
Elle secoua la tête, presque imperceptiblement, davantage pour se raisonner elle-même que pour lui répondre. Ses yeux verts étaient rivés aux siens, ses joues colorées par le désir, ses lèvres agitées par l'hésitation. Elle était trop prudente. Pas lui.
Il franchit les derniers centimètres qui les séparaient pour lui offrir un dernier baiser, faisant fi de tout instinct de préservation.
A l'instant où ses lèvres touchèrent les siennes, elle céda à ses impulsions et y répondit sans se restreindre. Ses pouvoirs ne se déclenchèrent pas, donnant raison à Rémy sur le temps qu'il leur restait. Le baiser dura un peu plus longtemps que nécessaire, puis Malicia le rompit et posa son front contre le sien.
— Tu es incorrigible, le réprimanda-t-elle dans un souffle.
Il rit avant de lui répondre d'un sourire fier.
Elle valait toutes les infractions du monde.
* * *
— Dix. Onze. Douze. Treize. Quatorze ! clama Laura alors que son pied arrivait au sommet de la dernière marche.
Malicia lui avait appris à compter. Pas seulement sur ses doigts, mais aussi avec sa voix. Cela avait été un peu laborieux mais la jeune femme semblait avoir une patience infinie avec Laura, et celle-ci avait fini par avoir le déclic et par comprendre la logique de prononcer les chiffres.
Maintenant, elle comptait. Partout. Tout le temps. Elle comptait ses doigts, elle comptait les œufs, elle comptait les morceaux de chocolat, elle comptait les cartes dans les poches de Rémy, elle comptait les trous dans le trottoir, les fissures dans les murs et plus que tout, elle comptait les marches entre chaque étage.
— Quatorze, répéta Rémy d'un ton légèrement moqueur. Aucune marche n'a poussé depuis hier. Surprenant.
Laura le fixa, puis le gratifia d'une petite grimace renfrognée qui communiqua parfaitement à quel point elle n'avait pas apprécié son commentaire. Rémy se retint de rire – parce qu'elle était particulièrement mignonne quand elle était contrariée – et la regarda traverser le palier jusqu'à la volée d'escalier suivante. Elle posa son pied sur la première marche, et aussitôt, sa petite voix s'éleva avec une clarté de plus en plus assurée.
— Un. Deux. Trois. Quatre.
Laura compta chaque marche avec soin jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur étage. Puis elle s'arrêta au milieu du palier et, plutôt que d'aller vers la porte de leur appartement, elle adressa une moue triste à Rémy et pointa l'étage supérieur.
— Tu veux encore monter ? On les a comptées hier. Je te parie ce que tu veux qu'il y en a quatorze.
Laura tapa du pied, et accentua son geste vers le reste des escaliers.
— Je veux Malicia, exprima-t-elle, ses yeux verts remplis de détermination.
— Moi aussi petite, mais elle n'est pas chez elle.
— Malicia, insista Laura.
— Elle est occupée aujourd'hui, répondit-il en déverrouillant la porte de leur appartement. On la verra peut-être ce soir.
Il se retourna pour lui dire d'entrer, et eu tout juste le temps de la voir filer en haut des marches vers l'étage supérieur. Bien sûr, cette fois, elle ne les avait pas comptées. Il marmonna, reclaqua la porte et se précipita derrière l'enfant.
— Laura ! gronda-t-il en arrivant à l'étage du dessus, où elle était déjà en train d'appuyer sur la sonnette de Malicia, perchée sur la pointe de ses pieds.
A l'instant où Rémy arriva à sa hauteur, elle se repositionna pour une posture plus innocente, à laquelle elle ajouta un sourire vaguement penaud.
— Je t'ai dit qu'elle n'est pas là, ça ne sert à rien de...
Dans un parfait chronométrage d'interruption, la porte de Malicia s'ouvrit, et un homme les dévisagea avec curiosité.
— Je peux vous aider ?
Rémy se tendit aussitôt. Malicia avait dit...il avait compris que....elle était supposée ne pas être chez elle...elle...
Son train de pensée erratique fut dévié par le souffle hostile que Laura émit, et il mit instinctivement ses mains sur les épaules de la petite pour la rapprocher de lui, puis se racla la gorge.
— Malicia est là ?
— Et vous êtes ?
La surprise passée, Rémy regarda le type avec plus d'attention, et réalisa qu'il l'avait déjà vu. C'était celui qu'il avait croisé le jour où Malicia et lui étaient en froid. Il serra la mâchoire. Il avait cru comprendre que les cibles de Malicia étaient uniques. Jamais deux fois la même récolte d'informations. C'est ce qu'elle lui avait – très vaguement – expliqué. Qu'est-ce que celui-ci foutait encore ici ?
— Rémy ?
Malicia apparut à la porte, et le type eut la décence de s'écarter alors que le regard de la jeune femme se posait sur Rémy. Celui-ci mit moins d'une seconde à voir ses cernes, sa fatigue, sa pâleur. Il nota la manière dont elle s'appuyait contre l'embrasure de la porte, et dont le bras du gars se glissa autour de sa taille pour l'aider à se maintenir debout. Quelque chose bouillonna à l'intérieur de Rémy, mais il se força à l'ignorer parce que...et bien parce qu'il préférait que Malicia ait ce soutien plutôt que rien du tout.
— Je t'ai dit que j'étais occupée, lui rappela-t-elle avec un soupçon de reproche dans la voix.
— Je sais. Ce n'est pas moi, c'est Laura qui...
Il s'interrompit en réalisant qu'il n'avait pas à se justifier. Il jeta un coup d'œil au type qui se tenait pratiquement collé à Malicia, et qui ne ressemblait en rien à un scientifique fou qui fabriquait illégalement un remède contre les mutations.
Le type l'observa en retour, le détaillant de la tête aux pieds, et Rémy nota la manière dont son attention s'attarda au niveau de ses yeux.
— Rémy hein ? commenta-t-il d'une voix étrangement intéressée. Ainsi le mystérieux Roméo a un nom.
Les muscles de Rémy se tendirent, presque instinctivement. Ce type savait que lui et Malicia avaient une relation. Elle en avait parlé avec lui. Ce n’était pas juste un client occasionnel, c’était clairement un contact régulier, à qui elle faisait des confidences.
— J’ai un nom, mais je n’ai pas le plaisir de connaître le tien.
— Oh ? Anna aime garder ses petits secrets dans les deux sens alors, répondit-il d’un ton faussement désinvolte avant de tendre la main. Esteban.
Le cerveau de Rémy enregistra à peine le prénom. Il l’avait appelée Anna. Le prénom que plus personne n’était supposé connaître, encore moins utiliser. A voir l’expression de cette dernière, ce n’était pas habituel qu’il l’utilise, mais le fait est que cet…Esteban connaissait son prénom. Il la connaissait bien. Trop bien.
Rémy serra la main tendue avec plus de force que nécessaire. Esteban lui répondit avec un sourire qui faisait clairement penser à un prédateur, et qui provoqua une sensation désagréable à l’intérieur de Rémy. Quelque chose à propos de ce type n’était pas normal. Pas naturel.
— Rémy, retentit soudain la voix de Malicia. On peut parler ? En privé ?
La demande était autoritaire, et Rémy se fit un plaisir de s’y plier en adressant un sourire goguenard à Esteban.
— Bien sûr chère, répondit-il docilement avant de se tourner vers l'autre homme. Tu l'as entendue, elle veut parler en privé.
Sans la moindre gène, il glissa son bras entre eux et repoussa celui d'Esteban pour soutenir Malicia, avant de faire quelques pas dans l'appartement avec elle. Immédiatement, elle lui adressa un regard désapprobateur et très clairement agacé.
— A quoi tu joues ? Je t'avais dit que je ne serai pas chez moi aujourd'hui. Qu'est-ce que tu fais là ?
— Justement, rétorqua-t-il. Qu'est-ce que tu fais ici ? Qu'est-ce que lui fait ici ? Je pensais que tu...tu m'as dit que ce n'était jamais deux fois les mêmes gars. Tu m'as dit que tu ne les recontactais jamais.
Elle le repoussa et s'adossa contre un mur, les bras croisés.
— Esteban n'est pas une de mes cibles. C'est un collègue.
— Un collègue hein ? répondit Rémy avec amertume.
Elle n'avait jamais mentionné de collègues. Elle n'avait jamais rien mentionné du tout, mais celui-là, c'était la deuxième fois qu'il le croisait, et il ne savait la quantième fois qu'il venait chez elle. Qu'il passait du temps avec elle. Qu’elle lui parlait d’eux. Qu'il la soutenait et comprenait ses symptômes.
Malicia plissa les yeux à son intonation, puis roula des yeux.
— Ne commence pas ! Tu n'as aucune raison d'être jaloux.
— Je ne suis pas jaloux !
Il était jaloux. Ce crétin partageait avec elle quelque chose qu'elle refusait de partager avec lui. Il avait toutes les raisons d'être jaloux, mais si elle ne s'en rendait pas compte par elle-même, il n'avait aucune intention de le lui expliquer.
— Ce n'est rien Rémy. J'étais supposée aller au labo, mais j'étais trop faible ce matin, alors on a trouvé un compromis et Esteban est venu ici pour...Roh, tu sais quoi, j'ai aucune raison de t'expliquer, ça ne te regarde pas !
Il serra la mâchoire, agacé par cet argument qui revenait trop souvent entre eux. Il laissa sa colère bouillonner et alimenter sa prochaine réplique, mais fut coupé net dans son élan par un bruit inhabituel et pourtant familier.
Un grondement sourd similaire au grognement d’un animal sauvage.
Rémy pivota en même temps que Malica, et ils aperçurent Esteban et Laura sur le palier, face à face. L’homme était agenouillé au niveau de l’enfant, la main tendue vers elle, tandis que la petite lui grognait dessus, clairement sur la défensive.
— Ne la touche pas ! rugit Rémy en s’intercalant entre les deux.
L’autre type se redressa avec un rire amusé, les mains levées devant lui pour montrer sa coopération.
— Je voulais juste dire bonjour, se justifia-t-il.
Il jeta un nouveau coup d’œil en direction de Laura, qui était désormais dissimulée derrière Rémy. Celui-ci ne prit même pas la peine de lui répondre. Il avait presque envie de se mettre à grogner à son tour pour le faire reculer et le dissuader de s’approcher d’elles. Au pluriel.
— Esteban, appela froidement la voix de Malicia. Je crois qu’on a fini pour aujourd’hui. Il est temps que tu partes.
Rémy n’eut pas la suite de l’échange, son attention distraite par les doigts de Laura qui s’agrippèrent à son jean de manière désespérée. Il se retourna et se baissa à son tour.
— Hey Petite. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il t’a fait quelque chose ?
Laura secoua la tête mais s’accrocha à lui. Elle avait l’air terrifiée mais il ne s’était pas passé suffisamment de temps pour que quoi ce soit se produise.
Confus, Rémy prit l’enfant dans ses bras et la serra contre lui. Il réalisa qu’Esteban avait suivi les injonctions de Malicia et était visiblement parti, les laissant seuls tous les trois.
— Laura va bien ?
— Qui est ce type, Malicia ?
— C’est juste…il n’est pas dangereux. Juste curieux. Je ne pense pas qu’il lui aurait fait du mal.
— Tu ne penses pas ?
— Rémy…
— On va rentrer. On se voit demain.
C’était sec, mais c’était mieux que de se disputer.
* * *
Rémy ne parvint pas à obtenir la moindre explication de la part de Laura. Elle se calma assez vite une fois revenu dans leur appartement, donc il se dit qu’il ne s’était sans doute rien passé. Il n’y avait pas eu assez de temps, et Malicia avait affirmé que ce gars n’était pas dangereux. Rémy acceptait de la croire là-dessus. Partiellement.
Quoiqu’il en soit, le comportement de Laura sembla normal pour le reste de la journée, et ils se retrouvèrent rapidement le soir, à regarder un film à la télévision. Laura était à moitié endormie, sa fidèle couverture transformée en oreiller de fortune, lorsque le téléphone de Rémy sonna pour signaler l’arrivée d’un nouveau message. Il s'étira avant de mettre le film sur pause et de gentiment repousser l'enfant qui était appuyée contre lui.
— Allez petite, c'est l'heure d'aller au lit.
Laura émit un petit bruit de protestation et frotta son visage fatigué. Avec un sourire tendre, Rémy la souleva pour la porter jusqu'à sa chambre. Elle s'assoupit pratiquement dans ses bras sur les quelques mètres qu'il parcourut, et il la glissa sous sa couette avec précaution. Elle se repositionna immédiatement, serrant sa précieuse couverture dans ses bras alors qu'elle enfouissait son visage dans son oreiller.
— Dors bien petite, murmura-t-il avant de refermer la porte et de retourner dans le salon.
Il prit le temps d'éteindre la télévision avant de se rasseoir sur le canapé et de finalement regarder le message reçu, prêt à affronter tous les scénarios.
Malicia: On est en dispute ?
Le scénario du drapeau blanc donc.
Rémy : Ça dépend. Tu es fâchée ?
La réponse arriva en moins d'une minute, simple et sans ambiguïté.
Malicia : Non.
Malicia : Pour être honnête, j'apprécie que tu puisses être jaloux et possessif.
Rémy ne put pas s'empêcher de sourire au deuxième message. Cette femme.
Rémy: Tu semblais bien contrariée pourtant.
Cette fois, il passa un long moment à observer les trois petits points qui indiquaient qu'elle était en train de rédiger. Tellement long qu'il se demanda un instant si elle allait à nouveau renoncer et l'appeler, comme elle le faisait fréquemment, mais un nouveau message finit par arriver.
Malicia : Ce n'était pas dirigé contre toi. Tu es arrivé au mauvais moment. Esteban.....on venait de se disputer, et j'étais tendue. Il ne voulait pas partir et ça m'a stressé. Vous êtes arrivés à la fois au bon moment et au mauvais moment. C'est compliqué. Je suis désolée de te tenir à l'écart de tout ça, je comprends que ça soit frustrant pour toi mais je déteste t'imaginer mêlé à tout ça.
Rémy pinça les lèvres. Il était touché qu'elle essaye de le protéger, mais il n'aimait pas qu'elle soit impliquée dans quelque chose qui nécessite une protection. Il n'aimait pas non plus l'idée qu'elle se soit disputée avec ce gars, et qu'il se soit comporté de manière aussi désinvolte. Comment ça, il ne voulait pas partir ? Alors qu'elle était en situation de faiblesse ? S'il avait su, il l'aurait raccompagné à la porte de l'immeuble à grands coups de pied au cul. S'il avait son mot à dire, il ferait en sorte que jamais ce type ne franchisse à nouveau la porte de l'immeuble.
Rémy : Appelle-moi la prochaine fois qu'il te cause des problèmes.
Malicia : Je n'ai pas besoin que tu joues au chevalier pour me protéger, Rémy.
Malicia : Mais merci.
Il sourit, et posa son téléphone contre sa poitrine un instant. Bon dieu qu'il l'aimait. Ils avaient passé la soirée ensemble la veille, et s'était vu aujourd'hui même, mais chaque seconde sans elle était une agonie.
Rémy : Tu te sens mieux ?
Malicia : Oui. J'ai beaucoup dormi après votre départ.
Rémy : Donc tu ne m'ignorais pas ? Tu n'as pas du tout été fâchée ?
Malicia : Je t'ai déjà dit que non.
Rémy : Alors j'ai le droit d'être jaloux autant que je veux ? Carte blanche sur la possessivité ?
Malicia : 🙄
Malicia : N'exagère pas non plus.
Il rit et s'installa plus confortablement. Cet échange de messages était bien parti pour durer jusqu'à tard dans la nuit.
Chapter Text
— Hey ! C'est supposé durer six heures ! protesta Rémy alors qu'il regardait l'écran du téléphone de Malicia par-dessus son épaule.
Elle roula des yeux à son ton plaintif et enregistra l'alarme qu'elle était en train de programmer.
— Ça dure six heures, mais je te connais, Cajun. A la seconde où mon téléphone va sonner, tu vas marchander et me séduire pour prolonger le moment autant que possible. Je ne fais que permettre une marge de sécurité.
Rémy fit la moue, mais il n'était pas vraiment contrarié. Elle avait totalement raison. Après des semaines à insister, elle avait enfin accepté de passer la nuit avec lui. Vraiment passer la nuit. Dormir ensemble, se réveiller le matin dans le même lit, pouvoir la prendre dans ses bras et l'embrasser au réveil, lui laisser l'opportunité de préparer le petit-déjeuner et de la chouchouter exactement comme il en avait envie.
Il avait bien l'intention de profiter de chaque seconde.
Malicia posa son téléphone et alla chercher son sac pour y récupérer un petit flacon en plastique. Rémy l'observa avec curiosité alors qu'elle l'ouvrait et faisait tomber une pilule blanche dans sa paume.
— Tu as besoin d'eau ?
Elle secoua la tête et lui adressa un sourire avant de mettre la pilule dans sa bouche et l'avaler. Cela semblait si simple. Un médicament en apparence aussi banal qu'une aspirine, une simple déglutition et brusquement il pouvait la toucher, l'embrasser, la caresser. Cela semblait toujours un peu irréel de pouvoir laisser tomber toutes les barrières, même si ce n'était que pour quelques heures.
— Il fait effet immédiatement ? s'enquit Rémy en se rapprochant d'elle.
— Je ne sais pas. Je n'ai jamais vraiment testé tout de suite après l'avoir pris.
— Mmmh...ça me paraît être une bonne occasion, non ?
Il tendit la main vers elle pour lui laisser la possibilité de décider. Si elle préférait attendre quelques minutes, il attendrait. Elle le regarda un instant et se mordilla les lèvres d'hésitation avant de retirer son gant et d'approcher sa main de la sienne avec prudence. Alors qu'elle l'effleurait doucement, il y eu un choc statique. Pas assez fort pour le blesser mais suffisant pour qu'elle tente de se rétracter. Cette fois, il ne lui laissa pas le choix et attrapa sa main avant qu'elle ne puisse se dérober. La sensation électrique s'évapora en moins d'une seconde alors que leurs peaux entraient en contact, et Rémy l'attira doucement vers lui.
— Il est temps de passer à la deuxième étape de l'expérience, murmura-t-il avant de se pencher pour l'embrasser.
L'hésitation de Malicia acheva de se dissiper et elle répondit au baiser avec tendresse, juste avant de se retirer.
— Je veux prendre une douche avant d'aller au lit.
— Quoi ? Mais ! Tu pouvais le faire avant d'entamer le compte à rebours ! s'indigna Rémy avec, cette fois, de la sincérité dans ses protestations.
Elle leva les yeux au ciel puis posa un baiser furtif sur ses lèvres.
— Je n'ai jamais dit que j'avais l'intention de la prendre seule, précisa-t-elle d'un ton conspirateur.
Oh.
Oooh.
Rémy répondit avec un nouveau baiser, plus passionné et avide que les précédents, alors que ses mains s'activaient déjà pour retirer ses vêtements, ravi du programme de la soirée.
* * *
Malgré leur désir de spontanéité, ils n'avaient pas eu d'autres choix que de prévoir minutieusement cette nuit ensemble. Malicia était venue manger avec eux, et avait apporté des pizzas. Elle avait décrété que si Rémy insistait pour lui préparer le petit-déjeuner – et ils savaient tous les deux qu'il allait mettre les petits plats dans les grands –, c'était à elle d'apporter le dîner. Soirée pizzas donc. Ils avaient regardé un film avec Laura, et puis Rémy l'avait mise au lit. A 22h, ils s'étaient retrouvés seuls. A 23h, Malicia avait pris le comprimé, et ils étaient partis se doucher ensemble.
Il était maintenant minuit passé, et ils étaient allongés dans le lit de Rémy, blottis l'un contre l'autre, nus et silencieux. Le temps limité de l'effet du remède réduisait drastiquement le nombre d'heures de sommeil qu'ils allaient pouvoir partager, mais ils ne parvenaient pas à s'endormir pour autant. Les yeux fermés, Rémy enfuit son nez dans les cheveux de Malicia et sourit en inspirant l'odeur de son propre shampoing. Elle s'agita contre lui, comme si le mouvement la chatouillait. Une des choses que Rémy avait appris ces dernières semaines était à quel point elle était sensible au contact, et par conséquent aux chatouilles diverses et variées qu'il lui infligeait sans craindre les conséquences. Il serra ses bras autour d'elle pour la garder près de lui, et elle se plia à la demande.
Le calme de la pièce les englobait, ne laissant place qu'aux froissements des draps et à leurs respirations apaisées. Rémy ne savait pas s'ils allaient parvenir à dormir, mais il pouvait se contenter de rester comme ça toute la nuit, plongé dans la pénombre, le corps de Malicia contre le sien, sans rien dire, sans rien faire, si ce n'est être ensemble.
— Je t'aime, murmura-t-il.
Elle se recroquevilla légèrement mais ne répondit rien. Il embrassa à nouveau ses cheveux, et la pressa un peu plus étroitement, simplement heureux de l'avoir près de lui.
* * *
Rémy avait dû commencer à s'endormir sans le réaliser, car lorsqu'un bruit de chute retentit quelque part dans l'appartement, il lui sembla si lointain et inaccessible qu'il choisit de l'ignorer. A ses côtés, Malicia ne fut pas aussi insouciante, et ce fut le fait de la sentir se redresser et quitter ses bras qui tira le jeune homme de son sommeil.
Il grogna pour protester, mais plutôt que revenir sous la couette avec lui, elle secoua son épaule.
— Rémy. Lève-toi.
Il grogna à nouveau, parce que c'était l'heure de dormir. Eventuellement, il pouvait accepter d'ouvrir les yeux en échange d'un baiser. Peut-être. Il sourit et s'apprêta à faire la proposition à voix haute, mais Malicia le devança.
— Je crois qu'il y a un problème avec Laura.
Instantanément, Rémy se redressa, alerte. La chambre était plongée dans la pénombre, et l'appartement silencieux. Il fronça les sourcils, mais Malicia lui fit signe de se taire et d'écouter. Très vite, au travers des murs, des petits bruits lui parvinrent, sans qu'il ne sache les identifier exactement. Sans hésiter, il sortit du lit et enfila un boxer avant de traverser le couloir pour rejoindre la chambre de Laura.
Les bruits se confirmèrent, un mélange de gémissements et de pleurs à travers l’obscurité. Rémy tâtonna pour allumer le plafonnier, et la première chose qu'il vit lorsque la lumière illumina la pièce fut la lampe de chevet brisée sur le sol.
Cela expliquait le bruit de chute.
Laura était assise dans son lit. Tout autour d'elle, ses draps étaient défaits et tâchés de sang. Du sang qui coulait le long de ses bras alors que son visage était baissé, inconscient de l'arrivée de Rémy ou de la soudaine luminosité dans la pièce. Ses griffes en métal n'étaient pas sorties, mais ses ongles étaient suffisants pour faire des dégâts alors que ses doigts lacéraient sa peau, encore et encore, comme s'ils ne parvenaient pas à arracher ce qui la démangeait. Rémy se jeta pratiquement près du lit et saisit les mains de l'enfant pour l'empêcher de se blesser davantage.
Elle gémit, et tenta de se soustraire à son emprise, mais la poigne de Rémy était ferme.
— Laura, prononça-t-il. Tout va bien, tout va bien ! Tu as dû faire un cauchemar.
Finalement, elle leva la tête vers lui, dévoilant les larmes et la peur cachés dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche, mais seule une expiration de désespoir en sortit alors qu'elle se débattait plus fort.
— Non, s'affirma Rémy. Arrête ça ! Tu ne peux pas te....ble...sser...
Ses paroles s'espacèrent alors que sur les bras de l'enfant, les griffures cicatrisaient une par une, laissant derrière elle une peau nette, uniquement constellée de sang séché. Rémy cligna des yeux, déstabilisé. Il savait que Laura était capable de guérir mais... c'était la première fois qu'il en était vraiment témoin. Immédiatement, le souvenir de draps avec d'autres taches de sang lui revint en mémoire. Des draps qu'il mettait à la lessive sans jamais se poser davantage de questions, parce que Laura n'avait jamais la moindre plaie sur elle, parce qu'elle allait bien, parce que les cauchemars s'étaient atténués, parce que....
Une boule se noua dans sa gorge et il pressa les mains de Laura entre les siennes.
— Petite...
Laura avait cessé de se débattre. Elle le regardait à présent de ses grands yeux écarquillés et noyés de détresse. Sa lèvre trembla et un hoquet eut tout juste le temps de la secouer avant que Rémy ne l'englobe dans une étreinte pour la consoler.
— Tu as fait un sale rêve, hein petite ? Mais c'est fini maintenant, tu es réveillée, et tu es avec moi, d'accord ? Tout va bien.
Il laissa quelques minutes à Laura pour pleurer et se calmer, puis il défit gentiment l'étreinte et lui essuya les joues.
— On va aller te nettoyer un peu, d'accord petite ?
Elle hocha la tête, et Rémy la souleva pour la transporter. A l'instant où il pivota vers la porte, il y trouva Malicia qui les observait en silence, accotée contre le chambranle. Il se rappela soudain qu'elle était là, avec lui, qu'ils étaient supposés passer la nuit ensemble, qu'ils avaient tout prévu minutieusement, que c'était leurs quelques heures à eux, que le chrono tournait et que chaque seconde qui s'écoulait était perdue.
Mais Laura...Laura était agrippée à lui et toujours en détresse, et Malicia lui sourit, pas le moins du monde contrariée, et s'approcha pour l'embrasser tendrement.
— Je la nettoie et je la remets au lit, promit-il. Je fais aussi vite que possible.
— Rien ne presse Rémy. Prends le temps dont elle a besoin.
* * *
Laura se tenait debout au milieu de la salle de bain, docile et silencieuse alors que Rémy s'occupait d'elle. Il avait commencé par lui frotter le visage, nettoyant les larmes et la morve qui s'y étaient accumulé. Laura avait cessé de pleurer et semblait calme alors qu'il passait à présent un linge humide sur ses bras pour essuyer les traînées de sang qui y subsistaient. Il en profita pour s'assurer que la peau pâle de la fillette était effectivement indemne, toujours un peu pris au dépourvu de l'avoir vu guérir ainsi. Il n'y avait rien. Aucune trace, aucune cicatrice, pas le moindre fragment de peau abîmé. C'était comme s'il ne s'était rien passé.
Il s'attarda un peu trop longtemps à tenir l'avant-bras de l'enfant sans rien faire d'autre que le fixer, et Laura finit par le replier vers elle. Ses yeux le fixaient, coupables, et Rémy soupira. Il posa sa main sur la tête de la petite et se força à sourire.
— Je ne suis pas fâché, petite. Je n'aime pas...je n'aime pas ce que tu as fait, mais je sais que ce n'est pas de ta faute. Tu n'as pas à te sentir coupable, d'accord ?
Elle acquiesça, et prit une inspiration qui semblait beaucoup trop proche d'un sanglot au goût de Rémy. Il la tira vers lui pour l'étreindre à nouveau.
— Tout va bien, petite. Je ne sais pas ce qu'il y a dans tes rêves, et j'aimerais avoir le pouvoir de t'en débarrasser, mais tout ce que je peux faire, c'est te garantir que c’est juste ça. Des mauvais rêves qui ne pourront plus jamais, jamais te faire du mal.
Malgré ses efforts, une nouvelle inspiration sanglotée secoua Laura. Elle prit quelques secondes pour garder le contrôle d'elle-même, puis sa petite voix s'éleva dans la salle de bain, avec une unique demande.
— Je veux dormir avec toi.
* * *
Il était trois heures du matin. Rémy ne dormait pas. Allongé dans le lit, il regardait Malicia, qui avait la tête posée sur l'oreiller opposé. Elle ne dormait pas non plus et le fixait en retour, les traits fatigués mais amusés. Elle était vêtue d'un t-shirt, qu’il reconnut comme étant à lui. C’était presque aussi bien que de la voir nue.
Entre eux, il y avait Laura. Aplatie sur le ventre, ses bras et ses jambes étalés partout dans le lit. Elle s'était endormie une bonne demi-heure plus tôt, finalement apaisée et en sécurité.
Le regard de Rémy quitta celui de Malicia pour observer les mèches de cheveux de l'enfant qui se dispersaient dans tous les sens. Elle respirait par la bouche, le visage à moitié écrasé contre le matelas alors que sa poitrine se soulevait de manière régulière et calme.
— On pourrait croire qu'elle est une petite fille quelconque, murmura-t-il en enroulant une mèche de cheveux autour de son doigt.
— C'est ce qu'elle est, non ?
Il releva la tête pour retrouver le regard de Malicia qui le fixait avec une expression entre la moquerie et la provocation. Elle savait, même si elle ne savait pas vraiment. Il émit un petit bruit, ni ne confirmait rien mais ne démentait pas non plus, avant de se frotter le visage.
Elle était belle, leur soirée à deux si minutieusement préparée.
— Je suis désolé. Je n'arrive pas à croire que...
— Non, le coupa-t-elle. Je ne veux pas que tu t'excuses.
— Mais on...
— Rémy, cette soirée était parfaite. Je ne la changerai pour rien au monde. Laura avait besoin de toi, et tu as fait ce qu'il fallait. Pour être honnête, je suis contente d'avoir été là. D'avoir pu partager ça avec vous. Même si évidemment je préférerais que Laura ne soit pas hantée par ses cauchemars, c'était...c'était bien. D'être avec vous.
Rémy tendit le bras par-dessus la tête de Laura. Cela nécessita de se contorsionner un peu, mais il parvint à ajuster sa position pour tendre sa paume à la jeune femme. Elle ne tarda pas à répondre à son invitation et à y glisser ses propres doigts, un sourire tendre sur les lèvres.
— Moi aussi je suis heureux que tu sois avec nous, chère, dit-il en pressant sa main dans la sienne.
Ils restèrent ainsi un instant, sans rien dire de plus, à simplement se regarder avec tendresse. Leurs mains l'une contre l'autre, faible contact à côté de tout ce qu'ils avaient espéré pouvoir partager un jour, mais finalement, cela leur suffisait.
Je t'aime, eut-il envie de lui souffler à nouveau, mais la fatigue l'emporta avant qu'il ne puisse parler et finalement, il s'endormit aux côtés de celles qu'il aimait.
* * *
Moins de deux heures après, Rémy entendit à peine le téléphone de Malicia sonner. Il grogna et s'enfonça dans son oreiller. Il était bien trop tôt pour se lever. Heureusement, la sonnerie se coupa rapidement et il put replonger dans son sommeil plus que mérité.
Pour en être tiré à nouveau quelques minutes plus tard par une modification de masse sur le matelas. Confus, son esprit essaya de raisonner, puis entendit du mouvement dans la pièce et aligna enfin les éléments.
— Ne pars pas, marmonna-t-il sans même ouvrir les yeux.
— Rendors-toi.
Il fit la moue, mécontent de cette réponse, et s'obligea à se redresser et à la regarder. Malicia était au milieu de la pièce, occupée à se changer. Dehors, le soleil n'était même pas encore levé.
— Reste, répéta Rémy. J'avais droit à une heure après la sonnerie.
— On l'a déjà entamée. J'ai décalé l'alarme pendant la nuit. Il ne reste que quinze minutes.
Il fronça les sourcils. Merde. Non. Ce n'était pas ce qui était prévu. Ce n'était pas ce qu'il avait voulu. Il avait voulu...il voulait...
— J'étais supposé te préparer le petit-déjeuner, protesta-t-il d'un ton déjà à moitié résigné.
Elle pencha la tête sur le côté, les yeux plein de tendresse mais incapable de dissimuler complètement le chagrin dans son sourire.
— Il y aura d'autres occasions.
Il voulut protester et insister davantage, mais il était fatigué, son esprit était engourdi, et il devinait qu'elle avait pris sa décision il y a longtemps déjà, avant même qu'ils ne s'endorment. Il n'avait pas l'énergie de se battre contre l'entêtement naturel de la jeune femme.
— Ça a intérêt à être une promesse.
Elle rit doucement avant de vérifier l'heure sur son téléphone et de s'approcher du lit. Elle se pencha vers lui pour l'embrasser, puis passa une main dans ses cheveux.
— C'est une promesse, assura-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Tu me dois un petit-déjeuner au lit, et je ne compte pas passer à côté.
— Un petit-déjeuner sans vêtement, précisa-t-il avec un sourire narquois.
Elle lui mit une petite tape sur le nez.
— Fais attention, il y a une enfant dans la pièce.
Ce fut au tour de Rémy de rire. Il y avait indéniablement une enfant dans la pièce, et même dans son lit, et c'était un élément qu'il allait devoir mieux anticiper pour la prochaine fois.
Chapter 20: Laura
Notes:
Ce chapitre est un peu spécial et a été assez compliqué à écrire, j'espère qu'il vous plaira !
Chapter Text
Les souvenirs que Laura avait de sa vie d'avant n'étaient pas très clairs. C'était surtout des sensations qui lui restaient. La douleur. La colère. La peur. Le froid. La tristesse. La solitude. Il y avait des images, des odeurs, des bruits, mais tout se mélangeait dans une brume indistincte de laquelle émergeaient parfois des moments auxquels elle n'aimait pas repenser.
Elle ne se rappelait pas avoir été heureuse.
Pas comme elle l'était maintenant.
Pas comme avec Rémy.
Rémy était, elle en était certaine, la personne qu'elle aimait le plus au monde. Avant de le connaître, elle ne savait même pas ce que c'était d'aimer des choses. Encore moins d'aimer quelqu'un.
Depuis qu'elle vivait avec Rémy, Laura aimait plein de choses.
Manger. Jouer aux cartes. Les livres. Dessiner. La télévision. Compter. Ses petits animaux. Le chocolat, et les gâteaux, et les bonnes odeurs dans la cuisine. Le parc et la balançoire et les toboggans. Le magasin. Sentir la main de Rémy autour de la sienne. Quand il lui parlait avec plein de mots et plein de phrases, sans jamais se fâcher qu'elle ne réponde pas. Quand Malicia lui brossait les cheveux, ou lui mettait de la couleur sur les ongles.
Elle aimait l'odeur du dehors, et courir, et sauter, et rire. Elle aimait quand Rémy posait sa main sur sa tête et la félicitait parce qu'elle avait fait quelque chose de bien. Elle aimait quand Malicia était avec eux, et quand ils faisaient des choses tous les trois.
Il y avait tellement de choses à aimer que parfois, ça débordait et Laura ne savait plus dans quel ordre les faire.
Heureusement, elle avait sa couverture. Et Laura aimait vraiment fort sa couverture. Elle était chaude et Laura pouvait la mettre sur ses épaules quand elle regardait des dessins animés. Elle était toute douce, et Laura aimait frotter son visage contre quand elle était fatiguée. Elle sentait bon comme Rémy et Laura pouvait la serrer contre elle, très fort, à l'infini.
C'était sans doute ça la chose que Laura aimait le plus parmi toutes les nouvelles choses qu'elle aimait. Serrer sa couverture dans ses bras, enfouir son visage dedans, respirer l'odeur de Rémy, l'odeur de sa nouvelle vie, l'odeur du bonheur.
* * *
Il y avait toujours des choses que Laura n'aimait pas. Mais c'était une manière différente de ne pas aimer. Avant, tout ce qu'elle n'aimait pas était douloureux. Maintenant ce qu'elle n'aimait pas était juste...pas agréable.
Comme la robe que Rémy l'avait obligée à porter et qui faisait trop de bruit quand elle marchait. Comme les gens qu'elle ne connaissait pas et qui venaient lui parler, trop vite, trop fort, et qui n'étaient pas contents quand elle ne répondait pas. Comme quand Rémy et Malicia criaient l'un sur l'autre et qu'elle était toute seule dans son lit à les écouter, sa couverture jaune sur la tête pour se protéger. Comme quand elle avait voulu tremper son gâteau dans le lait et que le verre était tombé et s'était cassé. Comme quand Rémy la grondait, parfois, même s'il le faisait toujours gentiment et qu'elle aimait bien qu'il soit gentil tout en n'aimant pas être grondée. Comme quand ses émotions se mélangeaient et qu'elle ne comprenait plus rien. Comme quand elle voulait que tout s'arrête mais qu'il continuait d'y avoir des bruits, des odeurs, des mouvements et qu'elle ne savait pas comment y échapper.
Comme quand Rémy partait, longtemps, et qu'elle avait peur qu'il ne revienne pas.
Comme quand elle voulait dire des choses, mais qu'elle ne savait pas dans quel ordre formuler les sons.
Comme quand il y avait des bruits, des odeurs, des voix, des sensations qui lui rappelaient sa vie d'avant et qu'elle avait peur que la douleur et la solitude reviennent.
Comme quand elle faisait des mauvais rêves, la nuit, et qu'elle se réveillait toute seule dans son lit, avec son cœur qui faisait mal tellement il battait fort.
Des choses que Laura n'aimait pas, il y en avait toujours. Parfois, elle réussissait à les battre avec une chose qu'elle aimait. Elle prenait la main de Rémy, serrait sa couverture, ou sortait courir et jouer et sauter pour oublier.
Parfois les choses qu'elle n'aimait pas étaient trop grosses, trop inattendues, trop compliquées, et Laura n'était pas assez forte pour les affronter, alors elles la mangeaient de l'intérieur, et une chose pas agréable redevenait douloureuse.
* * *
C'était arrivé un matin. Laura s'était réveillée tôt, et Rémy dormait encore. Elle savait qu'il n'aimait pas être dérangé le matin, et elle n'était pas triste ni effrayée, alors elle était restée dans sa chambre. Sa fidèle couverture jaune drapée sur ses épaules, elle avait joué avec ses animaux, avait regardé ses livres, avait sauté sur son lit. Elle était grimpée sur la commode pour regarder par la fenêtre, elle avait observé les oiseaux, les nuages, les gens, le monde. Elle avait joué avec les tiroirs, les avait ouvert et fermé avec ses pieds. Elle avait écrasé son nez contre la vitre, parce qu'elle était froide et que c'était amusant, et puis elle avait soufflé pour faire des traces blanches sur lesquelles elle pouvait dessiner. Le temps passait, le soleil apparaissait dans le ciel, et Laura avait faim. Alors elle avait sauté de la commode pour retourner sur le sol de la chambre, et c'était comme ça que c'était arrivé.
Sa couverture était restée coincée quelque part entre la commode, la fenêtre, les tiroirs, le mur. Laura avait sauté, mais la couverture n'avait pas suivi. Pas en entier.
Dans un grand bruit, le tissu jaune se déchira, et Laura se pétrifia.
Son petit cœur se mit à battre à mille à l'heure dans sa poitrine, et ses doigts se contractèrent autour du morceau de couverture qui était resté sur ses épaules. Ses yeux s'écarquillèrent, puis sa gorge se noua, et elle se précipita pour décoincer l'autre extrémité, prise au piège contre la commode. Elle joignit les deux, les pressa l'un contre l'autre pour les faire fusionner, les sépara, recommença. Des larmes brûlantes se formèrent dans ses yeux et elle secoua la tête.
Non, non, non, non, non.
Sa respiration s'accéléra et elle se mit debout, sa couverture déchirée dans les bras. Elle se précipita vers la chambre de Rémy, courut vers le lit, puis s'arrêta juste avant de sauter dessus.
« On peut remplacer ce qui est cassé. »
C'était ce que Malicia avait dit. Le verre était cassé, et elle avait pris un autre. Un nouveau. Presque le même, mais pas vraiment. Un jour Laura l'avait vue casser un collier, et le jeter à la poubelle. Rémy aussi, quand il cassait des crayons, il les mettait à la poubelle. Il avait aussi jeté les vêtements et les draps que Laura avaient déchirés sans faire exprès. Puis il avait acheté des nouveaux.
Ce qui était cassé allait à la poubelle, et était remplacé par un nouveau.
La poitrine de Laura se contracta douloureusement, et elle pressa plus fort sa couverture contre elle.
Non.
Elle fit demi-tour, quitta la chambre de Rémy et alla cacher sa couverture dans le grand placard, sous l'étagère du bas, tout au fond au milieu des caisses, à l'abri des adultes et des poubelles.
* * *
Cela avait été une longue journée pour Laura.
Elle se sentait triste. Immensément triste. Elle était restée assise sur le canapé toute la journée, et avait secoué la tête pour refuser chacune des activités que Rémy lui avait proposé. Elle n'avait pas envie de jouer, de rire ou de sauter.
Encore moins de parler.
Rémy avait essayé de la faire parler, pourtant. Il lui posait plein de questions. Il voulait savoir ce qui n'allait pas, et Laura avait failli tout lui raconter. Le matin, la commode, la couverture. Sa tristesse, la peur de la poubelle, la cachette dans le placard. Les mots débordaient de son cœur, mais ils n'atteignaient pas sa bouche.
Elle se sentait triste et confuse. Elle voulait expliquer à Rémy, mais elle ne voulait pas qu'il jette la couverture. Elle voulait qu'il la prenne dans ses bras mais elle ne voulait pas être grondée. Elle voulait qu'il comprenne tout ça, mais elle n'avait pas les mots pour le dire.
Alors elle resta silencieuse, et espéra qu'il devine tout seul.
Il ne devina pas, et la tristesse de Laura n'en devint que plus profonde.
Les heures passèrent ainsi. Rémy était gentil. Il était toujours gentil. Il était resté assis à côté d'elle longtemps. Il avait essayé de la faire sourire, il lui avait proposé du chocolat, et même de faire des bêtises. Laura n'avait pas envie. Il lui avait tapoté la tête et lui avait parlé doucement, mais elle s'était juste recroquevillée sur elle-même.
Il lui avait demandé si elle voulait un câlin, et elle avait dit oui. Il l'avait pris dans ses bras, serrée fort contre lui. Elle s'était sentie un peu mieux mais tout de suite après, il l'avait regardé, lui avait ébouriffé les cheveux, et puis il lui avait demandé si elle voulait qu'il aille chercher sa couverture.
Laura avait senti ses yeux brûler et son cœur se décrocher. Elle avait regardé Rémy, et il avait l'air triste, lui aussi. Elle avait serré ses bras autour de ses jambes, s'était roulée en boule sur le canapé, puis avait secoué la tête pour dire non. Même si la réponse était oui.
* * *
— Elle est comme ça depuis ce matin.
— Tu sais pourquoi ?
— Non. Elle ne veut rien dire, rien montrer, rien faire.
— Elle est peut-être malade ?
— Elle n'a pas l'air malade. Elle a juste l'air...éteinte.
Malicia était venue chez eux, pour manger le soir. Elle venait souvent manger le soir avec eux, et Laura aimait beaucoup ça. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui elle n'avait pas envie que Malicia soit là, pas envie de manger, pas envie, pas envie, pas envie.
— Hey Laura.
Malicia aussi était gentille. Elle sentait toujours bon, différemment de Rémy, et quand elle souriait, ça donnait envie de sourire à Laura aussi. Elle s'abaissa en face du canapé et lui parla doucement.
— Tu as mal quelque part ?
Laura se recroquevilla sur elle-même et cacha son visage dans ses genoux. Elle avait mal à l'intérieur, mais elle ne savait pas comment leur dire.
— Est-ce que tu veux manger avec nous ? J'ai amené de la tarte. Tu veux de la tarte ?
Laura secoua la tête, et même sans regarder, elle sentit Rémy se rapprocher de canapé, venir près d'elle aussi.
— Tu n'as rien mangé de la journée, petite.
Laura ne répondit rien, toujours roulée en boule. Elle voulait qu'ils la laissent tranquille. Elle voulait qu'ils partent et qu'ils arrêtent de lui parler. Elle voulait qu'ils la prennent dans leur bras et qu'ils la serrent fort. Elle voulait qu'ils écrasent la douleur à l'intérieur d'elle et le nœud dans sa gorge. Elle voulait sa couverture et se cacher en dessous et...
La main de Malicia, toute douce à cause des gants qu'elle portait, se glissa entre les genoux et le visage de l'enfant. Avec fermeté, elle obligea Laura à redresser la tête et à la regarder. Son regard était plein de compassion, mais aussi plus déterminé que celui de Rémy.
— Tu dois manger quelque chose, Laura. C'est important. Viens à table avec nous, d'accord ?
Ça ressemblait à une question, mais Laura reconnut l'ordre qui se cachait derrière. Elle savait qu'il fallait obéir aux ordres, sinon il y avait des conséquences. Elle tourna la tête pour regarder Rémy, puis regarda à nouveau Malicia. Elle ne voulait pas qu'ils se mettent en colère. Elle voulait qu'ils restent gentils, pour toujours, même si elle ne l'était pas. Alors elle hocha la tête et prit la main que Malicia lui tendait.
* * *
Elle était venue à table, mais elle ne voulait pas manger. Elle agitait sa fourchette, écrasait sa nourriture, restait calme et pensive. Au début ils l’avaient laissée tranquille, mais plus le temps passait, plus l’attention de Rémy et Malicia revenait sur elle.
Ils lui dirent gentiment de manger.
Elle ne le fit pas.
Ils lui répétèrent un peu plus sévèrement.
Elle hésita, mais sa gorge était trop serrée pour faire passer de la nourriture. Alors elle secoua la tête, et repoussa son assiette.
Rémy parla de la mettre au lit.
Laura réalisa que si elle allait au lit, elle allait se retrouver dans sa chambre. Toute seule. Elle allait devoir dormir et il allait y avoir les méchants rêves et elle ne pourrait pas s'en protéger et elle serait toute seule et...
La panique grimpa à l'intérieur d’elle et les émotions accumulées tout au long de la journée explosèrent sans qu'elle ne puisse les arrêter.
— NON ! s'écria-t-elle en lançant sa fourchette en direction de Rémy.
Celui-ci la rattrapa avec agilité et fixa Laura avec incrédulité.
— Petite, tu...
— Non ! répéta-t-elle avec colère. Non, non, non, non !
Elle bondit de sa chaise et courut vers le placard. Sans perdre un instant, elle ouvrit la porte et se jeta sous l'étagère du dessous. Elle agrippa sa couverture et la roula en boule en dessous d'elle pour la protéger.
Les odeurs et les bruits se déplacèrent dans l’appartement.
Ils l'avaient suivie. Ils s'étaient abaissés près du placard, ils savaient où elle était. Ils parlaient mais elle ne comprenait pas ce qu'ils disaient. Elle colla ses mains contre ses oreilles, ferma les yeux, secoua la tête. Son cœur faisait des boum boum boum dans sa poitrine et effaçait tous les bruits de dehors.
L'odeur de Rémy se rapprocha brusquement, et elle ouvrit les yeux juste à temps pour le voir se glisser sous l'étagère à son tour. Un grognement monta dans la poitrine de Laura, puis s'échappa de sa gorge. Rémy se figea, surpris, et elle en profita pour s'enfoncer plus profondément au milieu des caisses alors que ses cordes vocales continuaient de vibrer.
Elle garda ses yeux bien ouverts, sur ses gardes. L'hésitation de Rémy se dissipa, et il tendit la main vers elle pour essayer de l'attraper. Il voulait la forcer à sortir. Laura fit un mouvement pour se retourner, et referma ses dents autour de l'avant-bras de Rémy. Elle sentit la chair, les muscles, le sang. Elle serra fort, sans cesser de grogner, jusqu'à ce qu'il se rétracte.
Il y eut un moment de battement. Un instant où elle fut à nouveau seule sous l'étagère, où elle put se repositionner aussi profondément que possible, où elle put s'assurer que sa couverture était toujours là, en sécurité. Quelques minutes pendant lesquelles elle pouvait entendre leurs voix, mais leurs mots étaient indistincts, confus, mélangés.
Puis Rémy réapparut. Il tendit son bras à nouveau, agrippa la jambe de Laura. Elle grogna et essaya de le repousser, mais sa poigne était décidée, et il la tira d'un coup sec. Laura tenta de s'agripper à la couverture, elle cria, elle se débattit, elle lâcha le tissu pour essayer de saisir les mains de Rémy, pour se libérer, mais en un instant, elle se retrouva devant lui. Il l'avait remise debout et la tenait par les poignets. Il lui parlait mais elle n'entendait pas, elle continuait de se débattre, de frapper, de crier, alors il cria aussi.
Il criait sur elle, mais Laura ne comprenait pas, elle ne comprenait plus, elle voulait juste qu'il la lâche et qu'il la laisse tranquille.
Et puis soudain tout s'arrêta.
Rémy arrêta de crier et se tourna vers Malicia. Déconcertée, Laura fit la même chose, et son cœur s'arrêta.
Malicia se tenait debout, la couverture jaune étendue devant elle, la déchirure exposée au grand jour. Il fallut un quart de seconde pour que Laura réagisse. Elle fit un mouvement tellement brusque que Rémy la lâcha sous le coup de la surprise. Laura bondit vers sa couverture et la saisit pour la tirer hors des mains de Malicia. Elle ne rencontra aucune résistance et trébucha en arrière, tombant lourdement sur le sol alors que le précieux tissu était à nouveau pressé contre sa poitrine. Sans chercher à se relever, elle se carapata aussi loin que possible d'eux.
— Pas remplacer, pas remplacer ! cria-t-elle avec désespoir.
Elle ne savait pas ce qu'elle devait faire, elle se sentait prise au piège, elle voulait que Rémy l'aide mais Rémy était le danger, elle était perdue et avait peur et mal et...
— Petite.
Rémy s'était approché. Il s'était agenouillé près d'elle, mais pas trop près. Il avait parlé gentiment, tout doucement, et ce mot-là, Laura le connaissait. Elle l'avait entendu dans la bouche de plein d'autres gens, mais quand c'était Rémy qui le disait, ce n'était pas la même chose. C'était un mot juste pour elle.
Laura émit un petit bruit, ni grognement, ni gémissement, mais une réponse.
— Tu as déchiré ta couverture, établit-il simplement.
Laura enfouit son visage dans le tissu. Elle respira son odeur, toucha sa douceur, écouta son frottement contre sa peau. C'était sa couverture. Elle ne voulait pas la perdre.
Malicia avait rejoint Rémy. Laura ne voulait pas les regarder, mais elle les sentait juste à côté d'elle.
— C'est pour ça que tu étais triste aujourd'hui ? demanda Rémy. Parce que ta couverture est abîmée ?
Laura gémit doucement, et elle l'entendit se rapprocher. Pas beaucoup, juste un tout petit peu.
— Pourquoi tu ne l'as pas dit ?
La petite fille serra ses doigts autour de la couverture.
— Pas remplacer, répéta-t-elle faiblement.
— Pourquoi...Qu'est-ce que...Je ne comprends pas...
Laura reconnut la confusion dans sa voix, mais n'y détecta pas de colère. Avec précaution, elle sortit son visage de la protection du tissu pour le tourner vers Rémy qui se tenait là, si proche et si loin. Elle se mordilla les lèvres, puis pivota légèrement la tête pour regarder Malicia, juste à côté.
— Quand cassé, on remplace, prononça-t-elle, ses yeux fixés dans ceux de la jeune femme.
— Oh, Laura...
Laura enfouit à nouveau son visage dans la couverture. Ses doigts se pressèrent au milieu du tissu doux, cherchant le réconfort qu'elle pouvait encore en obtenir pendant qu'ils continuaient à parler. Parler l'avait fatiguée. Crier aussi. Tout l'avait fatiguée, et elle se recroquevilla sur le sol. Elle voulait s'endormir là et ne plus se réveiller. Elle voulait oublier, elle voulait disparaître, elle voulait ne plus exister.
Les mains de Rémy vinrent la chercher pour l'obliger à exister. Il la redressa, la força à se mettre à genoux, enleva les cheveux qu'elle avait devant le visage. Il lui souleva le menton et la maintint quand elle essaya de s'esquiver. Il n'était pas vraiment fâché mais il était différent, il était sérieux, et Laura n'osa pas fuir son regard.
— Laura.
Elle tressaillit, parce que ce n'était pas son mot spécial juste à elle, et il s'adoucit.
— Petite, reprit-il. Tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas te fermer du monde quand il devient trop compliqué. Tu dois me...nous faire confiance, et parler. Je sais que c'est dur pour toi, mais si tu apprends à t'exprimer, tu permets aux autres de t'aider. Et on peut t'aider. Malicia et moi on veut t'aider. On est là pour ça.
Malicia s'approcha à son tour, et saisit délicatement la couverture que Laura tenait toujours étroitement entre ses mains. Elle ne chercha pas à la lui prendre, mais elle la souleva pour la lui montrer.
— On sait que cette couverture est importante pour toi, dit-elle gentiment. C'est normal d'avoir des objets importants, qu'on aime plus que les autres. Et quand les choses qu'on aime s'abîment, se cassent ou se déchirent, on ne les remplace pas. On les répare.
Laura ne connaissait pas ce mot. Elle l'avait peut-être déjà entendu mais elle ne savait pas à quoi il correspondait. Malicia tira un peu plus la couverture vers elle.
— Tu veux bien nous faire confiance, et nous laisser la réparer pour toi ?
Laura les regarda, regarda sa couverture, cligna des yeux pour chasser l’humidité et la confusion, inspira, et lâcha prise.
* * *
Réparer, ça voulait dire monter chez Malicia, trouver un drôle de petit objet métallique, un long morceau de fil enroulée sur lui-même, et puis les passer dans la couverture jusqu'à ce que les deux morceaux déchirés se rejoignent.
Réparer, c'était quand Malicia rendait la couverture à Laura en lui souriant, et lui disait que c'était fini, et que tout allait bien.
Réparer, ça signifiait être à nouveau entier, un peu différent, mais toujours le même.
Réparer, c'était aussi quand Malicia obligeait Rémy à s'asseoir et nettoyait la morsure qu'il avait au bras avant de la recouvrir d'un bandage, sous le regard coupable de Laura.
Réparer, ça pouvait passer par Rémy qui remarquait la seconde précise où le trop plein d'émotions s'écrasait sur Laura. Rémy qui l'attira vers lui et la prit sur ses genoux alors que les larmes coulaient sur ses joues pour évacuer la culpabilité, la peur, le chagrin et la douleur accumulés pendant la journée. Rémy qui la laissa pleurer aussi longtemps qu'elle en avait besoin, sans juger, sans se fâcher, sans la lâcher. Rémy qui la garda blottie près de lui même une fois qu'elle fut calmée, et qui se mit à la bercer doucement. Rémy qui lui murmura que tout allait bien, que c'était fini, que demain serait une meilleure journée.
Réparer, c'était fermer les yeux, sa couverture sur les épaules, les bras de Rémy autour d’elle, en sécurité.
Chapter Text
— C'est une merveilleuse idée que tu as eue, chère.
Ses doigts entrelacés avec ceux de Rémy, Malicia rit et le bouscula gentiment.
— Je n'ai rien contre les compliments, mais c'est la quatrième fois que tu le dis.
— Parce qu'elle devient de plus en plus merveilleuse au fil des heures.
Ils se trouvaient sur un marché, dans une ville alentour. C'était le weekend, le soleil brillait haut, la météo était douce, les étals grouillaient de monde et de bruit mais l'ambiance était agréable et conviviale.
Au départ, ils étaient venus parce qu'une exposition sur l'histoire naturelle était organisée pour les enfants. Malicia avait décidé que c'était une bonne idée d'y emmener Laura et Rémy n'avait trouvé aucun argument contraire. Ils s'étaient levés tôt, il avait ressorti la voiture qu'il n'avait plus utilisée depuis des semaines, et ils avaient fait un peu de route, tous les trois. L'expédition avait la sensation d'une aventure, comme un départ en vacances, même si ce n'était que pour une journée.
L'exposition avait pris toute la matinée et le début de l'après-midi. Cela avait été une excellente expérience. Laura avait pu voir des volcans, expérimenter des séismes, explorer des reconstitutions de grottes et caresser des représentations d'animaux sauvages. Dans un premier temps, Malicia l'avait accompagnée et avait spontanément pris la responsabilité de bien tout lui expliquer. Mais après un moment d'ajustement, et à la plus grande surprise des deux adultes, Laura s'était mise à faire comme les autres enfants présents sur les lieux. Elle avait gambadé librement entre chaque partie de l'exposition, de manière un peu chaotique mais pleine d'émerveillement et de curiosité. Rémy avait même eu la stupéfaction de la voir échanger avec d'autres enfants pour des activités interactives.
Après être passés par la boutique souvenirs – où Laura s'était retrouvée propriétaire de trois nouveaux petits animaux en plastique : un lapin, un ours et un éléphant – ils avaient décidé de poursuivre cette journée en faisant un peu de tourisme dans la ville. Il n'y avait rien d'incroyable à voir, mais juste se promener et découvrir un nouvel environnement était une bouffée d'oxygène plus que bienvenue.
Le marché organisé juste ce jour-là était une surprise supplémentaire, et ils naviguaient à présent entre les étals sans vraiment chercher à acheter quoique ce soit. Cela faisait juste du bien de se fondre dans la masse, d'être un couple parmi d'autres. Une famille parmi d'autre. Rémy pressa ses doigts contre ceux de Malicia, regrettant que ce soit le seul geste d'intimité autorisé actuellement. Il aurait adoré pouvoir l'embrasser ici et maintenant, au milieu de tous ces inconnus, juste pour montrer au monde à quel point il l'aimait.
Malicia répondit à la pression en roulant légèrement des yeux, un sourire amusé au coin des lèvres.
— Si tu arrêtais deux secondes de penser à m'embrasser moi et mes idées merveilleuses, tu réaliserai qu'on a perdu ta fille. Encore.
Avec un grognement agacé, Rémy lâcha la main de Malicia pour se retourner et parcourir la foule du regard. La spontanéité et la prise d'indépendance de Laura au cours de l'exposition avait été adorable et positive. Jusqu'à ce qu'elle l'emmène à l'extérieur de l'exposition, et prenne la liberté de parcourir le marché toute seule. Pour la quatrième fois, il fut reconnaissant qu'elle soit vêtue d'un t-shirt jaune flash alors qu'il la repérait devant un étal de fruits et légumes, en train de piocher dans une assiette de dégustation que le marchand lui tendait avec amusement.
Il les rejoignit en quelques pas seulement, et posa sa main sur l'épaule de l'enfant.
— Laura.
Pas le moins du monde surprise par son arrivée, elle tourna la tête vers lui et lui adressa un sourire rempli de morceaux de fruits.
— Vous avez une petite fille avec un très bon appétit ! s'exclama le marchand.
Rémy lui répondit avec un sourire poli.
— Je sais. Je vous dois quelque chose pour ce qu'elle a mangé ?
— Non, non, cadeau de la maison. C'est toujours un plaisir de partager mes produits avec des personnes qui les apprécient !
Il fit un clin d'oeil à Laura qui en profita pour prendre une poignée de raisins juste avant que Rémy ne la tire en arrière.
— On y va, Laura.
La petite fille sembla finalement réaliser qu'il était contrarié et lui jeta un regard inquiet. Rémy pouvait sentir l'attention du marchand toujours sur eux, et attendit de s'être éloignés un peu avant de lui faire gentiment la leçon.
— Je t'ai dit plusieurs fois de ne pas t'éloigner, petite. Il y a beaucoup de gens ici et tu peux te perdre.
Elle avala le dernier raisin qu'elle venait de mettre dans sa bouche, puis expira son désaccord. Rémy se stoppa pour s'abaisser et la regarder droit dans les yeux.
— C'est dangereux, tu n'as pas à te balader seule au milieu de la foule. S'il se passe quelque chose, je veux que tu sois près de moi pour pouvoir intervenir. Compris ?
Elle fit la moue, pas convaincue et il secoua la tête. Cette enfant devenait un peu plus têtue chaque jour. Clairement, elle subissait de mauvaises influences. Il lui prit la main avant de se redresser et chercher Malicia du regard. Laura agrippa son poignet de sa main libre et tenta en vain de lui faire lâcher prise.
— Non, répéta Rémy. Tu restes près de moi. En sécurité.
* * *
Après avoir fait le tour du marché, Malicia proposa qu’ils aillent voir le fleuve qui se trouvait pas loin et qui était longé d’une promenade. Ils traversèrent un grand pont en pierre et Laura eut l'occasion de voir des bateaux, certes petits, mais sans doute les premiers qu'elle voyait de sa vie. Après un moment de marche au bord de l'eau, ils trouvèrent une petite brasserie et s'installèrent pour y déguster des crêpes et de la glace en guise de quatre heures alors que la journée prenait de plus en plus des allures de vacances. Rémy prit des renseignement pour savoir s'il était possible de monter dans un des bateaux et reçu les informations pour un petit lieu d'embarcation touristique à moins de deux kilomètres.
Ils se mirent en route pour y arriver avant la fermeture. Rémy et Malicia retrouvèrent rapidement leur bulle juste à eux deux, les doigts entrelacés, leurs regrets de ne pas pouvoir se toucher vite effacés par les commentaires chuchotés et les rires complices. Il y avait beaucoup moins de monde que sur la place du marché, alors ils laissaient Laura gambader autour d'eux. Elle oscillait entre les fleurs sauvages, les morceaux de bois à ramasser, la poursuite des canards et l'observation curieuse de l'eau et des poissons qui apparaissaient à la surface.
C'était tranquille et agréable.
Ils étaient bien.
Juste bien.
Peut-être trop bien.
S'ils avaient été moins détendus, peut-être que Rémy aurait réalisé plus tôt. Peut-être qu'il aurait prêté attention à la manière dont Laura se rapprocha d'eux et s'agrippa à sa manche avec une anxiété soudaine. Peut-être qu'il aurait aperçu les mouvements militarisés au loin. Peut-être qu'il aurait senti le danger. Peut-être qu'il aurait pu réagir et partir d'ici.
Ou peut-être pas.
Lorsque ses sens se mirent finalement en alerte, réalisant que quelque chose dans l'atmosphère avait changé, lorsque la main de Malicia se pressa autour de la sienne alors qu'elle réalisait aussi, lorsque les ongles de Laura s'enfoncèrent dans sa chair dans un besoin désespéré de lui faire passer un message, c'était déjà trop tard.
Il eut à peine le temps de se baisser qu'une explosion retentit à quelques mètres d'eux.
La panique se répandit en un éclair. Des hurlements retentirent tout autour d'eux alors que les gens couraient dans tous les sens, paniqués et incertains de ce qui était en train de se passer. C'était la cohue. La diversion parfaite. Rémy réagit presque instinctivement. Il saisit Laura et la souleva du sol. Elle s'agrippa aussitôt à lui, et il sentit ses doigts se presser contre son t-shirt. A côté de lui, Malicia s'était redressée à son tour. Elle semblait indemne, mais son regard oscillait déjà sur le reste de la scène, sur les autres civils, sur les potentielles victimes.
— Non ! lui cria Rémy. On doit trouver un abri !
Sans lui laisser la possibilité de protester, il s'engagea sur une rue perpendiculaire à celle de la promenade. Dans ses bras, Laura était raide, presque inerte. Pendant un instant, il se demanda si elle était blessée, si elle avait été touchée, mais il pouvait sentir les battements de son petit cœur résonner contre le sien et ses doigts qui continuaient de s'accrocher à lui. Elle allait bien. Elle devait aller bien.
Il marchait vite mais s'empêcha de courir. Il passa une rue, puis deux, puis trois. Il ne savait pas s'ils étaient suivis.
Une deuxième explosion retentit. Rémy n'était pas le seul à s'éloigner de la zone d'impact, même s'il ne savait pas si cette nouvelle explosion avait eu lieu au même endroit que la première. Les gens couraient, se dispersaient, cherchaient leurs familles, posaient des questions. Personne ne savait ce qui était en train de se passer.
Rémy s'engouffra dans une ruelle. Il grimaça en réalisant qu'il s'agissait d'un cul de sac, mais un renfoncement obscur tout au fond offrait l'illusion d'un abri. C'était ce qu'il avait de mieux pour le moment. Il s'y glissa et relâcha légèrement son étreinte. Le corps de Laura se déplia et elle redressa la tête pour le regarder, ses grands yeux remplis d'incertitude.
— Tu vas bien petite ?
Elle acquiesça, puis reprit sa position initiale, comme si les bras de Rémy était un refuge suffisant pour la protéger.
Elle avait confiance en lui. Il lui avait dit à peine quelques heures plus tôt que si elle restait près de lui, elle serait en sécurité, et c'était exactement ce qu'elle avait fait. Elle avait senti le danger la première et s'était accrochée à lui parce qu'elle croyait en sa capacité de la protéger.
Sauf que Rémy, lui, n'était pas si certain d'en être capable. Il n'était pas sûr du danger qu'ils affrontaient. Était-ce un attentat, une attaque adressée contre les mutants, et ils s'y retrouvaient par hasard ? Est-ce que c'était ciblé contre eux ? Contre lui ? Contre Laura...?
La probabilité que ce soit lié à la guilde, et des représailles envers un de ses larcins passés était faible, mais pas impossible. Si c'était de ça dont il était question, il pouvait gérer.
Mais au fond de lui, il savait que ce n'était pas le cas. C'était Laura. Evidemment que c'était Laura.
— Rémy.
Il tourna la tête vers Malicia, presque surpris de la trouver là. Toute son attention s'était mise sur Laura, et si une part de son esprit avait dû sentir qu'elle les suivait, que sa présence n'était pas un danger, il avait tellement fait abstraction d'elle qu'il en avait presque oublié qu'elle était là. Merde, il n'était vraiment pas à la hauteur. Il devait s'assurer de les mettre toutes les deux en sécurité. Il devait les éloigner d'ici, et régler le problème tout seul.
Il la sonda rapidement du regard.
— Tu n'es pas blessée ?
Elle secoua la tête et chassa sa question d'un geste de la main. Son regard était agité, son attention oscillait entre Rémy et la sortie de la ruelle.
— Je vais bien. Mais ces gens...il y a des victimes. Il faut les aider, ils...
Elle voulait y retourner. Bien sûr qu'elle voulait. Ils n'étaient pas des super-héros, ne l'avaient jamais été, ne le seraient jamais. Mais Malicia...Anna...elle avait toujours eu le cœur si pur, toujours eu cette envie féroce d'aider les autres, de rendre le monde meilleur.
— On ne peut pas, murmura-t-il. C'est trop dangereux.
Les yeux verts se fixèrent finalement sur lui, inquisiteurs.
— Tu sais ce qui se passe ?
Il ouvrit la bouche. Ne dit rien, la referma, puis baissa la tête. C'était un aveu en soi.
— Rémy, répéta-t-elle avec insistance.
Une nouvelle explosion retentit, sans qu'ils ne sachent dire si elle était proche ou lointaine. Laura s'agrippa un peu plus fort à Rémy. Malicia se raidit, les poings serrés, à deux secondes de se jeter dans l'affrontement sans réfléchir. Rémy inspira pour chasser la panique et stabiliser sa voix.
— On doit mettre Laura en sécurité.
L'expression de Malicia s'adoucit et elle acquiesça.
— Oui. Mais il y a d'autres enfants, d'autres familles.
— Non, insista-t-il. On doit mettre Laura en sécurité.
Il s'écoula quelques secondes, le temps qu'elle comprenne le sens de ses paroles et de son intonation. Elle le fixa, interloquée, puis les émotions montèrent d'un coup.
— Ils en ont après toi ? Après Laura ? Rémy, qu'est-ce qu'il se passe ? Dans quoi tu t'es fourré ? Comment....les gens...Rémy !
Elle était confuse, en colère, perdue. Il aurait dû lui expliquer, se justifier, lui permettre de comprendre. Mais ils n'avaient plus le temps pour ça. Avec gentillesse, il décrocha Laura de son corps, la forçant à sortir de sa torpeur. Elle gémit un peu mais se montra docile alors qu'il la posait par terre et la poussait vers Malicia.
— Il faut que vous partiez, ordonna-t-il.
— Comment ça il faut qu'on parte ? Et toi ? Où veux-tu qu'on aille ? Qu'est-ce qui se passe ? Est-ce que tu es impliqué dans...
— Je vais faire diversion. Attirer leur attention ailleurs. Loin de vous et des passants.
— Non ! protesta Malicia. Je ne vais pas te laisser seul, ils sont dangereux !
— Justement. Ils sont dangereux et ils cherchent Laura. On ne peut pas les laisser l'emmener. Il faut que tu partes et que tu la mettes en sécurité.
Laura tendit les bras vers lui. Elle tenta de s'approcher, mais Malicia posa les mains sur ses épaules pour la retenir.
— Non ! s’opposa la petite.
Rémy eut envie d'aller vers elle, de la serrer contre lui, de lui promettre que tout allait bien et qu'elle ne devait pas avoir peur mais...mais ce serait mentir. La peur était la meilleure émotion à ressentir actuellement.
— Rémy, c'est complétement insensé.
Il inspira dans une nouvelle tentative de raisonner ses pensées.
— Tu ne comprends pas. Ils veulent Laura. Mais je ne les laisserai pas la reprendre. Je ne les laisserai pas lui faire du mal à nouveau. Je lui ai promis qu'elle ne retournerait jamais là-bas, et je ferai tout ce qu'il faut pour tenir cette promesse.
Sa voix était grave, à la limite de désespérée. Il ne savait pas comment il allait se tirer de cette situation. Il n'avait pas de plan qui excédait les quelques minutes, et il n'avait aucun moyen d'en créer un. Il y avait beaucoup trop d'inconnues. La seule chose dont il était certain, c'est qu'il ne les laisserait pas approcher Laura. Peu importe le prix que ça coûterait, peu importe ce qu'il avait à faire, il allait la protéger.
Les protéger.
Le regard de Malicia scruta son visage, rempli d'angoisse et de questions. Il aurait dû lui expliquer plus tôt. A l'instant où ils s'étaient remis ensemble, il aurait dû la mettre dans la confidence, savoir que juste le côtoyer la mettait en danger. Elle aurait dû savoir dans quoi elle s'embarquait.
— Je suis désolé.
— Non. Je refuse tes excuses. Je suis en colère contre toi mais ce n'est pas le sujet maintenant. Je vais partir avec Laura. La mettre à l'abri. Puis je vais revenir te chercher et sauver tes fesses, juste pour avoir le plaisir de t'engueuler après. Compris ?
Malgré le contexte, Rémy ne parvint pas à s'empêcher d'afficher un sourire en coin alors qu'il acquiesçait. C'était exactement ce qu'il attendait d'elle. D'un geste décidé, elle franchit l'espace qui les séparait et colla sa main sur sa bouche, puis déposa un baiser par-dessus. Ensuite elle se recula, et lui adressa une sorte de sourire grimace.
— Puisque c'est le jour des grandes révélations...
Elle retourna vers Laura, et la souleva sans effort.
— Accroche-toi ok ? On décolle. Rémy...reste en vie. Je reviens vite.
Laura s'agrippa à elle, exactement comme elle s'était agrippée à Rémy un peu plus tôt, et sous les yeux ébahis de ce dernier, Malicia donna un coup de pied au sol et se propulsa dans les airs. Il cligna des yeux, se demandant s'il n'avait pas subi un coup sur la tête un peu plus tôt, alors qu'elles s'envolaient toutes les deux à une vitesse tellement rapide qu'elles en devinrent presque imperceptibles.
Okay.
Bon.
Visiblement, il n'était pas le seul à devoir fournir des explications.
* * *
Les pensées de Rémy étaient complètement erratiques.
Les explosions étaient des leurres, sans doute destinées à éloigner la foule. C’était une bonne chose. Ils souhaitaient faire le moins de victimes possible.
A l’instant où il avait réalisé que les abords du fleuve étaient pratiquement déserts, sans dégâts ni blessés, Rémy avait voulu faire demi-tour. Trouver un abri, attendre que les choses se calment puis retrouver les filles. Ça aurait été idéal.
Il n’en eut pas l’occasion. La rapidité avec laquelle il fut repéré et ciblé confirmèrent qu’ils en avaient après lui. Le niveau de technologie et l’organisation militaire face à lui achevèrent de prouver que ce n’était pas une querelle de guilde. C’était bien plus élevé que ça.
Ils en avaient après Laura, et ils avaient identifiés Rémy. Au moins son visage. Les avaient-ils observés ? Depuis combien de temps ? Comment étaient-ils remontés jusqu’à eux ? A quel moment ? Cette expédition avait été une mauvaise idée. Cette sortie, toutes leurs sorties avaient été des mauvaises idées. Il avait relâché son attention, il s'était montré négligent, stupide, irresponsable. Il aurait dû rester sur ses gardes. Il s'était laissé berner par l'illusion d'une vie tranquille, banale, agréable. Une vie de famille qu'il n'avait jamais eu et qu'il n'aurait jamais véritablement.
Quelque chose avait dû se passer. Il ne savait pas à quel moment il avait commis une erreur, mais il y en avait forcément eu une, et ils avaient retrouvé leurs traces, retrouvé Laura, et maintenant ils allaient tout faire pour la récupérer.
La rage grimpa à l'intérieur de Rémy, et l'énergie pulsait dans ses veines, dans ses artères, dans l'entièreté de son corps.
Au milieu de la confusion et des questions, il n'avait qu'une seule certitude, qui se remit à dominer le reste : il allait protéger Laura. Quoiqu'il en coûte.
Ils étaient une quinzaine de soldats face à lui. Armés, entraînés, expérimentés. Rémy aussi l’était. Il avait déjà fait face à pire. Il pouvait s’en sortir.
Aidé de son pouvoir, il esquiva habilement chacun des tirs. Ce n’était pas des balles. C’était des fléchettes. Tranquillisantes, il supposait. Entre ses doigts, les cartes se chargeaient et glissaient avec une maitrise accumulée au fil des années. Ses explosions à lui n’étaient pas des leurres. Ils semblèrent surpris pour les premières, puis en colère.
— Sale mutant !
Rémy ne savait pas dire combien de temps ils jouèrent à ça. Mais son stock de cartes se vidait trop vite à son goût, il ne savait pas où était Malicia. Est-ce qu’elle reviendrait vraiment ? Est-ce qu’il pouvait compter sur elle ? Est-ce qu’il voulait compter sur elle ?
Une partie de lui ne voulait pas qu’elle revienne. C’était trop dangereux. C’était mieux qu’elle reste avec Laura, qu’elle la protège. Rémy devait se débrouiller seul.
Une autre partie était bloquée sur ce nouveau pouvoir qu’elle avait manifesté. Elle savait voler. Elle savait voler. Est-ce qu’elle cachait autre chose ? D’autres pouvoirs ? D’autres informations ? A quel point la connaissait-il vraiment ?
Une douleur explosa brusquement dans la cuisse de Rémy, le prix à payer pour avoir relâché son attention. Il laissa échapper une injure et roula pour se mettre à l'abri. Lorsque ses yeux se posèrent sur la zone d'impact, il grimaça en apercevant la fléchette plantée dans sa chair.
Merde.
Merde, merde, merde.
Il ne savait pas combien de temps le produit allait mettre à agir, mais il devait réfléchir vite.
Les ralentir autant que possible. Les affaiblir. Protéger Malicia, protéger Laura.
Il attrapa plusieurs cartes dans sa poche, et les chargea d'énergie. Il se concentra pour augmenter la quantité jusqu’au seuil maximum qu’elles pouvaient contenir, puis il les lança en direction de ses ennemis, en espérant que ce soit suffisant pour les stopper. Gagner du temps. Pour lui. Pour elles.
L’explosion fut plus grande que ce qu’il avait prévu. Plus proche aussi. Le souffle le projeta en l’air, et il s’écrasa plusieurs mètres plus loin, une douleur fulgurante dans tout son corps. Immédiatement, il tenta de se redresser, d’évaluer les dégâts qu’il avait provoqué, mais sa jambe flancha sous son poids. Le produit tranquillisant avait commencé à agir. Il serra les dents et parvint à s’asseoir tant bien que mal. Il prépara d'autres cartes pour se défendre et resta en alerte. Les secondes passèrent, et il pouvait sentir l’engourdissement de sa jambe s’étendre petit à petit. Sa cage thoracique était douloureuse après sa chute, mais il l’ignora. Après ce qui sembla une éternité, il entendit des bruits de pas. Il essaya – sans succès – de déterminer d'où ils provenaient mais fut pris de court par un bruit sifflant juste à côté de son oreille. Une fléchette – qui venait de rater sa cible de très peu – s'écrasa à ses pieds. Il se retourna aussitôt et lança ses cartes à l'aveugle. L'explosion retentit sans qu'il ne sache s'il avait réussi à viser son assaillant, mais une douleur au niveau de l'épaule lui répondit rapidement par la négative. Il baissa les deux sur la deuxième fléchette qui venait de le toucher et grogna. C'était de pire en pire.
Alors qu'il sentait des ennemis l'encercler, il chercha à nouveau à attraper des cartes. Sa vigilance était hachée, ses réflexes définitivement hors d'usage. Il pouvait à peine se déplacer, et il n'était même pas sûr de pouvoir encore utiliser son pouvoir. Il se demanda s'ils allaient l'éliminer sur place. Sans doute pas. Ils voulaient Laura, et il était leur seule piste.
— Il est HS, dit une voix. Il s'est pris deux doses.
— Ajoute une troisième pour être sûr. Hors de question qu'il recommence son petit tour avec les explosions.
Rémy ne sentit même pas la douleur de la fléchette, cette fois. Juste une vague sensation désagréable quand elle fut plantée dans sa jambe. Quelqu’un lui mit un coup de pied dans le ventre, et il s’écroula comme une poupée de chiffon. Il tenta de se redresser, de se défendre dans un ultime geste désespéré, mais c'était totalement inutile. Il avait trop de produit dans le corps, il n'était même pas sûr qu'une telle dose n'était pas mortelle pour les humains.
Il sentit des mains le saisir, le traîner sur une courte distance, puis tenter de le soulever.
— Ne le touchez pas !
Sa voix lui fit l'effet d'un shoot d'adrénaline. La personne qui était en train de le soulever le lâcha brusquement et il s'écrasa lourdement au sol. Hmpf. De plus en plus engourdi, il avait l'impression que ses sens étaient enveloppés dans un voile de brouillard. Il entendit les bruits distinctifs d'une bagarre, mais il n'arrivait à se focaliser sur ce qui était vraiment en train de se passer, ni sur combien de temps cela dura. Ce fut suffisamment bref pour qu'il soit encore conscient lorsque le visage de Malicia apparût devant ses yeux, rempli d'inquiétude.
— Rémy, je suis désolée ! J'ai fait aussi vite que possible mais....oh mon dieu, tu es blessé ?
Elle était revenue. Elle était, prête à se mettre en danger pour lui. Une sensation étrange se répandit à l’intérieur de Rémy, comme si on l’électrocutait de l’intérieur. Très vite, il eut l’impression que sa peau brûlait, mais pas avec des flammes. Elle brûlait d’une énergie familière. Son pouvoir… ? La douleur dans ses côtes se dissipa, et l’engourdissement du tranquillisant aussi. Malicia le repositionna sur le sol et commença à inspecter son corps. Il secoua la tête alors que ses idées s’éclaircissaient à nouveau. Ils n'avaient pas le temps pour ça, il devait...
— Anna, prononça-t-il avec difficulté.
Elle tourna à nouveau son visage vers lui. Son inquiétude se reflétait dans ses magnifiques yeux verts, et Rémy sentit son cœur se tordre. D'amour, de peine, de culpabilité. Ce qu'il allait lui infliger était injuste, mais il fallait qu'elle sache. Ses pouvoirs lui offraient un regain d’énergie, mais il ne savait pas pour combien de temps. Il avait reçu trois doses de tranquillisant, il devait être considéré comme hors service. Malicia était la seule à pouvoir protéger Laura. Elle devait savoir, elle devait comprendre, peu importe le reste.
Laura était plus importante que tout.
— Pardonne-moi, émit-il avant de rassembler un dernier élan d'énergie pour l'embrasser.
Chapter 22
Notes:
Ce chapitre met en évidence la limitation qu'a cette histoire à suivre Rémy, et à être "aveugle" pour toute la partie de Malicia. Je vous assure que tout deviendra plus clair par la suite !!
Merci à tous ceux qui laissent des commentaires <3
Chapter Text
En premier, il eut le mal de tête.
Et pendant longtemps, il n'y eut que ça. Une douleur lancinante dans son crâne, qui se répandait dans chaque parcelle de son esprit et l'empêchait de réfléchir correctement et d'aligner deux pensées.
Ensuite, la conscience du reste de son corps lui revint. Sous forme de douleur également. Des pics de souffrance qui explosaient dans ses côtes à chaque inspiration qu’il prenait. Le reste de ses membres étaient lourds, accablés par la fatigue et il avait l’horrible sensation de s’être fait rouler dessus par un camion. Peut-être même que le camion était toujours sur lui.
Finalement, il y eut la lumière, alors que Rémy reprenait conscience et se retrouvait aveuglé par une source inconnue. Plissant ses yeux à peine ouverts, il se redressa avec un grognement, en dépit de l’agonie de sa cage thoracique.
Ses côtes devaient être froissées. Peut-être même cassées.
Il eut à peine le temps d’aller au-delà de cette pensée qu’un corps entra en collision avec le sien et le tacla dans une étreinte soudaine et trop puissante.
Le souffle coupé par l'impact, le champ de vision de Rémy se fit envahir par des boucles brunes et suffisamment familières pour lui faire ravaler son gémissement de douleur.
— Malicia, prononça-t-il d'une voix rauque et faible.
— Tu es réveillé.
Le soulagement était perceptible dans sa voix, et elle raffermit son étreinte. Cette fois, Rémy ne parvint pas à empêcher l’exclamation de douleur qui s’échappa ses lèvres, et elle le lâcha aussitôt.
— Désolée, c’est juste que…
Elle recula de quelques centimètres pour l'observer avec attention.
— Tu te sens comment ?
Rémy prit un instant pour faire un bilan général de son propre corps. Hormis ses côtes endommagées et l’horrible migraine qui vrombissait dans son crâne, il ressentait surtout de la fatigue. Une horrible fatigue qui s’étirait dans chacun de ses muscles, mais juste ça. De la fatigue.
— Ça pourrait être pire.
L’expression de Malicia changea à l’instant où elle eut la confirmation qu’il allait bien. Ses sourcils se froncèrent, son nez et des yeux se plissèrent de colère, et elle lui mit une grande tape sur le haut du torse.
— Tu es cinglé ou quoi ? l'accusa-t-elle avec fureur. Je t'interdis de recommencer un coup pareil !
Rémy, qui avait sursauté sous l'impact soudain, grimaça de douleur et se mit à tousser, ce qui n’aidait pas à améliorer l’inconfort et la douleur qu’il ressentait. Une fois le contrôle de lui retrouvé, il frotta la zone où elle l'avait giflé tout en lui adressant un regard noir.
— Tu es celle qui me paraît la plus cinglée, accusa-t-il avec rancœur.
Elle s’était redressée et le fixait à présent avec sévérité, les mains posées sur ses hanches.
— Me laisser absorber tes pouvoirs alors que tu venais de recevoir une dose monstrueuse de tranquillisants ? Tu aurais pu mourir ! Tu ne réagissais plus du tout ! J'ai failli appeler les secours pour t'envoyer à l'hôpital !
Rémy fronça les sourcils, essayant de mettre de l'ordre dans ses souvenirs et dans ce qu'elle était en train de lui dire. Cela lui prit quelques secondes mais il parvint lentement à reconstituer les morceaux. Leur sortie tous les trois. Les poursuivants. Les fléchettes de tranquillisant. Laura.
Il leva la tête, parcourant les environs du regard, soudain en alerte.
— Elle va bien, dit aussitôt Malicia. Elle dort.
Rémy tourna la tête dans la direction indiquée et réalisa qu’il ne connaissait pas du tout la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Il y avait un second lit à moins de deux mètres du sien, et un rebond apparent sous les couvertures. Il relâcha son souffle, soulagé.
— Où est-ce qu'on est ?
— Dans un motel. Je n'ai pas osé retourner à l'appartement.
Il acquiesça, validant cette décision. S'ils avaient été retrouvés, leur appartement n'était plus un endroit sûr. Il reporta son attention sur Malicia qui se tenait debout à côté du lit, les bras désormais croisés. Ce fut à son tour de la détailler du regard, de noter la queue de cheval lâche, les vêtements froissés, les cernes sous ses yeux.
— Tu t'en es sortie, réalisa-t-il. Tu nous as mis en sécurité.
Elle esquissa un sourire fier, puis vint s'asseoir près du lit, où une chaise avait été judicieusement placée.
— Ouais. Ça n’a pas été simple, confia Malicia. J’ai cru que je n’allais pas y arriver. Que j’allais vous perdre, toi et Laura.
Cette peur était toujours palpable dans sa voix alors que dans ses yeux, un combat que Rémy ne pouvait que deviner se rejouait.
— J’ai dû emprunter ses pouvoirs à elle aussi. C’était le seul moyen. Ça a énormément aidé. Elle a un sacré lot de capacités pour quelqu'un de si petit.
Son ton s’était fait plus léger à cette remarque, avec une pointe de fierté. Rémy acquiesça, et imagina sans mal Malicia devenir inarrêtable avec ses pouvoirs à lui combinés aux capacités de guérison de Laura. Sans compter ses pouvoirs à elle, les autres pouvoirs, ceux dont il n’avait jamais soupçonné l’existence avant.
Malicia reprit la parole avant même qu’il ne sache ce que lui-même voulait dire.
— Il y a beaucoup de choses dont on doit parler, dit-elle simplement. Et on en parlera quand tu seras complètement remis.
Rémy dirigea ses yeux vers le plafond, incapable de la regarder en face.
— Tu sais tout, réalisa-t-il.
— Ouais, émit-elle dans un souffle.
Elle savait pour Laura. Elle savait pour le laboratoire, et les expériences. Elle savait pour les six années passées à l'attendre, pour la descente dans l'alcool, dans la débauche, dans les risques inconsidérés. Elle savait pour la manière dont son cœur avait continué à battre pour elle, quoiqu'il tente pour l'oublier.
Un simple baiser, et elle savait tout.
Abandonnant les craquelures au plafond, Rémy se tourna vers elle et croisa le vert intense de ses yeux.
— Je suis désolé, c'était égoïste de te l'imposer.
— Tu n'avais pas le choix. Il fallait protéger Laura.
— Ça reste égoïste.
Elle secoua la tête avec un soupir, mais n'entra pas dans le débat.
— Tu sais qu'elle a une super ouïe ?
— Ouais, elle entendait du bruit à travers tout l’immeuble.
C'était un détail qu'il oubliait, parce que c'était dérangeant d'en avoir conscience en permanence.
— C'est plus que ça, précisa Malicia. J'entendais au moins un kilomètre à la ronde avec ses pouvoirs. Et avec des détails et la capacité de repérer l'origine des bruits. C'était incroyable.
— À ce point ?
Malicia hocha la tête.
— Son odorat aussi. Les odeurs étaient décuplées, et je pouvais...les tracer. Comme un chien. Et sa vision était si nette, avec des détails visibles de loin.
Rémy pinça les lèvres en réalisant que Laura devait être surstimulée en permanence. Ça devait être compliqué à gérer.
— Une véritable machine à traquer et tuer, grommela-t-il.
Un voile de tristesse recouvra le visage de Malicia, puis elle posa sa main sur celle de Rémy.
— Tu as fait la bonne chose en la sauvant. N'en doute jamais.
Il écarquilla les yeux la regardant avec surprise. Et puis, en voyant l'ombre dans son regard, il réalisa brusquement.
Elle avait absorbé les pouvoirs de Laura. Et donc, ses souvenirs. Ses sensations. Désormais, elle savait tout. Bien plus que lui n'en saurait jamais.
Une boule se noua dans sa gorge. Il aurait dû être davantage à la hauteur. Être plus prudent, rester sur ses gardes, et éviter à Malicia de se retrouver autant impliquée. Il n'était qu'un idiot.
Une pression sur sa main le tira de sa culpabilité, et il croisa à nouveau le regard de Malicia.
— Tu n'es pas responsable, le sermonna-t-elle.
Il esquissa un sourire en coin.
— Toujours un morceau de moi dans ta tête, chère ?
— Je n'ai pas besoin de t'avoir dans ma tête pour te connaître par cœur, Cajun.
* * *
Lorsque Rémy émergea à nouveau du sommeil, les yeux verts posés sur lui n'étaient plus les mêmes. Ils étaient plus jeunes, plus innocents, mais tout autant inquiets que ceux de Malicia.
— Petite, prononça-t-il d'une voix rauque.
Sa gorge était sèche. Le martèlement dans sa tête était toujours là, mais moins puissant qu'avant. Il ne sut pas dire combien de temps s'était écoulé, mais la pièce autour de lui était plongée dans une semi-obscurité nocturne. Les doigts de Laura se posèrent sur son visage, chauds et inquisiteurs. Elle le palpa un instant, comme pour s'assurer qu'il était réel, puis recula.
— Réparé ? demanda-t-elle de sa petite voix, ses yeux fixés sur lui de manière presque immuable.
Rémy laissa échapper un rire, qui se transforma rapidement en toux douloureuse, et il se redressa à la fois pour mieux contrôler sa respiration, et pour prendre connaissance de ses environs. Il souleva sa propre main, et la déposa sur celle de Laura, qu'il pressa gentiment.
— Tu n'as pas à t'inquiéter, lui assura-t-il.
Elle fronça légèrement les sourcils, avec une expression qui indiquait qu'elle allait continuer à s'inquiéter quoiqu'il puisse dire, puis bondit hors du lit. Rémy cligna des yeux, surpris par le mouvement soudain, mais Laura avait déjà filé ailleurs dans la pièce. Son champs de vision dégagé, il put apercevoir Malicia endormie dans le lit voisin, et un sentiment de chaleur se répandit dans sa poitrine. Elles s'étaient alternées pour veiller sur lui pendant qu'il était inconscient.
Il n'avait aucun mal à imaginer la scène, visualisant Malicia qui insistait pour que Laura dorme, et Laura qui se montrait butée. Peut-être la jeune femme avait-elle pensé avoir gain de cause, et Laura s'était glissé à ses côtés en cachette. Peut-être que c'était la petite qui avait gagné, plus que jamais déterminée à s’assurer que Rémy allait bien.
Qu'il était réparé.
Laura réapparut à côté de lui, aussi subitement qu'elle avait disparu. Elle lui tendit une bouteille d'eau, le regard impérieux. Le visage de Rémy se remplit de tendresse, et il l'engloba de ses bras pour l'attirer contre lui.
Elle eut un instant de résistance purement instinctif, puis se laisser aller dans son étreinte. Rémy put sentir les muscles de l'enfant se relâcher pour ce qui était surement la première fois depuis l'attaque, et il raffermit davantage sa prise.
Laura allait bien. Elle était toujours avec eux. Il enfouit son visage dans les cheveux sombres de la petite, réalisant à quel point ils avaient poussés depuis le jour où il l'avait sortie de là-bas. A quel point elle avait grandi, et progressé, et changé. Elle n'avait plus rien de l'animal en cage qu'ils avaient tenté de créer. Elle était devenue une vraie petite fille, avec des goûts, des attitudes, des rêves. Elle avait une vie, une identité, un futur.
— Je ne les laisserai jamais te reprendre, murmura Rémy. Tu comprends ça ? Tu restes avec moi, pour toujours, et jamais tu ne retourneras là-bas.
Laura acquiesça tout contre lui, et son petit corps fut agité d'un sursaut. Rire, sanglot, les deux à la fois, Rémy n'était pas sûr, mais il la serra un peu plus fort dans tous les cas.
* * *
— Je ne peux pas croire que ce soit notre premier vrai petit-déjeuner au lit.
La mine déconfite, Rémy prit un donut dans la boîte que Malicia avait ramenée.
Il n’avait rien contre les donuts en général. Vraiment. C’était même un plat qu’il affectionnait car il avait de bons souvenirs d’en avoir préparé, autrefois, avec sa tante adoptive. Elle lui avait transmis une recette et il aimait en préparer quand il se sentait d’humeur maussade, ou juste nostalgique.
Rémy aimait les donuts. Les bons donuts croustillants, avec juste la bonne quantité de fourrage et de glaçage. Des donuts faits avec amour.
Il aurait pu préparer des donuts pour Malicia, si elle le lui avait demandé. Bon, de toute évidence, pas aujourd’hui, pas ici, mais il aurait pu le faire pour le petit-déjeuner au lit qu’il voulait lui préparer depuis des semaines. Il avait songé à des pains perdus, mais des donuts c’était bien aussi. Avec une petite salade de fruits découpés en forme de cœur, des chocolats chauds maisons onctueux juste comme il fallait, le tout déposé dans un plateau avec des pétales de roses. Il aurait pu rendre l’instant merveilleux.
A la place, ils étaient dans cette chambre de motel, à trois sur un seul lit, à manger des donuts de qualité douteuse, directement dans le carton tâché de gras et de sucre.
Cela n’avait rien de romantique.
— Ce n'est pas supposé être romantique, rétorqua Malicia. Mange.
Rémy sourit, amusé que leurs pensées se soient chevauchées, puis plissa le nez en direction de la boîte de donuts. Le troisième réveil semblait être le bon. Du moins, il pensait que c’était le troisième. Malicia lui avait diagnostiqué une commotion, et il n’était pas sûr de où elle sortait cette expertise médicale, mais au vu de la douleur toujours présente dans son crâne et de ses difficultés à rassembler ses souvenirs, il ne pouvait pas vraiment s’y opposer. Elle avait affirmé qu’il s’était réveillé plusieurs fois, de manière plus brève et confuse, mais ça, il refusait d’y croire. C’était une excuse pour l’obliger à rester au lit et à se reposer plus longtemps. Rémy ne voulait pas se reposer plus longtemps, il en avait déjà marre d’être dans ce lit, tout comme il n’avait pas faim. Surtout pour ingérer…ça.
A côté de lui, Laura ne semblait pas avoir autant de réticence face à l'aspect de leur petit-déjeuner, et avait déjà englouti un donut au chocolat avant de mordre goulument dans un autre, fourré à la confiture. Rémy observa la manière dont la gelée de fruits dégoulina le long de la bouche de l'enfant pour tomber sur les draps.
— Je ne pense pas qu'on devrait rester ici, songea-t-il à voix haute.
— On ne va pas rester. Je suis en train de travailler à une autre solution.
Il haussa un sourcil surpris et se tourna vers la jeune femme.
— Ah oui ?
Malicia haussa les épaules avant de mordre à son tour dans un donut au chocolat.
— Peux-tu être plus précise, chère ?
Elle mâcha un long moment avant de finalement avaler sa bouchée et lui adresser un regard impassible.
— Je fais jouer mes contacts.
Hm.
— Des contacts liés au remède.
— Non. Des contacts liés à la confrérie.
Ouch. Rémy n'avait jamais rencontré la mère adoptive de Malicia, mais il savait qu'elle était à la tête d'un réseau mutant criminel, nommé la confrérie. Il avait vu ce nom mentionné dans plusieurs fichiers de la guilde, et Malicia elle-même lui avait partagé des bribes de la relation compliquée qu’elle avait avec leur dirigeante. Il ne savait pas qu'elle avait toujours des contacts avec elle.
— Tu es sûre que c'est une bonne idée ?
L’expression de Malicia changea brutalement alors que son regard devenait noir de fureur.
— Tu étais inconscient, lui rappela-t-elle sèchement. Je n’avais aucune idée de quand, ou même si tu allais te réveiller. Je devais m’occuper de Laura en plus de toi. Je devais trouver un moyen de nous mettre en sécurité. Tu aurais pu mourir, Rémy, et je me serai retrouvée toute seule. Alors oui, j’ai fait appel à la seule ressource à peu près sûre que je connaisse. Tes jugements, tu peux les garder. Je suis toujours en colère contre toi.
Rémy acquiesça sans rien oser répondre. Elle avait raison, il avait tort, il n'avait pas envie d'argumenter sur la question. A la place il reporta sur attention sur Laura qui avait terminé son donut et léchait à présent ses doigts recouvert de confiture. Il y eut un instant de silence. Un étrange silence. Pas l’un de ceux que Malicia et Rémy pouvaient avoir occasionnellement, ceux pendant lesquels leurs émotions et leurs paroles enfouies s’échangeaient sans avoir à être prononcées. Non. Ce silence-là était le signe d’un équilibre précaire, comme si le chemin entre eux était encombré par quelque chose d’invisible et potentiellement dangereux.
Rémy n’était pas sûr de quoi il s’agissait. Mais il ne se sentait pas prêt pour cette conversation. Pas quand son corps se remettait tout juste, et que son esprit lui semblait encore plus gélatineux que la confiture des donuts. Il garda donc les yeux baissés, incertain de ce qui allait suivre.
Après de longues secondes douloureuses, Malicia relâcha un soupir, et quand elle reprit la parole, son ton était plus doux.
— Tu sais que je ne te laisserai pas quitter ce lit tant que tu n’aurais pas mangé quelque chose ?
L’autorité était toujours perceptible, mais cette fois elle était familière, et légitime. Cela n’empêcha pas Rémy de grimacer. Laura lui jeta un regard curieux, puis saisit un donut dans la boîte et le lui tendit. Bon sang, si elles se liguaient contre lui…
— Merci petite, mais je préfère mon glaçage sans supplément salive.
Un rire s’échappa des lèvres de Malicia alors que Laura fronçait les sourcils de confusion, et Rémy trouva finalement le courage de reporter son attention vers la jeune femme pour lui adresser un sourire narquois. Elle expira avec moquerie.
— Mange, répéta-t-elle avec intransigeance. Et après, je t’aiderai à te doucher, tu empestes.
* * *
Il pleuvait dehors. Laura était accroupie près de l'unique fenêtre de la journée, le nez collé à la vitre alors que les gouttes tapaient contre le verre. Hormis ce bruit régulier, la pièce était silencieuse. Malicia était dans son lit, occupée à lire un des livres qu'elle avait trouvé dans une boîte d'objets égarés à l'entrée du motel. Elle avait bien fait comprendre qu'elle n'était pas d'humeur à discuter. Rémy se remettait doucement. A son plus grand dépit, après avoir avalé un donut et pris une douche, il s'était rendormi pendant plusieurs heures. Son corps n'avait visiblement pas fini de récupérer. Maintenant il était là, l'estomac plein – Malicia avait encore insisté pour qu'il mange quelque chose, et il avait fini par engloutir une boîte entière des nouilles sautées qu'elle avait ramené, signe que son appétit commençait à revenir – et obligé de restreindre son envie de bouger, de sortir, de faire quelque chose.
— Hey petite, dit-il doucement en rejoignant Laura près de la fenêtre.
Elle tourna la tête et un petit sourire se dessina sur ses lèvres en le voyant. Elle n'était pas en colère comme Malicia pouvait l'être. Mais elle était silencieuse. Il avait fallu quelques heures pour que Rémy le remarque, parce que Laura n'était pas une enfant bruyante de manière générale, mais là, elle était juste complètement silencieuse. Comme au tout début. Il s'accroupit près d'elle et la tira contre lui. Elle se laissa faire, et trouva sa place sur ses genoux sans difficulté. Rémy profita de la sensation un instant. Laura était toute légère, un poids plume, vraiment, mais elle était chaude, et vivante, et avec lui, avec eux. Il inspira l'odeur de l'enfant, qui sentait les nouilles, les donuts et le savon premier prix fourni par le motel.
Elle tendit la main vers la vitre et posa son doigt par-dessus le cheminement des gouttes, comme pour lui montrer. Il n'était pas sûr de ce qu'elle voyait là-dedans, de pourquoi ces dessins sans cohérence lui parlaient tant, mais il l'imita et se mit lui aussi à tracer des routes invisibles sur la vitre, pour aider les fragments de pluie à trouver leur chemin jusque tout en bas. Parfois, leurs doigts se croisaient, et il prenait plaisir à cogner celui de l'enfant, dans un geste de taquinerie et d'affection. Elle réagissait avec un petit mouvement de recul alors que son corps tressautait d'un rire sans bruit.
— Ta jolie voix me manque, murmura-t-il après plusieurs minutes de jeu silencieux.
Laura ne répondit pas, mais elle se pressa un peu plus fort contre lui. Rémy utilisa sa main libre pour la poser sur sa tête et gentiment lui ébouriffer les cheveux, dans une manière de lui dire que ce n'était pas grave. Il ne voulait pas la forcer. Il lui laissait le temps de le faire à son rythme, comme il le faisait depuis le début. Et en attendant qu'elle soit prête à parler à nouveau, il serait là pour l'aider à tracer le chemin.
* * *
Ils restèrent deux nuits de plus dans le motel. C’était loin d’être idéal. Rémy vivait mal le fait d'être enfermé, et commençait à accumuler un trop plein d'énergie qui le rendait nerveux. Laura ne parlait toujours pas et semblait se replier sur elle-même, ce qui était compliqué quand ils vivaient les uns sur les autres. Malicia gérait tout. C'était elle qui ramenait la nourriture, c'était elle qui discutait avec les gérants du motel, elle qui surveillait, elle qui cherchait une meilleure solution d'hébergement. Son taux de stress culminait plus que jamais, et ses échanges téléphoniques avec Mystique la rendait irritable et désagréable.
Rémy avait proposé de prendre la relève, il avait suggéré de contacter la guilde et de chercher une solution de leur côté, mais Malicia l'avait remballé. Il fallait qu'un minimum de personnes soient au courant, et l'organisation...le laboratoire...peu importe, ceux qui recherchaient Laura avait sans doute l'identité de Rémy. Ils avaient la possibilité de remonter jusqu'à la guilde. Même si celle-ci savait agir dans l'ombre, c'était trop risqué.
Ils se disputaient beaucoup. A propos de ça, à propos des tâches quotidiennes, à propos de Laura, à propos de Rémy qui voulait sortir alors qu'elle exigeait qu'il se repose, à propos de tout et n'importe quoi. Ils n'avaient jamais de moments rien qu'à eux, et Malicia refusait de dormir dans le même lit que lui. A raison, mais tout de même c'était frustrant.
Quand Rémy se réveilla le troisième matin – en tout cas, il supposa que c'était le matin. Sa notion du temps était complètement chamboulée – les deux filles étaient toujours endormies. Laura tout près de lui, dans un lit, et Malicia dans l'autre, ensevelie sous deux couvertures desquelles s'échappaient seulement quelques mèches de cheveux.
Bien. Elles avaient besoin de repos presque autant que lui.
Il prit un moment pour s'étirer, ignora la douleur dans ses côtes, et s'assura que son corps réagissait correctement. Puis il enfila son jean et profita de ce moment de quiétude pour se glisser hors de la chambre sans que Malicia ne lui crie de rester tranquille.
Il n'en pouvait plus de rester tranquille, il avait besoin de bouger.
L'obscurité extérieure et le calme dans les allées du motel l'informèrent rapidement que ce n'était pas le matin, mais bien le milieu de la nuit. Ce n'était pas grave. La nuit, c'était ce qu'il préférait. Le moment idéal pour se faufiler sans un bruit et récolter des informations. Il fit rapidement le tour de l'endroit et créa un plan mental de toutes les issues existantes. Il s'aventura un peu sur les routes, où les véhicules étaient rares, juste pour s'assurer qu'il n'y avait rien qui puisse indiquer qu'ils étaient suivis, écoutés ou surveillés d'une quelconque manière. Il savait que Malicia s'était déjà chargé de ça, et il lui faisait confiance, vraiment, mais il avait besoin de vérifier par lui-même.
Il avait fait preuve de négligence une fois, il n'y aurait pas de répétition.
Il resta dehors une bonne heure, puis rejoignit la chambre tout aussi furtivement qu'il l'avait quittée. Les filles dormaient toujours, et il laissa échapper un souffle de soulagement. Il n'était vraiment pas d'humeur à encaisser des reproches supplémentaires. Il piocha un des donuts dans la deuxième boîte que Malicia avait ramené – il en prit un simplement au sucre, pour laisser le dernier à la confiture à Laura et celui au chocolat à Malicia – puis décida d'aller prendre une douche.
Une fois propre, les cheveux encore humides, il se sentit revigoré et audacieux. Il grimpa sur le lit de Malicia et veilla à se mettre par-dessus les couvertures avant de s'allonger à ses côtés. Elle émit un petit grognement alors qu'elle bougeait inconsciemment pour lui laisser un peu de place puis, après quelques secondes de latence, ouvrit brusquement les yeux avec un mouvement de recul.
— Rémy ! protesta-t-elle.
— Tout va bien, il y a les couvertures, se défendit-il aussitôt.
Elle lui jeta un regard noir, mais prit le temps de constater qu'en effet, il avait été prudent. Cela ne l'empêcha de se renfrogner et de reculer encore un peu. Au moins, elle n'essayait pas activement de le pousser hors du lit. Il prit ça comme un signe encourageant.
— Chère, s'il te plait. J'ai besoin de ça. Nous avons besoin de ça.
Il n'avait pas l'intention d’insister davantage. Si elle refusait encore, il la laisserait tranquille. Elle n'objecta pas tout de suite. Elle sembla surprise, puis peinée. L'agacement était toujours là, à la surface, mais il y avait tellement plus derrière. Rémy aurait voulu lui prendre la main. Il aurait voulu l'embrasser et la prendre dans ses bras. Il aurait voulu pouvoir réparer tout ce qui s'était cassé. Il ne pouvait pas à cause de ses pouvoirs, mais surtout parce qu'elle ne le laissait même pas essayer.
— Ok, finit-elle par souffler après un instant hésitation.
Il sourit, et posa sa tête sur le deuxième oreiller du lit. Elle resta à distance, à l'abri de ses couvertures, mais elle le regardait. Sa colère était encore palpable, une colère qu'il ne comprenait pas bien, mais suffisamment pour savoir qu'elle n'était pas intentionnelle.
— Je suis désolé, prononça-t-il doucement.
Elle ferma les yeux. Elle ne dit rien pendant un moment, et laissa passer la colère, la peine, l’animosité.
— Tu n’as pas à t’excuser.
— Je t’ai menti. Je t’ai mise en danger. Je t’ai imposée mes souvenirs et je t’ai mise dans une situation compliquée sans te prévenir. Tu as toutes les raisons d’être en colère, et je m’en excuse.
Elle pinça les lèvres, puis rouvrit les yeux.
— Rémy…Je ne suis pas…je ne suis pas vraiment en colère contre toi.
Cette déclaration le prit de court. Il pensait…elle était…Il fronça les sourcils, confus, mais ne posa pas de questions. Il sentait qu’il n’aurait pas de réponse. A nouveau, il regretta l’épaisseur de tissu entre eux, l’impossibilité de chercher sa main au milieu des draps, le manque de connexion physique pour suppléer à celle psychique, qui était abimée. Il pivota pour se mettre sur le dos et plaça ses mains derrière sa tête alors qu’il regarda le plafond de la chambre de motel, d’un blanc devenu jaunâtre avec le temps.
— Je n’en reviens pas qu’on soit ici, ensemble. Tous les trois, je veux dire. Ça semble si simple et si improbable en même temps. Bien sûr la situation est compliquée, et dangereuse, mais je me dis que si on a réussi à préserver ça, on peut réussir à tout arranger. Tu ne penses pas, chère ?
Malicia ne répondit rien.
Chapter Text
— C'est une très mauvaise idée.
Malicia ignora complètement sa remarque. Son attention était focalisée sur ses notes alors qu'elle essayait de ne rien oublier.
— Malicia.
Elle prétendit ne pas entendre. Il savait qu'elle entendait. Il savait qu'elle l'ignorait volontairement. Il serra les dents.
— Anna.
Elle releva la tête vers lui et le fusilla du regard.
— Je n'ai pas demandé ton opinion, Rémy.
Cela dissipa le peu de patience qu'il lui restait et il abattit son poing contre le minuscule bureau de la chambre.
— Je te la donne quand même ! gronda-t-il avec colère. C'est stupide ! C'est dangereux ! C'est inutile !
Les narines de la jeune femme se dilatèrent alors qu'elle inspirait pour maîtriser sa propre frustration.
— Ce n'est pas inutile. Laura a besoin de ses affaires. Toi aussi.
— Je n'ai besoin de rien.
Malicia expira et roula des yeux.
— Bien, tu n'as besoin de rien. Laura, si. Et tu le sais.
Rémy voulut protester, mais il ne pouvait pas. Pas en pensant à la couverture jaune, aux animaux en plastique, aux livres, à l'étagère qu'ils avaient montée, aux dessins accrochés sur le frigo, à tout ce qu'ils avaient accumulé et construit depuis leur emménagement dans l'appartement.
— Ça reste trop dangereux.
Malicia avait décidé de faire un voyage jusqu'à leur ancien immeuble, pour récupérer des objets. Des vêtements. Des souvenirs. Ils n'étaient même pas sûrs que leurs affaires y étaient toujours. Peut-être que tout avait été vidé. Et même si tout était intact...c'était complètement insensé de retourner là.
— J'y vais, je prends ce dont on a besoin, je fais un détour avant de revenir. Rapide, efficace, risque minimum.
— Non.
— Je le répète : je ne demande pas ton opinion, et certainement pas ton autorisation.
La colère bouillonna en Rémy. Elle était têtue et agaçante, et pour une fois il n'avait pas envie d'être le pacifiste des deux. C'était hors de question qu'elle...
— Arrête ça, décréta Malicia avec un bruit agacé de la langue. Tu sais aussi bien que moi que tu t'y opposes parce que c'est moi qui le fait. Si tu en avais la possibilité, tu le ferais toi-même.
— J'ai été entraîné pour !
— Et moi j'ai des pouvoirs plus adaptés !
Rémy grommela une insulte sur ces stupides nouveaux pouvoirs. Elle ne lui avait toujours pas donné d'explication claire sur leur origine, ni sur leur étendue exacte. Certes, il l'avait vue voler, mais ça ne justifiait pas que...
— Je serai prudente, reprit Malicia d'un ton plus doux.
Elle le regarda avec sincérité, et il ne pouvait pas remettre en cause ses bonnes intentions. Elle ne faisait pas ça pour le provoquer personnellement. L'idéal aurait été qu'ils puissent y aller tous les deux, mais c'était hors de question de laisser Laura seule, et encore plus de la ramener près de leur ancien appartement, sans savoir ce qui se trouvait là-bas. Rémy n'aimait pas l'idée que Malicia y retourne et se mette à nouveau en danger pour eux. Pour lui. Il voulut objecter une dernière fois, mais le souvenir de Laura emmitouflée dans sa couverture jaune l'en empêcha.
— D'accord, capitula-t-il avec un soupir. Donne-moi une feuille, je fais te faire la liste de ce qu'il faut récupérer.
* * *
Malicia s'absenta presque une journée complète. Rémy savait que c'était normal. Il était nécessaire qu'elle prenne son temps et qu'elle fasse des détours pour brouiller les pistes et s'assurer qu'elle n'était pas suivie. Il avait beau le savoir, cela ne l'empêcha pas pour autant de mourir d'inquiétude pendant chaque seconde où elle fut absente.
C'était une mauvaise idée. Ils auraient pu faire sans. Ils auraient pu racheter de nouvelles affaires. Reconstruire. C'était un risque trop grand, qui ne valait pas la peine. Il n'aurait pas dû donner son accord. Il n'aurait pas dû la laisser y aller seule. C'était une mauvaise idée, c'était une mauvaise idée, c'était une mauvaise idée.
Et puis Malicia revient, les bras chargés de trois valises. Et de la couverture jaune.
Le sourire de Laura, la manière dont elle serra sa couverture contre son visage, la lumière dans ses yeux alors qu'elle retrouvait ses petits animaux, ses livres, ses affaires, son expression alors qu'elle les montrait un par un à Rémy, comme des précieux trésors inestimables, et la mauvaise idée cessa de l'être.
— Merci, dit-il à Malicia plus tard dans la soirée, quand Laura fut endormie, entourée de toutes ses affaires retrouvées.
— Ne me remercie pas. C'était ce que j'avais à faire.
* * *
Le lendemain, Malicia reçut un appel de Mystique avec les informations nécessaires pour rejoindre un nouveau logement. Après une dispute sur la meilleure manière de procéder, Rémy s’éclipsa pendant la nuit pour voler un véhicule, et ils quittèrent enfin le motel. Le trajet fut à la fois grisant et tendu. A l’excitation du vol s’ajoutait la perspective d’être enfin libéré de cette maudite chambre. La possibilité d’enfin pouvoir construire quelque chose de nouveau. Même l’humeur grincheuse de Malicia – qui s’était opposé au vol de voiture, ce qui était ridicule. Elle faisait appel à sa mère criminelle pour trouver un logement, mais Rémy ne pouvait pas commettre une toute petite infraction sans incidence ? – ne suffit pas à contaminer la sienne. Il avait l’impression d’avoir retrouvé un peu de contrôle sur sa vie.
— Ça va être bien, hein petite ? lança-t-il avec un regard vers le rétroviseur. Nouveau départ !
Installée à l'arrière, Laura regardait le paysage défiler. Elle se tourna à son interpellation et répondit avec un sourire confus. Elle ne comprenait sans doute pas. Bah, ce n'était pas grave. Rémy lui montrerait quand ils seraient arrivés. Nouveau logement, nouvelle liberté, nouveau départ. Le plus important, c'était qu'ils soient tous les trois.
Il déchanta bien vite en découvrant l'appartement. Il n’était pas intégré à un immeuble comme celui où il vivait avant, mais faisait partie d’un lotissement, composé de six unités habitables indépendantes.
Six très petites unités habitables.
La pièce de vie prenait la majorité de la place, avec un coin aménagé en cuisine, composé du strict minimum. Ce n'était pas le grand luxe, mais c'était mieux que le néant absolu du motel. A l'arrière se trouvait la salle de douche et l'unique chambre, qui abritait un lit double et une commode abîmée.
— Je vais prendre le canapé, décida Malicia une fois qu'ils eurent terminé le – rapide – tour du propriétaire. Il faudra que tu dormes avec Laura.
— Ce n'est pas avec Laura que je veux dormir.
La jeune femme lui adressa un regard irrité avant d'aller ouvrir les volets. Le logement se trouvait en retrait des autres, et donnait sur la cour commune aux six locations. Tout à l'extrémité d'un chemin en pierre se trouvait un local destiné aux poubelles. Ils n'avaient croisés aucun voisin, ni même le propriétaire. Leur clé avait simplement été déposée dans une boîte aux lettres, à l'entrée du lotissement.
Rémy connaissait les activités de la mère adoptive de Malicia. C'était un logement éphémère, utilisé comme point de chute entre deux crimes. Il était bien situé, au calme, à l'écart de tout. Il n'y avait surement pas de bail, et s'il y en avait un, il était tout aussi éphémère et pas sous leurs vrais noms. Ce qui était une bonne chose. Similaire à ce qu'il aurait demandé à la guilde.
Malicia passa ses doigts sur le rebord de la fenêtre, et souffla sur la pile de poussière qui s'était formée. Laura, elle, s'était arrêtée dans un coin de la pièce, le nez en l'air alors qu'elle observait une araignée qui avait tissé sa toile près du plafond. Rémy soupira, et alla ouvrit les quelques placards de la cuisine en espérant y trouver de quoi faire le ménage.
* * *
Rémy commençait à retrouver une notion du temps. Il dormait moins, et il s'était passé assez de choses ces deux derniers jours pour cadrer la journée. Ils étaient en fin de soirée. Il faisait noir dehors. Laura dormait dans la chambre, étalée au milieu du grand lit. Malicia était dans le salon, sur le canapé. Elle lisait.
Alors qu'il s'approchait d'elle, il réalisa que ce n'était pas le cas. Elle ne lisait pas, elle écrivait. Dans son carnet avec toutes ses notes sur le remède. Ses effets, sa régularité, son ressenti. Cette fois, Rémy ne chercha pas à lire par-dessus son épaule. Il s'installa à l'autre extrémité du canapé, songea à ramener ses genoux près de sa poitrine, à se replier sur lui-même, mais c'était déjà la position dans laquelle était Malicia.
— On a jamais parlé de ce que tu comptais faire maintenant. Pour tes pouvoirs.
Elle ne leva pas le nez de son carnet, mais cessa d'écrire. Elle ne répondit rien, alors il se racla la gorge et posa une question plus précise.
— Tu vas les recontacter ?
— Non. Je ne peux pas.
En effet. A cause de lui.
— Mais tu en as encore en stock, n'est-ce pas ? J'ai vu le flacon, tu as dû le récupérer avec le reste. Non ?
Une partie de lui était convaincue que c'était une des raisons pour lesquelles elle avait tant insisté pour y retourner. Il ne jugeait pas. Il comprenait.
— Je les ai jetés dans les toilettes. Je n'en veux plus.
Rémy fronça les sourcils. Ce n'est pas la réponse qu'il attendait. Il ravala sa surprise et se força à maintenir la conversation aussi calme qu'elle était.
— Pourquoi ? demanda-t-il simplement.
Elle haussa les épaules. Lu une phrase dans son carnet. Ajouta une note. Rémy pinça les lèvres.
— Tu avais une réserve. On aurait pu...
— Tout n'est pas à propos de nous, Rémy, le coupa-t-elle sèchement.
Les yeux verts étaient posés sur lui, à présent. Agacés. En colère. Distants. Il soupira.
— Je n'allais pas dire ça. Je me fous de ça, Anna. Mais tu aurais pu avoir une alternative. Un filet de rattrapage, au cas où. Je ne comprends pas....
Il ne termina pas sa phrase. Il y avait beaucoup de choses qu'il ne comprenait pas à propos d'elle ces derniers jours. Il voulait comprendre, mais elle ne voulait pas parler. Ils allaient droit dans le mur, et il ne savait pas comment ralentir les choses.
— Je veux juste être sûr que tu vas bien, souffla-t-il finalement en soutenant son regard.
La colère s'y dissipa. Elle se mordit la joue, posa son carnet sur sa poitrine et relâcha une longue expiration pour achever de se calmer.
— Je sais. Je suis désolée. Je...
Elle hésita, ses yeux plongés dans les siens. Il attendit, pour la laisser venir à son rythme. A son plus grand regret, elle détourna le regard et brisa la connexion fragile qu'ils avaient réussi à recréer.
— C'est mieux comme ça, Rémy. Crois-moi.
Il n'y croyait définitivement pas.
* * *
Avoir à nouveau une cuisine était une libération. C'était ce que Rémy se répétait trois fois par jour en préparant les repas. Ce n'était pas aussi bien que la cuisine de leur appartement, et ils manquaient de beaucoup d'ustensiles, mais au moins, il pouvait préparer des vrais repas et n'avaient plus à manger de la nourriture facile à emporter en permanence. Même s'il restait frustré de ne pas pouvoir faire les courses librement et acheter les ingrédients qu'il voulait. Malicia était encore nerveuse, constamment sur ses gardes, et limitait les déplacements à l'extérieur. Une partie de lui avait envie de se rebeller mais l'autre partie approuvait. Faire profil-bas, c'était le plus intelligent actuellement. Ils devaient laisser les choses retomber. Attendre encore un peu, sans doute encore changer de logement, et puis après, ils pourraient tenter de retrouver une vie normale. Aussi normale que possible, parce que c'était hors de question d'à nouveau relâcher leur garde comme ils l'avaient fait. Comme Rémy l'avait fait.
Il lâcha sa préparation des yeux pour chercher Laura et se rappeler qu'elle était là, qu'elle allait bien. Que le pire avait été évité.
Assise à l'unique table de l'appartement, la petite fille était en compagnie de Malicia. Elles faisaient des exercices scolaires. C'était Laura qui avait demandé, à la surprise des deux adultes. Ils avaient tenté de lui expliquer que ce n'était pas obligé, qu'ils pouvaient faire une pause sur ça pour le moment, mais elle avait insisté, dans une détermination silencieuse. Elle aussi avait besoin de retrouver des actions familières. Rémy faisait les repas et Laura apprenait à écrire. Exactement comme avant.
Elle ne parlait toujours pas, mais traçait soigneusement les mots que Malicia lui dictait. Ses progrès avaient été fulgurants et il y avait de moins en moins de mots sur lesquelles elle hésitait. Elle ne faisait pratiquement aucune faute d'orthographe, non plus. Peut-être était-ce un effet indirect du fait qu'elle ne parlait pas – l'écriture des mots passait avant la phonétique – ou peut-être était juste l'esprit de Laura qui analysait et retenait avec une précision déconcertante. Il n'y avait plus débat sur le fait de l'envoyer à l'école ou non, maintenant, mais l'absence d'une vision professionnelle sur les capacités d'apprentissage de l'enfant se faisait de plus en plus ressentir.
— C'est super Laura !
La voix de Malicia était dénuée de colère. Elle n'était que douceur et encouragement. Enfermée dans une bulle avec la petite fille, elle semblait être détendue pour la première fois depuis des jours. Rémy sourit, et oublia le repas pour les observer un peu plus longtemps.
— Regarde, ces deux lettres ensemble, le a et le u, ça forme le son "au". Tu l'entends ? "Au".
Moins de deux semaines plus tôt, Laura aurait répété le son, l'aurait prononcé avec application, puis aurait fait de même avec le mot entier. Aujourd'hui, elle se contentait d'écouter attentivement Malicia, ses lèvres résolument fermées. La jeune femme lui sourit sans commenter son silence, et lui donna quelques mots de plus à recopier avant de bifurquer vers une autre leçon.
— Je crois que c'est assez d'écriture pour aujourd'hui. Tu veux faire quelques calculs ?
Le visage de Laura s'illumina et Malicia rit avant de lui donner des calculs à résoudre. Des additions, des soustractions, et le mélange des deux. Plus elles avançaient, plus les calculs devenaient complexes et les doigts de la petite fille ne furent plus suffisants pour l'aider à compter et à montrer les réponses. Cela ne l'arrêta pas pour autant, et elle se débrouilla pour calculer de tête et ensuite noter les réponses sur son cahier d'écriture. Malicia dissimula sa surprise du mieux qu'elle put, mais Rémy pouvait voir qu'elle était aussi impressionnée que lui. Lui-même n'était pas vraiment surpris, il commençait à être habitué. C'était ce que Laura était. Impressionnante.
Après quelques calculs supplémentaires, la jeune femme fit poser son crayon à l'enfant et la regarda avec sérieux.
— Tu es une petite fille vraiment intelligente, tu sais ça ?
Laura sourit timidement, avec cette expression qui ne leur permettait jamais de savoir si elle comprenait vraiment le sens des mots, ou si elle appréciait la gentillesse sans saisir la signification complète.
— Je veux que tu le retiennes Laura. Peu importe ce qui se passe à partir d'aujourd'hui, je veux que tu saches que tu es intelligente, et importante. N'en doute jamais, d'accord ?
Le sourire de Laura s'effaça alors qu'elle la contemplait en retour, en silence, les yeux affûtés et attentifs. Encore une fois, il était difficile de dire si elle comprenait ce que Malicia venait de lui dire, ou si elle percevait juste le sérieux dans sa voix. Mais elle écoutait, et peut-être qu'un jour l'écho de ces mots lui reviendraient.
Malicia se remit à sourire, et ramassa le crayon pour le tendre à nouveau à la petite fille.
— Je crois qu'on a fait assez d'exercices pour aujourd'hui. Tu peux dessiner si tu veux. Un lion, tu penses pouvoir me dessiner un lion ?
Sa voix était redevenue légère et détachée, et l'attitude de Laura se calqua dessus. Elle ne tarda pas à gribouiller, et Rémy retourna à la préparation du repas, le cœur étrangement alourdi.
* * *
— Arrête de bouger.
— Je n'ai pas bougé !
Malicia ignora son affirmation et palpa son torse. Rémy se retint de lui rappeler qu'elle n'était pas médecin. Peu importe ce qu'elle avait lu sur internet, c'était surement inexact. Il savait que sa commotion était partie depuis jours. Ses côtes, il leur faudrait le temps qu'il faudra, mais rester confiné comme elle forçait à l’être ne changerait pas grand-chose.
— Je vais bien, chère.
Elle expira, puis lui mit une petite tape sur l'abdomen. Légère, mais suffisante pour le faire reculer et grimacer de douleur alors qu'elle roulait des yeux.
— Bien sûr, tu vas bien, ironisa-t-elle.
Il lui jeta un regard noir et reprit son t-shirt. Il préférait l'autre manière de jouer au docteur.
— J'admets que tu vas mieux, ajouta-t-elle d'un ton songeur. Tu dors moins, tu es plus dynamique. Tu n'as plus de migraine, n'est-ce pas ?
Il secoua la tête. Sa dernière migraine remonta à plusieurs jours, au motel.
— Bien.
Elle s'approcha de lui et posa sa main sur sa joue. Elle le scruta un instant puis capitula.
— Tu dois continuer à faire attention, d'accord ? Je sais que tu as un trop-plein d'énergie à dépenser mais...j'ai besoin que tu fasses attention à toi Rémy.
Il posa sa main par-dessus la sienne et pressa le tissu du gant contre sa joue. Il pouvait sentir la chaleur de ses doigts à travers. C'était la plus grande proximité qu'ils avaient eu depuis des jours.
— Je fais toujours attention, chère. Tu n'as pas besoin de t'inquiéter autant.
— Je sais.
— Même si je suis content que tu veilles sur moi. Sur nous. Je ne pense pas avoir pensé à te remercier.
Seul un sourire teinté de tristesse lui répondit.
* * *
La météo était ensoleillée et douce, comme une invitation à sortir. Quitter leur rythme de vie recluse et revenir vers le monde extérieur. Ils en avaient donc profiter pour se balader et visiter les alentours de leur nouvel appartement. C'était un coin un peu perdu, mais cela leur permit de se retrouver en pleine nature seulement après quelques minutes de marche. Des herbes hautes, des arbres, des fleurs. Rémy songea pour la première fois qu'en plus de tout le reste, ils avaient perdu leur parc. Le parc où il emmenait Laura si souvent, là où il l'avait entendue rire pour la première fois, le parc de leur premier rendez-vous, les balançoires, le toboggan, les canards.
Alors qu'il marchait là, dans ce nouvel environnement inconnu, il réalisa l'ampleur de tout ce qu'ils avaient laissé derrière eux. Son cœur se tordit d'amertume, mais il l'ignora en faveur de l'instant présent. Laura qui avait enfin la possibilité de courir à nouveau, de toucher les arbres, de regarder les insectes, de ramasser des feuilles, des fleurs et des cailloux. Malicia qui avançait à ses côtés, en silence, mais qui l'autorisa à prendre sa main et à la serrer dans la sienne. Un retour au monde apaisé, presque réparateur.
Alors qu'ils marchaient tous les trois sous le soleil, il suffisait de fermer les yeux pour oublier les derniers jours. Le temps d'une promenade, ils eurent l'impression d'être revenu à cet instant avant que tout bascule, quand ils marchaient au bord de l'eau, quand tout allait encore bien.
* * *
La nuit était déjà bien avancée. Rémy dormait sans vraiment dormir. Il était allongé, les yeux fermés, Laura à côté de lui. Il écoutait sa respiration, se calquait dessus, se rassurait de l'entendre si proche et apaisée. Lui-même sombrait dans le sommeil par à-coups, et se réveillait après quelques minutes ou plus, déréglant sa notion du temps et de son environnement.
Lorsqu'il reprit conscience pour la énième fois, il lui fallut quelques secondes pour réaliser que ce n'était pas les digressions de son esprit qui avait provoqué ce réveil-ci, mais bien du bruit dans la pièce voisine. Laura dormait toujours profondément à ses côtés, et il la déplaça avec délicatesse avant de s'extirper des draps pour sortir de la chambre.
La pièce principale était toujours plongée dans la pénombre, uniquement éclairée par les rayons de la lune qui passaient par la fenêtre. Debout au milieu de la pièce, il reconnut la silhouette de Malicia. Elle s'était figée à l'instant où il avait ouvert la porte de la chambre, à la seconde où il était apparu et l'avait prise sur le fait. Il ne pouvait pas voir son visage à cause de l'obscurité, mais il sut instantanément.
— Tu n'allais même pas dire au revoir, cette fois ?
Il fut surpris par le ton de sa propre voix, par la résignation qu'il y entendit. Est-ce qu'il s'en doutait, au fond de lui ? Le comportement de Malicia ces derniers jours avait été tellement différent, tellement distant. Elle s'était repliée sur elle-même. Oui, il s'en doutait. Il avait déjà vécu ce scénario, il avait reconnu les signes. Il avait juste refusé de les interpréter.
Maintenant, il n'avait plus le choix que de s'y confronter.
Elle ne répondit pas. Les yeux de Rémy s'ajustèrent à l'obscurité, il la discerna un peu mieux. Elle l'observait avec ce qu'il devina être des regrets, mais il n'arriva pas à faire preuve de compassion. A la place, ce fut la colère qui émergea de son cœur brisé, de ce témoignage de lâcheté. Qu'elle l'abandonne à nouveau était une chose, mais qu'elle le fasse pendant la nuit, sans un mot, sans une explication, sans un instant de considération envers Laura qui s'était attachée à elle, qui l'aimait, qui allait la réclamer et souffrir de son départ...
L'énergie pulsa dans ses doigts et il serra les poings pour dissimuler l'émotion que son pouvoir trahissait. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration puis les rouvrit avec détermination.
— Je ne t'attendrai pas encore pendant six ans, Anna. Je ne peux pas recommencer ça. C'est trop douloureux.
Elle fit un pas en arrière sous l'impact de ses mots puis baissa la tête.
— C'est mieux comme ça, murmura-t-elle.
Elle avait déjà dit ça, l’autre soir. A propos du remède. Ou peut-être qu’elle n’avait jamais parlé du remède. Rémy ne savait pas pour qui c'était mieux. Certainement pas pour lui. Encore moins pour Laura. Et malgré tout ce qu'elle pouvait essayer de prétendre, il savait que ce n'était pas mieux pour elle non plus.
— Est-ce que tu peux au moins me dire pourquoi ?
Il la vit secouer la tête, raffermir sa prise sur son sac. Son cœur déjà brisé éclata en morceaux dans sa poitrine alors qu'elle prenait la direction de la porte, et se retournait pour lui adresser un dernier regard.
— Je suis désolée.
Cette fois, il n'y eut pas de promesse de revenir.
Chapter 24
Notes:
Attention que ce chapitre insiste bien sur la partie "hurt" du hurt/comfort, mais c'est un passage nécessaire.
Chapter Text
Le premier jour après le départ de Malicia, Rémy ne sortit pas du lit. Il avait l'impression d'être englué dans un mauvais rêve, alors que les flammes de souffrance dans sa poitrine étaient plus destructrices que jamais.
Il avait oublié à quel point ça faisait mal. Il avait oublié cette sensation agonisante de déborder d'un amour qui n'avait nulle part où aller, et qui devenait l'arme qui lui transperçait le cœur un peu plus profondément à chaque respiration.
* * *
Trois jours après le départ de Malicia, la peine avait commencé à se muer en colère. Elle était partie, elle les avait abandonnés derrière eux. Après des jours à leur faire subir sa mauvaise humeur et sa tyrannie, elle les avait jeté comme de vieilles chaussettes, parce qu'elle était égoïste et froide et incapable d'aimer avec la même intensité que lui l'aimait.
Il était prêt à tout donner pour leur relation. Il avait essayé de tout réparer, de reconstruire, de faire tenir. Il avait vraiment voulu que ça fonctionne, mais au final, il avait été le seul à tenir les pièces branlantes de quelque chose qui n'était destiné qu'à s'écrouler.
Il aurait voulu noyer tout ça, les pièces cassées, son cœur arraché, sa colère aveuglée. Il aurait voulu boire et s'en échapper, ne serait-ce que pour quelques heures, comme il le faisait six ans plus tôt. Mais il ne pouvait pas. Il ne pouvait plus, parce que cette fois, il n'était pas seul dans sa souffrance.
Laura était là.
Laura qu'il fallait protéger. Laura qu'il fallait surveiller. Laura qu'il fallait nourrir, et distraire, et ne pas inquiéter.
Alors, pour Laura, Rémy sortit du lit. Il résista au besoin de boire, de se noyer, de se perdre dans l'alcool et la dépravation. A la place, il préparait des repas qu'il mangeait sans appétit, il nettoyait de la poussière avant qu'elle n'ait le temps de se poser, il restait aux aguets pour traquer les dangers extérieurs. Tout ce qu'il faisait était forcé, mais au moins, il le faisait. Au moins il était toujours là.
Laura ne posa aucune question. Elle n'exprima rien. Elle mangeait, elle dormait, elle regardait Rémy sans un mot quand il restait prostré et triste tous les matins dans le grand lit. Elle ne réclamait rien et ne faisait pas de bruit. Elle était discrète. Effacée. Redevenue l’ombre silencieuse qu’elle était au début. Rémy ne chercha pas à la ramener vers la lumière. Il n’avait plus l’énergie.
* * *
Il détestait cet appartement. Il était trop petit, pas assez pratique, trop étroit. Il n’était pas chez eux et ne pourrait jamais l’être. Il ne comprenait pas pourquoi Malicia avait insisté pour qu’ils viennent ici, pourquoi elle s’était prise la tête avec Mystique, pourquoi elle était partie rechercher leurs affaires et avait investi tant d’énergie pour simplement les abandonner dans la foulée.
Tant d’efforts pour s’assurer qu’ils puissent dépérir en sécurité.
* * *
Au cinquième jour, il devint évident que Laura ne supportait plus l’enfermement. Elle passait ses journées le nez collé à la fenêtre. En parallèle, le peu de réserves qu’ils avaient dans les placards se vidait, le linge sale s’accumulait, le temps suspendu commençait à dérailler.
Cinq jours qu’ils n’avaient pas mis un pied hors de l’appartement. Cinq jours à manger des conserves et des fonds de tiroir. Cinq jours de mauvaise humeur. Cinq jours à se cloitrer dans le malheur et l’apitoiement. Cinq jours infiniment longs et désertiques.
Malicia était partie. Elle ne reviendrait pas. Rémy devait l’accepter.
Au cinquième jour, il prit une douche, s’habilla, et emmena Laura acheter des fruits et légumes frais.
* * *
— Malicia.
La petite voix de Laura était claire au milieu de la foule. Elle avait redressé la tête, son nez levé vers le ciel, comme s'il était capable de répondre à sa demande.
C’était le premier mot qu’elle prononçait depuis des jours. Un mélange d’amertume et de colère se mélangèrent dans la poitrine de Rémy, et il baissa sèchement la tête de l’enfant pour dissimuler son visage.
— Malicia n'est pas là. Reste discrète.
Laura émit un petit bruit contrarié mais obéit et fixa à nouveau le sol alors qu'ils traversaient des trottoirs encore inconnus. Rémy l’avait habillée comme un petit garçon, d'un jean et d'un t-shirt. Ses longs cheveux étaient attachés en un chignon qu'il avait caché sous une casquette. Ils devaient être plus prudents qu'avant.
Il se sentait vide à l'intérieur, et pourtant Laura, la traque potentielle et la nécessité d'être constamment sur ses gardes aspiraient l'énergie qu'il n'avait pas. Il était en colère contre Malicia d'être partie comme elle l'avait fait, mais une partie de lui comprenait. Une partie de lui avait envie de faire la même chose, de tout abandonner et de s'enfuir pour un monde où les responsabilités n'existaient pas.
Il saisit la main de Laura et la serra fort au creux de la sienne alors qu'il la tirait à travers la foule.
— Il ne faut pas traîner.
* * *
Rémy grogna alors que la douleur pulsait dans l'ensemble de sa cage thoracique. Cela ne le stoppa pas pour autant alors qu'il se redressait jusqu'à toucher ses genoux. Il maintint la position pendant dix secondes, qu'il décompta entre ses dents serrées, puis relâcha et se laissa tomber en arrière. Son dos entra en collision avec le sol, relâchant une autre explosion de douleur, mais il s'en moquait. D'une certaine manière, il appréciait ça, ce rappel à la réalité, cette sensation charnelle après des jours passés dans un état presque second. Oui, il avait mal. Non il n'était pas guéri. Mais il existait. Il ressentait des choses au-delà du vide intérieur qui le rongeait depuis le départ de Malicia. D'Anna.
Alors que les gouttes de sueur coulaient sur son front, il prit une inspiration et recommença. En temps normal, il faisait cent abdominaux dans une séance de sport quotidien. Blessé et après plusieurs jours de relâche, il espérait quand même en faire la moitié. Ses muscles le lui feraient sans doute payer le lendemain, mais c'était bien. Avoir mal physiquement, c'était exactement ce dont il avait besoin.
* * *
Laura dormait mal. Sans surprise, les cauchemars étaient revenus depuis le jour où ils s'étaient fait poursuivre. Chaque nuit, Rémy l'entendait gémir. Et pleurer. Elle ne criait pas, n'appelait pas, ne se réveillait même pas. Elle subissait. Parfois il l'appelait, la forçait à émerger pour revenir dans la réalité. D'autres fois, il lui parlait doucement sans la déranger, avec l'espoir qu'elle entende et que ça l'apaise. Il essayait, mais chaque nuit, il se sentait un peu plus impuissant.
* * *
Si Laura dormait mal, Rémy, lui, ne dormait presque plus. Les insomnies, les heures passées à contempler l'obscurité, la fatigue qui martelait sa tête sans parvenir à contourner le flot de pensées, de doutes et de remises en question. Il ne dormait pas, et quand il finissait par tomber d'épuisement, c'était à son tour de faire des cauchemars.
Il revivait cette après-midi, l'attaque, la course-poursuite, la panique et la peur. Son cerveau transformait les évènements, il y perdait Laura, ou Malicia, ou les deux. Il se retrouvait pris au piège d'un trou noir, à hurler pour qu'elles reviennent, à demander pardon, à ne pas comprendre ce qui s'était passé, pourquoi, comment. Alors qu'il chutait dans l'obscurité, la confusion, la solitude, les remords et la perte achevaient de l'engloutir.
Il se réveillait en sursaut dans le lit qui n'était pas le sien, dans une chambre qu'il n'aimait pas. Laura était là, endormie près de lui, mais Malicia manquait à l'appel, et il devait se forcer à se rappeler qu'elle était vivante, que c'était ce qu'elle avait choisi, qu'il n'était pas responsable.
Responsable ou non, endormi ou éveillé, le trou noir était le même, et la chute semblait sans fin.
* * *
C’était un mauvais jour. Il n'y avait plus de bons jours, mais celui-là était particulièrement mauvais. Rémy avait peu, et mal, dormi. Il venait de découvrir des tâches d'humidité par-dessus la fenêtre de leur appartement. L'évacuation de l'évier s'était cassée et l'avait forcé à passer 2h à manipuler des tuyaux répugnants, sans outil approprié, pour une réparation temporaire. Il n'avait pas envie de gérer ce genre de problème. Il n'avait envie de rien gérer.
Ce qu'il n'avait définitivement pas envie de gérer, c'était Laura qui jouait près de la fenêtre ouverte, et qui agitait ses mains en direction de l'extérieur, avec ses griffes en métal sorties et visibles par tout le monde.
Rémy réagit au quart de tour. En une seconde, il saisit l'enfant et la tira violemment à l'intérieur. Il claqua la fenêtre avant de se tourner vers la petite qu'il tenait par le bras, et la secoua avec colère.
— Qu'est-ce que tu fais !? Rentre ça ! Tout de suite !
Laura répondit avec un souffle contrarié, vexée d’avoir été interrompue. Ses sourcils étaient froncés et son regard mécontent.
— Ne me regarde pas comme ça, gronda Rémy en haussant la voix. Tu sais que c'est interdit ! Tu sais que c'est dangereux ! Tu crois que je fais tout ça pour quoi ? Pour que tu t'amuses à montrer tes griffes à tout le voisinage ? Tu veux qu'on nous repère ? Tu veux encore qu'on déménage ? Vraiment Laura, tu crois que ça m'amuse ? J'en ai putain de marre de tout ça, j'en ai MARRE.
Le visage de l'enfant se chiffonna sous l'émotion, mais elle parvint à retenir ses larmes. Sans un mot, elle rétracta ses griffes et tenta de reculer, pour être aussitôt bloquée par la poigne de Rémy autour de son bras.
Elle leva vers lui ses grands yeux verts remplis de terreur, et il la lâcha aussitôt, comme électrocuté. A la seconde où elle fut libre, Laura fila se réfugier dans la chambre, aussi vive et agile qu'une proie vers son terrier.
Rémy resta pétrifié, l'écho de sa propre voix résonnant dans ses oreilles. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine alors que le dégoût se mélangeait aux restes de colère. Sa gorge était serrée, les mots asséchés avec un instant de retard. Il était monstrueux. Ignoble. Laura n'avait rien fait, et il lui hurlait dessus comme si elle était responsable de la situation. Les battements s'intensifièrent à l'intérieur de lui, de plus en plus puissants, trop puissants pour que ça puisse juste être son cœur. Il baissa les yeux vers sa main, celle qui tenait Laura un instant plus tôt, et constata que des gerbes d'étincelles en jaillissaient sous l'impulsion de ses émotions.
Merde.
Il ferma les paupières, tenta de respirer un instant. Sa tête était douloureuse, son corps hurlait de détresse et d'épuisement, son cerveau n'était plus qu'une bouillie infâme incapable de l'empêcher de hurler sur la seule chose qui avait de la valeur dans sa vie.
Plutôt que s'apaiser, l'énergie continua de déferler à l'intérieur de lui. Il devait l'évacuer.
Il se précipita vers la porte et quitta le misérable appartement. Il ne pouvait pas...il ne devait pas...incapable de trouver une meilleure solution, il prit la direction du local à ordures, celui où les résidents allaient poser leurs poubelles dans un immense container. Il s'assura de refermer la porte derrière lui, puis posa ses mains sur le container rempli de déchets. Il ferma les yeux alors que son pouvoir pulsait dans ses doigts, plus puissant et chaotique que jamais. De longues secondes s'écoulèrent alors que tout se déversait. La rage, le dégoût, la fatigue, la culpabilité, la terreur, la solitude, la peine, la douleur, l'amertume, absolument tout ce qu'il ressentait sans pouvoir l'exprimer passa de ses doigts au plastique. Une fois complètement déchargé de tout ça, Rémy fit demi-tour et quitta le minuscule local. Il veilla à nouveau à fermer la porte derrière lui, puis se laissa tomber sur le sol.
Il se sentait vide. Anéanti.
Malicia était partie, alors que Laura nécessitait présence et protection plus que jamais.
Il se retrouvait tout seul, complètement dépassé et sans la moindre perspective de solution. Il avait envie de hurler, non pas contre Laura, mais contre le monde entier.
Son cri et ses larmes se noyèrent dans l'explosion assourdissante du local à ordures.
* * *
Il n'était pas sûr de combien de temps s'était écoulé. Peut-être quelques minutes, peut-être une heure. Sans doute pas une heure.
Dans ses doigts, le picotement d'énergie était toujours là, différent de d'ordinaire. Il ne savait pas si c'était quelque chose dont il devait s'inquiéter. Est-ce que ses pouvoirs pouvaient changer ? Est-ce qu'une mutation pouvait muter ? Il n'avait personne à qui poser la question, personne avec qui partager ses craintes.
Il n'avait personne, sauf une petite fille de sept ans qui devait le détester.
Laura était recroquevillée dans un coin de la chambre. Son visage était enfoui entre ses genoux et dissimulé par ses longs cheveux. Elle pleurait en silence. Rémy pouvait le voir aux légers soubresauts qui agitaient son corps. Cela lui tordit le cœur, et il eut envie d'aller la chercher et la serrer contre lui pour la consoler, mais c'était un droit qu'il avait perdu.
A la place, il s'arrêta à quelques pas d'elle et s'installa à son tour sur le sol en moquette.
— Laura, je suis désolé, dit-il doucement.
Elle ne sembla pas réagir, mais il nota la manière dont son corps s'immobilisa, dont ses petits doigts se contractèrent contre sa peau. Elle écoutait.
— Je n'avais aucun droit de m'énerver comme ça, continua-t-il. Tu ne méritais pas ça. Tu n'avais rien fait de mal, et je n'aurais jamais dû te crier dessus.
Evidemment qu'elle ne méritait pas ça. Elle était si douce, si calme et conciliante. Elle n'était qu'une enfant qui faisait de son mieux pour s'adapter à une vie bien trop compliquée. Une pauvre gamine qui avait eu le malheur de s'attacher à lui et qui s'était mise à le considérer comme la meilleure personne de l'univers, alors qu'il n'était qu'un pauvre type perdu et incompétent.
Le plus triste était de réaliser qu'il était effectivement la meilleure personne de son univers à elle. Et elle était ce qu'il avait réussi de mieux, même s'il s'était complétement foiré.
Il s'était comporté en sombre connard.
Toute sa vie, il avait détesté les gens qui le jugeait à cause de ses yeux. Toute son enfance, il s'était senti exclu et différent à cause de quelque chose qu'il n'avait pas demandé. En grandissant, ses pouvoirs kinétiques s'était éveillé et il avait passé des années à apprendre à les maitriser. De longs moments d'entraînement pour mieux les comprendre et se les approprier. Il était aux premières loges pour assister aux déboires de Malicia avec ses propres pouvoirs, à la relation compliquée qu'elle avait avec elle-même et avec les autres tout ça parce qu'elle se retrouvait seule pour gérer des capacités qu'elle ne contrôlait pas. Parce que le monde les isolait et les rejetait, lui, elle, tous les mutants. Le monde leur répondait qu'ils étaient anormaux, contre-nature, dangereux, qu'ils devaient se cacher et utiliser leurs pouvoirs le moins possible.
Rémy détestait ça. Il avait toujours méprisé cette mentalité et les impacts négatifs que cela avait sur tous les jeunes mutants abandonnés dans leur détresse.
Et voilà qu'il faisait exactement la même chose avec Laura. Il lui apprenait à se cacher, à avoir honte de ce qu'elle était, de qui elle était. Il lui avait hurlé dessus comme si elle était responsable de l'existence de ses griffes, comme si elles n'étaient pas une partie d'elle toute aussi précieuse que le reste.
Un abruti fini doublé d'un hypocrite, voilà ce qu'il était.
— Je suis fatigué, petite, admit-il dans un souffle. La fuite, la surveillance permanente, ne pas savoir où on sera demain, avec qui, est-ce que tu seras en sécurité ? Je donnerai ma vie pour que tu sois en sécurité, mais le fait est que je ne peux pas le faire parce que si je donne ma vie, tu n'auras plus rien et....je suis juste terrifié à l'idée de ne pas y arriver. Tu comprends ça ?
Le picotement se raviva dans ses doigts, et il se força à inspirer plusieurs fois pour garder le contrôle. Sa gorge lui faisait mal, sa tête, son cœur…Le reste des mots sortit tout seul, douloureusement honnêtes.
— Je suis terrifié et fatigué et Malicia me manque et tu es sans doute trop jeune pour comprendre, mais son absence me fait mal et j'aimerais juste...
Sa voix se cassa et les larmes revinrent dans ses yeux. Il s'obligea à se concentrer sur une tache sur la moquette pour ne pas les laisser couler et reprendre un minimum de contenance. Il se sentait pathétique et misérable.
— J'aimerais que tout redevienne comme avant, murmura-t-il. C'était si bref mais on avait réussi à trouver un équilibre, tous les trois. On était heureux, on était comme une famille, et je crois que c'est ce que j'ai toujours voulu. Pour toi, pour moi. Et maintenant on a tout perdu, petite, et je suis désolé de n'être rien de plus que ce type pitoyable qui te hurle dessus sans rien avoir à t'offrir.
Il déglutit douloureusement et appuya sur ses yeux du bouts de ses doigts. Sa tête lui faisait mal, son cerveau bourdonnait dans la confusion de ses pensées et de ses émotions refoulées. Son corps hurlait de fatigue et son cœur lui donnait l'impression d'avoir été haché en petits morceaux.
Des petits doigts se posèrent sur sa joue avec une délicatesse infinie et il retira ses mains pour poser le regard sur Laura. Elle avait quitté son coin de pièce pour venir s'agenouiller en face de lui. Ses joues étaient irritées par les larmes, mais ses doigts assurés alors qu'elle les pressait contre la joue de Rémy.
— Malicia me manque, répéta-t-elle de sa petite voix, reprenant les mots de Rémy pour lui exprimer qu'elle aussi avait mal.
Il laissa échapper un rire amer. Bien sûr que Laura souffrait aussi. Bien sûr qu'elle avait mal tout autant que lui suite au départ de Malicia. Les traces des larmes étaient toujours visibles sur les joues de l'enfant et Rémy utilisa sa main pour les essuyer doucement.
— Je suis désolé petite, s'excusa-t-il à nouveau.
Laura secoua la tête, et descendit ses mains pour les poser sur le torse de Rémy, là où se trouvait son cœur. Elle resta immobile un instant, et Rémy se rappela ce que Malicia avait dit sur son ouïe. Percevait-elle les battements de son cœur différemment ? Pouvait-elle entendre chacun des morceaux qui hurlait sa douleur et sa solitude ?
Laura appuya contre sa poitrine, tout doucement, et se laissa aller en avant jusqu'à être blottie contre lui.
— Laura aime Rémy, murmura-t-elle.
Il referma ses bras autour d'elle et la serra doucement. Son menton posé sur la tête de l'enfant, il ferma les yeux et inspira. Son odeur, sa présence, sa gentillesse et sa tendresse en dépit de tout ce qu'elle avait vécu. Il n'était pas sûr de mériter ça, mais il était reconnaissant qu'elle accepte de les lui offrir malgré tout.
— Moi aussi je t'aime petite.
Elle s'agrippa un peu plus fort à lui. Son visage était enfoui et invisible, mais son étreinte était suffisamment parlante pour que Rémy réalise à quel point ces mots étaient importants. Laura était chaude serrée ainsi contre lui, et il resta un moment immobile à profiter de son contact. Il devina qu'elle faisait de même, qu'elle trouvait du réconfort dans sa chaleur et ses pulsations à lui, sans doute plus souvent qu'il ne le réalisait. Le monde devait être si différent, quand on en percevait chaque détails avec plus d'acuité que la plupart des gens.
Après un long moment de silence, lorsque Rémy sentit que ses émotions étaient plus stables et son énergie légèrement rechargée, il bougea de manière à se détacher de Laura. Elle parut confuse, et un peu mécontente du changement soudain de position, mais il y avait toujours quelque chose d'important qu'il devait rectifier. Il la repositionna face à lui de manière à pouvoir la regarder, et lui attrapa gentiment les mains avant de prendre la parole.
— Laura, prononça-t-il en caressant la jointure de ses doigts avec ses pouces. Je veux reparler de ce qui s'est passé tout à l'heure.
La petite fille baissa la tête, la mine coupable, et tenta de ramener ses mains vers elle, mais Rémy les maintint solidement entre les siennes.
— Non, la corrigea-t-il avec douceur. Tu n'as rien fait de mal. Je t'ai crié dessus, et je t'ai reproché d'avoir sorti tes griffes, mais c'est moi qui avait tort. Depuis le début, j'ai tort. Je ne veux pas que tu aies honte de tes griffes, petite. Elles font partie de qui tu es, et c'est normal que tu sois curieuse et que tu ressentes l'envie de les sortir de temps en temps.
Il lâcha une de ses mains pour lui soulever le menton et s'assurer qu'elle le regardait alors qu'il parlait. Ses grands yeux verts étaient un peu humides et remplis de confusion, et Rémy lui sourit pour la consoler.
— A vrai dire, je suis même fier de toi, petite. Je vois tous les efforts que tu fais, et à quel point tu es obéissante, même quand mes consignes sont bancales. Mais je veux être certain que tu saches que ce n'est pas toi le problème, ni tes griffes, ni mes yeux. C'est le monde dehors qui est le problème. Il faut se cacher parce que les autres sont dangereux. Mais toi ? Toi tu n'as rien fait de mal et je veux que tu saches ça, Laura. Tu n'as aucune raison d'avoir honte de ce que tu es. Jamais.
L'humidité dans les yeux de Laura était toujours là, mais son regard était stable. Elle écoutait. Peut-être qu'elle ne comprenait pas tout, mais les mots étaient entendus, et Rémy veillerait à ce qu'ils soient répétés dans les jours, les semaines et les années à venir. Il ne laisserait pas cette enfant grandir dans la honte.
— Et donc, lança-t-il d'un ton plus léger. Il est temps de rectifier les règles. Tes griffes doivent rester cacher quand on est dehors, ou quand il y a d'autres gens avec nous. Mais à l'intérieur, quand c'est juste toi et moi ? Tu as le droit de les sortir. Je promets de ne plus me fâcher pour ça. Alors lâche-toi, petite.
Elle le scruta un instant avec suspicion, comme si c'était un piège, puis pencha la tête sur le côté d'un air interrogateur.
— Oui, maintenant, confirma-t-il en pressant une dernière fois ses mains avant de les libérer.
Laura se mordilla la lèvre, et observa ses propres mains pendant un instant. Elle jeta à nouveau un coup d'œil à Rémy, puis lentement, avec une précaution maitrisée qui le surprit, elle laissa ses griffes sortir de sa chair. Quelques gouttes de sang s'échappèrent, faisant grimacer Rémy au passage, non pas parce qu'il n'aimait pas le sang, mais parce que Laura sembla complètement indifférente à la sensation de sa peau perforée. Il contempla les deux lames tranchantes un instant, réalisant à quel point il s'agissait véritablement d'armes, d'une modification artificielle par-dessus une mutation naturelle. Elles étaient la preuve du passé de Laura, la matérialisation de ce que sa vie aurait pu être. Froide, rigide, sanglante. Mais elle s'était échappé de tout ça, et maintenant ces deux lames n'appartenaient plus à un projet gouvernemental top secret. Elles n'étaient plus des armes de destruction en devenir. Elles étaient juste l'extension physique d'une petite fille qui ne savait pas encore quoi en faire, mais qui avait encore toute la vie devant elle pour le décider.
— Elles sont tout aussi jolies que toi, dit Rémy en tapotant le nez de Laura, qui rit doucement avant de regarder sa main, ses griffes, comme si elle les découvrait pour la toute première fois.
Chapter 25: Cacophonie
Notes:
Il est enfin temps de mettre Malicia au centre de la scène ! J'espère que vous apprécierez ce chapitre spécial <3
Chapter Text
Elle était Rémy. Son esprit hurlait qu'il fallait protéger Laura. Que c'était le plus important. Les images, les souvenirs, les informations déferlaient mais Laura, Laura était l'élément central.
Elle était Malicia. L'énergie et le pouvoir de Rémy crépitait dans ses veines alors qu'elle tenait son corps inanimé entre ses bras. Elle se sentait assiégée par des pensées qui ne lui appartenaient pas, elle était en colère, elle avait peur, elle voulait s'assurer qu'il allait bien, elle devait retrouver Laura et la protéger, elle était encerclée et en danger. Elle devait se battre et les protéger.
Elle était Rémy, elle découvrait l'expérience X-23, le laboratoire, Laura. L'horreur et la rage s'abattaient sur elle comme elles s'étaient abattues sur lui, et la même conviction persistait. Il fallait protéger Laura, protéger Laura, protéger Laura.
Elle était Malicia. Elle pensait avoir mis hors-jeu tous leurs assaillants, mais ils étaient plus nombreux que ce qu'elle avait estimé. A côté d'elle, Laura était en panique et s'accrochait au corps toujours inanimé de Rémy. Elles devaient partir, trouver une autre cachette, mais la petite fille n'était pas en état de comprendre, pas en état d'écouter, il fallait qu'elle se calme. Malicia la prit dans ses bras et la serra contre elle. Elle lui murmura que tout allait bien aller, qu'elle allait les protéger, puis elle lui embrassa gentiment le front.
Elle était Laura. La peur. La panique. La confusion. Des flashs de pièces blanches, d'objets tranchants, de sang qui giclait sur le sol, sur les murs, sur le plafond. Les bruits, les odeurs, la lumière, ses sens étaient saturés, elle avait envie de hurler mais elle ne pouvait pas, le son était bloqué dans sa gorge, dans sa poitrine, dans son cœur dont la douleur était la seule de son corps à ne jamais guérir.
Elle était Malicia, dans la chambre du motel. Rémy et Laura étaient avec elle, endormis. Ils étaient en sécurité, elle y avait veillé. Dans sa poitrine, son cœur cognait sous les émotions. Dans sa tête, son cerveau étaient déchiré par toutes les nouvelles informations. Elle avait mal quand elle respirait, elle avait envie de pleurer, de hurler, de tout casser, mais elle ne pouvait pas, parce qu'ils étaient toujours inconscients, à cause d'elle, et qu'elle devait s'assurer qu'ils allaient bien.
* * *
Elle était Anna. Elle était jeune et naïve. En face d'elle, Rémy la dévorait des yeux et elle se sentait flattée. Il dit quelque chose de stupide et elle gloussa. Il lui prit la main, le tissu des gants entre leurs peaux.
— Tu es si belle, Anna, murmura-t-il.
Elle était heureuse.
Elle était Rémy qui se glissait dans les couloirs d'un manoir, dans l'obscurité, aussi souple et furtif qu'un chat. L'assurance débordait d'elle alors qu'elle n'avait aucun doute sur sa capacité à récupérer le butin.
Elle était Laura enfermée dans une cage, seule, terrifiée, ses sens saturés par l'odeur du désinfectant et la luminosité des spots au plafond.
Elle était Cody. Elle courait dans les champs, le vent sur son visage. Elle riait, elle était heureuse et insouciante, au milieu de ses amis. Elle se souvenait avoir ressenti tout ça elle aussi, avant que tout ne bascule, quand elle était Anna et pas Cody.
Elle était Malicia. Elle discutait avec Esteban. Elle l'interrogeait sur le remède, son origine. Il lui assurait que tous les mutants impliqués dans les recherches étaient volontaires, comme elle. Il promettait que c'était un beau projet. Elle le croyait.
Elle était Rémy des années plus tôt, ivre d'alcool, ivre d'amour, ivre de chagrin et de désespoir.
Elle était Laura, écartelée sur une table d'opération, sans anesthésie, sans explication, comme un cobaye inanimé mais capable de tout entendre, de tout ressentir, qui hurlait de douleur jusqu'à ne plus avoir de voix.
Elle était Carol, à sa remise de diplôme. Elle terminait avec les honneurs et les félicitations de ses professeurs. Elle était pleine d'ambitions et de rêves, sa vie entière s'étendait devant elle.
Elle était Esteban. Elle visitait des laboratoires, récoltait des échantillons. Dans les dossiers, il y avait des codes, des lettres, des chiffres. T-14. P-9. E-18. X-23. Q-2. Elle se sentait satisfaite.
Elle était Laura la première fois qu'elle avait mordu dans une barre chocolaté, submergée par la surprise, le plaisir, ses papilles en exaltation avec la saveur sucrée.
Elle était Carol, à l'émergence de ses pouvoirs. Elle avait peur, mais elle était aussi impressionnée. Elle imaginait une réalité où elle pourrait être une héroïne, aider les gens, changer le monde. Elle avait peur mais elle avait confiance en ses capacités.
Elle était Rémy qui utilisait son pouvoir. L'énergie parcourait son corps, électrisante, vivifiante, crépitante.
Elle était Laura, blottie contre sa mère, les yeux fermés, l'odeur de désinfectant momentanément remplacée par celle d'un parfum sucré.
Elle était Rémy, enfant. Elle se regardait dans un miroir et fixait ses yeux rouges et noirs. Elle les détestait, détestait, détestait – non, non, elle aimait ces yeux, elle les aimait plus que tout. Des larmes s'en échappaient, incroyablement banales et humaines pour être produit par les yeux du Diable.
Elle était Cody, qui venait de récupérer une dissertation. Elle avait eu une bonne note. Elle avait hâte de rentrer chez elle pour la montrer à ses parents. Elle était fière.
Elle était Carol. Elle commençait à se faire une réputation en tant qu'héroïne. Elle faisait du bien autour d'elle, mais ça ne plaisait pas à tout le monde. Elle avait des ennemis, mais elle n'avait pas peur. Elle n'avait pas peur.
Elle était Anna. Elle était perdue. Elle suivait Mystique aveuglément, parce que c'était plus facile que de réaliser qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle voulait faire, de qui elle voulait être. Mystique lui avait demandé de toucher une héroïne, pour récupérer des infos. Elle n'avait pas précisé quelles infos. Elle ne connaissait pas cette femme, mais c'était un ordre, alors elle obéit.
Elle était Carol. Elle sentait son énergie être aspirée. Elle ne connaissait pas la jeune femme face à elle, elle ne comprenait pas pourquoi, mais elle n'arrivait pas à se libérer. Elle ne pouvait pas se défendre. Elle avait peur.
Elle était Anna. Elle était terrifié et voulait relâcher son emprise, mais Mystique s'était mise par-dessus elle et la forçait à garder le contact. Des souvenirs qui ne lui appartenaient pas se déversaient dans sa tête et elle était Carol, elle était Anna, elle était Carol, elle était Anna. Elles hurlèrent en même temps.
Elle était Rémy, dans un lit avec elle. Ils étaient plus jeunes, au tout début de leur relation. Et déjà, elle pouvait ressentir l'amour qui débordait de sa poitrine, l'admiration, la passion, l'envie, et la patience. Elle était amoureuse – non, il était amoureux, et convaincu qu'il voulait passer le reste de sa vie à ses côtés.
Elle était Laura dans les bras de Rémy, qui inspirait l'odeur d'après-rasage, d'épices et de fumée. Elle se sentait bien. En sécurité. Jamais au monde elle ne s'était sentie autant en sécurité que dans ces bras-là.
Elle était Malicia. Elle venait de prendre le remède pour la première fois. Elle ne se sentait pas différente. Elle était terrifiée. Terrifiée qu'il ne fonctionne pas. Terrifiée de toucher quelqu'un et de l'absorber. Terrifiée à l'idée de voler une autre vie. Elle toucha la main d'un des volontaires, prête à rompre le contact à la moindre perturbation d'énergie. Rien ne se passa.
Le remède fonctionnait. Temporairement, mais il fonctionnait. Elle pensa à Rémy. Elle eut envie de lui parler. De le retrouver, de le toucher, de tout partager. Elle pensa à Cody, à son sourire, à son innocence. Elle pensa à Carol, à ses autres pouvoirs, à tout ce qu'elle avait fait. Le remède fonctionnait, mais il ne guérirait pas ceux qui le méritaient vraiment.
Elle était Esteban, dans le couloir de l'immeuble, la première fois qu'ils avaient croisés Rémy. Et Laura. Elle regarda l'enfant se jeter dans ses propres bras, sauf qu'elle n'était pas elle, elle était Esteban, et elle était surprise. Elle pensa la reconnaître, mais elle n'était pas sûre.
Elle était Laura, dans le couloir. Elle entendait Rémy et elle se disputer. A côté d'elle, un homme inconnu – non, non, elle le connaissait, c'était Esteban, c'était récent, c'était devant son appartement – se penchait vers elle pour lui murmurer une lettre et un nombre. X-23. La terreur la paralysa.
Elle était Esteban. Sa gorge lui faisait mal. Il suffoquait. L'air ne passait plus et il n'avait pas la force de se dégager. Il allait mourir. Il allait mourir.
Elle était Malicia. Ses mains étaient refermées autour de la gorge d'Esteban. Les souvenirs déferlaient. Les années de mensonges, les cachotteries, la vérité derrière le remède. Laura, les autres enfants, les laboratoires, les expériences. La cruauté à l'état brut, en toute connaissance de cause. Elle serra ses mains plus fort. Carol approuva.
Elle était Rémy, enfant, qui se détestait.
Elle était Rémy, peu après leur rencontre, qui réalisait qu'il était tombé amoureux d'elle.
Elle était Rémy, le cœur brisé après son départ.
Elle était Rémy, qui la détestait, qui la maudissait, qui souffrait à cause d'elle, et qui pourtant, continuait de l'aimer.
Elle était Rémy après qu'ils se soient retrouvés. Toujours émerveillé à chaque fois qu'il la voyait. Toujours subjugué à chaque fois qu'il l'entendait. Toujours aussi amoureux, en dépit de tout ce qu'elle lui avait fait subir.
Elle était Malicia, devant le corps inanimé de Rémy. Elle ne savait pas s'il allait se réveiller. Elle avait envie d'appeler à l'aide, de hurler sa détresse, d'expliquer qu'elle avait peut-être tué l'homme qu'elle aimait, le seul qui l'aimerait jamais, mais elle ne pouvait pas, car ils devaient faire profil bas. Protéger Laura. Laura qui était en danger à cause d'elle. A cause de son besoin d'avoir un remède. Laura qui avait souffert pour qu'elle puisse avoir ce remède. Ses pensées se bousculaient, ses émotions, ses souvenirs, ses idées. Elle ne savait plus qui elle était, où elle était, alors elle se concentrait sur Rémy qui continuait de respirer, Rémy qui devait se réveiller. Elle avait besoin de lui.
Elle était penchée par-dessus la cuvette des toilettes de son ancien appartement. Dans l'eau, les derniers comprimés du remède flottaient. Elle n'en voulait plus. Elle ne pouvait plus imaginer les prendre en sachant ce qui se cachait derrière. Elle resta longtemps immobile, à les regarder se décomposer. Elle pensa à Rémy, à ses mains sur sa peau, aux baisers échangés, à leurs nuits passées ensemble. Les larmes coulèrent sur ses joues alors qu'elle regrettait de ne pas en avoir plus profité.
Les larmes coulaient encore sur ses joues lorsqu'elle referma la porte de l'appartement, sa valise à la main, Rémy à l'intérieur. Il ne l'attendrait pas. Tant mieux. Il n'aurait pas dû l'attendre la première fois. Elle ne le méritait pas. Ça aurait été mieux qu'ils ne se retrouvent jamais. Mieux qu'ils ne connaissent pas le bonheur éphémère qu'ils avaient pu connaître, pendant ces quelques semaines. Un bonheur complètement faux, alors qu'elle les mettait en danger. Elle devait partir. C'était mieux comme ça.
Elle était agenouillée au milieu d'un studio à peine meublé. Son visage était enfoui entre ses mains alors qu'elle pleurait sans savoir la souffrance de qui elle exprimait. Était-ce Laura ? Rémy ? Carol ? Esteban ? Cody ? Dans sa tête, les souvenirs se bousculaient, les voix hurlaient, les émotions s'entrechoquaient. C'était si bruyant, si dévastateur qu'elle n'arrivait même plus à discerner sa propre détresse.
* * *
Malicia avait rapidement perdu le fil des jours. La moitié du temps, elle le passait incertaine de sa propre identité. L'autre moitié, elle le passait à dormir ou à pleurer. Et dans les poignées d'heures vaguement cohérentes qu'il lui restait, elle partait espionner Rémy. Parce qu'elle ne pouvait pas s'en empêcher. Parce qu'elle avait besoin de savoir qu’ils allaient bien.
C'était une torture, d'aller les voir. Ils lui manquaient. Elle voulait aller les retrouver. Elle voulait s'excuser auprès de Rémy. Elle voulait prendre Laura dans ses bras. Elle voulait leur dire qu'elle les aimait, et que c'était parce qu'elle les aimait qu'elle était partie. Elle voulait arrêter de les aimer si fort, juste pour pouvoir retourner auprès d'eux.
Elle avait l'impression de devenir folle, seule dans ce studio, à ressasser le passé. Son passé et celui des autres, sans pouvoir distinguer lequel appartenait à qui. Dans ses rêves, elle était Carol. Dans ses cauchemars, elle était Rémy, elle était Laura, elle était Cody ou Esteban. Plus jamais elle n'était Anna.
De toute façon, elle ne voulait plus l'être. Anna était celle qui avait brisé le cœur de Rémy la première. Anna était celle qui avait ôté la vie à Cody, et à Carol. Anna était celle qui avait cru à la possibilité absurde d'un remède et qui avait participé à la souffrance de beaucoup trop de personnes. Anna devait disparaître.
Elle se regardait dans un miroir, et elle voyait son visage, le même que sa mère. Elle voyait les yeux verts de son père. Un alcoolique. Un lâche. Un fuyard. Elle était sa digne héritière. Elle voyait des yeux rouges et noirs, ceux que le jeune Rémy détestait et qu’elle affectionnait tellement. Elle voyait des yeux bleus, ceux de Carol, ceux de Cody, plein de rêves et d'avenir, symboles de vies coupées trop tôt. Elle voyait les yeux verts de Laura, similaires aux siens mais différents, des yeux innocents qui avait déjà trop vu et trop vécu. Elle voyait Malicia, au milieu de tout ça, sans savoir qui elle était, qui elle voulait être.
Pas Anna, se répétait-elle. Pas Anna. Anna avait fait trop de mal.
La porte du studio s'ouvrit, et elle se détourna du miroir. Ses poings étaient fermés, ses dents serrées. Elle n'attendait personne. Personne ne savait qu'elle habitait là. Elle était prête à se battre, même si elle n'avait plus rien à protéger.
Rien, à part Rémy, et Laura, qui se tenaient là, dans l’entrée de son studio. Les yeux verts croisèrent les rouges, et il ne dit qu'un mot.
— Anna.
Chapter 26
Notes:
Je crois que ce chapitre est celui que tout le monde attend depuis le début. Il est tellement important pour cette histoire. J'ai mis des jours à l'écrire et au final, il est bien plus long que ce que je prévoyais. Tellement long que j'ai été obligée de le couper en deux ! J'espère que vous l'apprécierez, et comme toujours, je remercie ceux qui prennent le temps de laisser des commentaires. C'est grâce à vous que cette histoire est arrivée jusqu'ici et que Rémy et Malicia ont enfin l'occasion de réparer tout ce qu'ils ont à réparer.
Bonne lecture !
Chapter Text
Rémy mit quelques jours à aligner les indices. Mais plus il les collectait, plus il réalisait à quel point l'évidence était sous son nez.
Une évidence qui passait par Laura.
Laura qui levait la tête pendant qu'ils se promenaient, et qui reniflait le ciel avant de tirer sa manche.
Laura qui se stoppait en pleine activité pour écouter au loin, avant de sourire sans un mot.
Laura qui pointait dans des directions où rien ne se trouvait, avec conviction et entêtement.
Laura qui prononçait le nom de Malicia de manière soudaine, sans raison visible. Ni audible. Ni olfactive. Pour lui.
Laura et ses sens surdéveloppés, à un point que Rémy ne pouvait même pas imaginer.
— Hey petite, demanda-t-il un jour alors qu'ils marchaient dans la nature, et que Laura avait levé le nez pour renifler. Tu crois que tu peux la retrouver ? Remonter jusqu'à elle ?
Laura le contempla pendant un bref moment, avant de fermer les yeux pour renifler à nouveau. Ses sourcils se froncèrent alors que ses narines s'agitaient comme celles d'un animal sur la piste d'une odeur. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, son expression avait changé.
Avec un sérieux et une détermination incroyablement mature, elle hocha la tête.
Oui, elle pouvait.
* * *
— Anna.
Sa surprise était visible alors qu'elle passait les mains sur ses joues pour essuyer des larmes qui n'existaient pourtant pas. Elle n'eut pas le temps de faire plus, encore moins de dire quelque chose, que Laura se précipita vers elle. Avec l'insouciance d'une enfant simplement heureuse de la retrouver, elle engloba les jambes de la jeune femme dans une étreinte serrée.
Malgré son regard confus, celle-ci ne rejeta pas l'élan d'affection. Au contraire, elle s'accroupit et, en prenant soin de garder leurs visages éloignés l'un de l'autre, elle rendit le câlin.
Rémy lâcha un petit souffle de soulagement. C'était plutôt bon signe qu'elle ne réagisse pas en les mettant immédiatement à la porte. Le câlin des deux filles s'étira plus longtemps qu'il ne l'aurait cru, et quand Malicia relâcha finalement Laura, elle leva vers lui un regard davantage empreint de curiosité que de colère.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda-t-elle simplement.
Pas de rancœur, pas d'animosité. Peut-être même une forme d'apaisement, de les voir là tous les deux. Rémy fit un pas dans le minuscule appartement. Un studio, à vrai dire. Un studio poussiéreux et tout aussi éphémère que leur appartement, qui servait de transit et de cache lors de missions criminelles. Est-ce qu'elle avait négocié avec Mystique pour avoir non pas un mais deux logements ? Est-ce qu'elle avait vraiment prévu de partir depuis le début ?
Il nota la manière dont elle n'avait pas complètement lâché Laura, toujours accroupie, ses mains sur les épaules de la petite fille, comme pour la garder à proximité.
Ils lui avaient manqués.
Rémy croisa les bras sur sa poitrine alors qu'un élan de colère grimpait à l'intérieur de lui. Mais celui-ci se dissipa bien vite et le ton avec lequel il répondit était calme.
— Tu n'es jamais vraiment partie, prononça-t-il comme une évidence.
Pas une question, pas un reproche. juste un fait. Elle ne les avait jamais vraiment quittés. Il fit un autre pas vers elle.
— Tu as continué de t'assurer qu'on allait bien. On est en droit de te rendre la pareille, non ?
Encore un pas, avant de lui tendre la main. Elle cligna des yeux, surprise. Puis lentement et avec une réticence évidente, elle posa ses doigts au creux de la paume de Rémy. Il l'aida à se relever et une fois qu'elle fut face à lui, il raffermit sa poigne pour solidifier le contact entre eux, en dépit du gant, en dépit des jours écoulés et de la souffrance encore vive.
— Comment vas-tu, chère ? demanda-t-il avec un sourire en coin, quelque part entre la séduction et l'ironie.
Les doigts de la jeune femme se contractèrent entre les siens dans un mouvement d'émotion incontrôlé, juste avant qu'elle ne se mette à pleurer avec la même brutalité qu'une branche qui se rompait sous la pression des émotions.
Rémy ne s'était pas préparé à ça. Il s'attendait à de la colère. Des cris. Une dispute. Il s'attendait à devoir batailler pour lui faire entendre raison.
Il s'attendait à ne pas la trouver du tout.
Mais définitivement, il ne s'attendait pas à la trouver dans un tel état de vulnérabilité.
Maintenant qu'il y était confronté, il réalisait qu'il aurait dû l'envisager.
Il attira Malicia vers lui, la guida pour qu'elle pose sa tête contre son et posa son menton sur sa tête, profitant de l'épaisseur protectrice de ses cheveux, et émit des bruits délicats de réconfort.
Plusieurs minutes s'écoulèrent. Malicia pleurait contre lui, Laura les observait à distance, l'expression intriguée, et Rémy aurait presque pu croire que rien ne s'était passé. Qu'ils n'avaient jamais été séparés, que c'était juste un autre moment à trois, un moment à eux, parmi tous les autres qu'ils avaient partagés.
D'une certaine façon, ça l'était.
Les larmes de Malicia s'apaisèrent peu à peu. Rémy la sentit se détendre brièvement alors qu'elle relâchait une longue inspiration. Et puis brusquement, ses émotions changèrent et son chagrin se transforma en colère. Elle abattit ses poings contre son torse, pas assez fort pour le blesser, mais suffisamment pour transmettre son mécontentement.
— Tu dois arrêter de faire ça ! rugit-elle en reculant. Tu es impossible !!
Ses poings continuaient de le marteler, et Rémy encaissa les coups dans un mélange de confusion et d'envie de rire. Il lui attrapa les mains pour la stopper et elle s'immobilisa face à lui. Le vert de ses yeux brillait de fureur mais cela ne l'intimida pas le moins du moins.
— Je devrais être celui qui est en colère, tu ne penses pas ?
Elle se dégagea de sa poigne d'un geste sec, et sa puissance le surprit. Il fit un demi-pas en arrière et se remémora qu'elle avait des nouveaux pouvoirs. Des pouvoirs dont il ignorait presque tout, si ce n'est qu'elle pouvait voler et qu'elle était puissante. Ses coups auraient pu faire de réels dégâts, si elle l'avait voulu.
— Justement ! s'emporta-t-elle. Tu devrais être en colère contre moi. Tu devrais me détester ! Me haïr ! Qu'est-ce que tu fous ici, Rémy ? Pourquoi tu es revenu ? Tu as dit....tu as dit que tu ne me pardonnerais pas, cette fois, et tu devrais t'y tenir ! Je ne mérite pas...Je ne veux pas....
Son énergie indignée retomba et ses yeux se firent incertains. Elle battit des paupières et tenta de se retourner, mais Rémy la rattrapa. Il la força à le regarder en face, faisant fi de sa potentielle super-force ou de sa colère alors qu'il plongeait ses yeux dans les siens.
— Tu veux que je te déteste, Anna ?
— Ne m'appelles p...
— Je t'appelle comme je veux. Si tu veux vraiment que je te déteste, tu ne peux pas m'imposer comment t'appeler. Tu ne peux pas avoir le privilège de rester à proximité, de nous surveiller, et m'imposer de ne pas venir te retrouver. Si tu veux que je te haïsse, vas-y, pars. Disparais. Change de pays, de nom, d'identité. Evapore-toi. Je n'ai pas la capacité de te retenir, on le sait tous les deux. Si tu veux vraiment partir, pars, et dans ce cas, je promets de te haïr.
Ses mains étaient posées sur les épaules de la jeune femme, mais il n'exerçait pas de pression dessus. Ses yeux étaient rivés aux siens alors qu'il laissait un moment de silence, un instant en suspens pour qu'elle se décide.
Elle ne bougea pas.
Elle resta devant lui, comme elle était restée près d'eux tout ce temps. Des larmes perlèrent à nouveau aux coins de ses yeux, mais elles ne coulèrent pas, parce que ce n'était plus son tour. C'était le tour de Rémy, qui laissa échapper un petit rire nerveux malgré lui. Le silence se prolongea un instant de plus, et quand il reprit la parole, sa voix était plus distante. Incertaine. Vulnérable.
— Je t'ai détestée, admit-il à voix basse. Ces derniers jours. Ces dernières années. Je t'ai vraiment détestée, comme tu attends de moi que je le fasse. Mais je ne peux pas, Anna. Peu importe à quel point j'essaye, peu importe à quel point je te déteste, ce n'est pas assez puissant pour oublier à quel point je t'aime.
Il approcha son visage de celui de la jeune femme. Elle ne réagit pas, perdue dans son regard et dans ses paroles. Il se râcla la gorge.
— Je t'aime, Anna, répéta-t-il avant d'effleurer ses lèvres avec les siennes.
Le contact fut léger, mais suffisant pour qu'il sente son énergie passer vers elle. Il se concentra, espérant lui transmettre cette vérité, cet amour, cette passion démesurée qu'il avait pour elle, puis fut contraint de s'éloigner alors qu'un vertige s'emparait de lui. Il tituba jusqu'à une chaise et s'y laissa tomber. Il mit quelques secondes à retrouver ses esprits, et quand il parvint à reporter à nouveau son attention sur Malicia, elle n'avait pas bougé. Elle se tenait à l'endroit où il l'avait laissée, les yeux fermés, l'extrémité de ses doigts posés sur sa bouche alors que de nouvelles larmes silencieuses coulaient le long de ses joues.
Il inspira lentement, expira, stabilisa ses pensées. Les doutes l'envahirent, accompagnés de remords.
— Malicia, je suis...
— Non, le coupa-t-elle. N'y penses même pas.
Il se tut. Elle n'avait pas ouvert les yeux. Le silence envahit la pièce. Dans un coin, Laura s’était mise à jouer avec des moutons de poussière, sa présence tellement discrète qu'elle en était presque oubliée par les adultes. Rémy se frotta les yeux, le visage. Il était fatigué. Non, plus que ça. Il était exténué. Il voulait en finir avec tout ça, mais ils ne pouvaient pas continuer à prétendre que tout allait bien. Ils ne pouvaient pas juste reprendre leur relation où elle s'était arrêtée comme si rien ne s'était produit.
Une partie de lui savait que Malicia était en train de suivre le même cheminement, et d'arriver à la même conclusion. Son expression lorsqu'elle rouvrit enfin les yeux le confirma.
— Il faut qu'on parle, dit-elle simplement. De tout. Depuis le début.
Il acquiesça.
* * *
Ils parlèrent longtemps. Ils avaient énormément de choses à se dire, et cette fois, ils n'avaient plus rien à perdre. Cela devait être dit, ou la souffrance et la séparation des derniers jours deviendrait la seule solution. Au début, ce fut surtout Malicia qui parla, parce que Rémy avait déjà transmis la plupart de ce qu'il avait à exprimer à travers leurs deux derniers baisers, et elle savait déjà. Elle savait déjà à quel point il l'aimait, à quel point il avait souffert. Elle connaissait sa douleur, sa solitude, sa colère. Elle savait pour l'alcool, pour ses activités illégales et risquées, pour toutes les fois où il avait mis sa vie en danger parce que l'adrénaline et le danger lui permettaient momentanément d'oublier son cœur brisé. Elle savait qu'il l'avait attendue, pendant des années, persuadé de ne jamais pouvoir guérir d'elle.
Maintenant c'était à son tour de tout lui partager.
* * *
— Je n'ai jamais cessé de penser à toi, confia Malicia d'une voix douce.
Elle s'était assise sur le lit, et s'était accordé un moment de silence avant de finalement prendra la parole. Ses yeux cherchèrent ceux de Rémy, avec une tendresse qu'il avait eu peur de ne jamais retrouver et elle lui offrit un sourire presque penaud.
— Au début je me suis accrochée à la promesse que je t'avais fait, de revenir un jour. J'étais sincère en la faisant, et j'avais l'intention de la tenir. Mais les semaines ont passé. Et puis les mois. Et plus le temps passait, plus je me sentais perdue. J'avais l'impression que je n'arriverais jamais à trouver ce dont j’avais besoin, et je n'avais pas la moindre idée de ce que je cherchais.
La tendresse de son regard se transforma en tristesse alors qu'elle baissait la tête pour fixer ses poings.
— J'ai pensé à juste revenir. Te chercher, te retrouver, reprendre là où je t'avais laissé, mais j'avais peur que cela soit pire. J'avais peur de la culpabilité, et aussi de ton jugement. Si je revenais sans que rien n'ait changé, pourquoi étais-je partie ?
Rémy s'assit à côté d'elle, tendit le bras pour attraper sa main, mais elle se déroba. Il pinça les lèvres, puis se contenta de rectifier ce qu'elle venait de dire.
— Jamais je ne t'aurais jugée pour ça.
— Je sais ça. C'est moi qui me serait jugée, c'est moi qui me sentait coupable, c'est moi qui me reprochait l'échec de notre relation. C'est moi le problème, Rémy, depuis le début.
Les poings de la jeune femme se contractèrent alors que sa voix flanchait. Rémy fronça les sourcils mais ne dit rien. Il lui laissa le temps de prendre une inspiration et de stabiliser sa voix.
— Te retrouver est devenu une sorte d'objectif. Je voulais revenir auprès de toi, mais je n'avais pas le droit tant que je n'avais pas trouver un moyen de contrôler mes pouvoirs. N'importe lequel. Je n'avais aucune idée de ce que je cherchais, mais je savais ce que je voulais, et ce que je voulais...ce que je veux, c'est être avec toi. Ça l'a toujours été. Alors tu es devenu la récompense à atteindre.
Elle arrêta de parler, et après un moment de silence, Rémy s'autorisa à répondre.
— Cela paraît stupide comme raisonnement.
Un rire s'échappa des lèvres de Malicia et quand elle se tourna pour lui faire face, le sourire penaud.
— Je suppose que ça l'est. Mais si être jugée comme stupide est la seule sentence, je m'en tire mieux que ce que j'espérais.
— Oh chère...
A nouveau, il fit une tentative pour lui prendre la main. Cette fois, elle ne s'y opposa pas, et il déplia ses doigts pour détendre son poing et superposer leurs paumes.
— Je ne te jugerai jamais davantage que ça, garantit-il avec conviction. Ton pouvoir est un fardeau que je ne peux qu'imaginer...et je suis certain d'être loin de la réalité quand je le fais. Personne, absolument personne au monde ne peut juger tes décisions parce que personne n'a à se restreindre comme tu le fais. Est-ce que je considère que te punir et te priver de ce que tu veux est irrationnel et excessif ? Evidemment. Cela paraît tellement stupide, mais tu souffrais, Anna. Je voyais à quel point tu souffrais de notre relation et ce n'est pas ce que je voulais non plus. Si je connaissais la solution, si j'avais pu t'aider...
— Rémy, arrête.
Le ton de Malicia était ferme, mais son visage rempli d'affection sincère. Elle glissa ses doigts entre les siens et les referma autour de sa main. Le contact du gant était doux et fluide, étrangement familier. C'était leur norme, leur seul moyen de se toucher. Ce gant était à la fois un obstacle et un allié. C'était ce qu'il avait toujours été pour elle, mais elle n'avait jamais réalisé que cela l'était probablement aussi pour lui.
— J'ai souffert bien plus de ne pas être avec toi, murmura-t-elle. Et je t'ai fait souffrir, parce que je suis une idiote.
— C'est vrai, admit-il, parce qu'il n'y avait pas de raison de le nier. Ton départ, ton absence...je pensais ne jamais pouvoir m'en remettre. Mais c'était plus que simplement ça, n'est-ce pas, chère ? Si tu es restée loin si longtemps, ce n'était pas juste par stupidité. Il y a plus. Il s'est passé quelque chose.
Alors qu'il prononçait ces derniers mots, Rémy la scruta avec curiosité pour avoir la confirmation de ce qu'il soupçonnait depuis longtemps sans oser le demander. Elle était restée tellement mystérieuse sur ce qu'elle avait fait pendant ces six années, et les révélations des dernières semaines, ses contacts avec Mystique, ses nouveaux pouvoirs, ... Il s'était forcément produit quelque chose dont elle refusait de parler.
Malicia baissa les yeux. Ses doigts se contractèrent, mais cette fois ce n'était pas un geste d'affection. Plutôt un élan d'émotions incontrôlé, auquel Rémy répondit en les pressant en retour pour lui garantir que tout allait bien. Elle serra les lèvres et déglutit avant d'ouvrir la bouche, pour aussitôt la refermer. Elle ferma les yeux et secoua la tête.
— Je suis désolée...je ne...
Sa voix était fragile, vulnérable. Elle lui rappela celle qu'elle était autrefois, à leur rencontre, la jeune Anna sensible et fragile. Sauf que celle qui était à côté de lui n'était pas fragile, elle était brisée.
— Ce n'est pas grave. Ne sautons pas les étapes, décida-t-il en se redressant. Il y encore beaucoup à dire. Tu as faim ?
* * *
Le mini-frigo du studio n'était pas très rempli, mais suffisamment pour composer un plateau de charcuterie et de fromage. Rémy se désola de l'absence de fruits ou de crudités, et Malicia sortit un paquet de crackers et des olives d'un placard. Laura, qui s’était mise à feuilleter les magazines qui traînaient un peu partout, sans qu'ils ne sachent si elle écoutait ou si elle était dans son petit monde, les rejoint à l'instant où le saucisson fut tranché, et ils mangèrent presque en silence. Enfin, Laura mangea, et engloutit presque tout, tandis que les deux adultes grignotaient distraitement, incertains de la suite.
* * *
— J'ai essayé de t'oublier, raconta Rémy. J'ai tenté de te noyer dans l'alcool, de te remplacer par d'autres, je voulais éteindre ce que je ressentais pour toi, consumer mon amour jusqu'à ce qu'il disparaisse. Je ne pouvais pas te détester parce que je t'aimais, et je ne pouvais pas t'aimer parce que je te détestais, c'était infernal d'être tiraillé ainsi. J'aurais fait n'importe quoi pour faire taire tout ça. J'ai fait n'importe quoi, mais ça n'avait pas d'importance, parce que je n'avais rien à perdre. Je t'avais déjà perdue toi, et le reste ne comptait pas.
Malicia posa sa main sur la joue de Rémy et la caressa doucement. Ses souvenirs de cette époque étaient palpables, ravivés par la souffrance des derniers jours. Elle était l'unique fautive, mais aussi l'unique baume capable d'apaiser cette détresse.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle. Je suis vraiment, tellement désolée.
* * *
— Je suis retournée avec Mystique parce que c'était la seule mutante que je connaissais. Parce qu'une part de moi continuait à lui faire confiance. J'avais besoin d'aide, et j'espérais qu'elle pourrait me guider. Je n'aurais pas dû. J'aurais sans doute dû chercher ailleurs, me débrouiller par mes propres moyens. Mais je me sentais si seule, et j'espérais qu'elle pourrait me consoler en plus de m'aider.
Elle était debout cette fois. A l'écart. Elle s'était isolée dans un coin de la pièce, et Rémy n'avait pas cherché à la suivre. Il écoutait, et elle parlait.
— Je n'aimais pas vraiment travailler avec elle...pour elle, à vrai dire. Je n'aimais pas la mentalité de sa confrérie, je n'étais pas d'accord avec leur haine des humains, et je ne le suis toujours pas, mais je ne savais pas où aller d'autre. Je pense que j'avais peur de partir et de me sentir encore plus seule, alors je suis restée, et j'ai fait ce qu'elle me demandait, même si je n'approuvais pas. J'ai fait des choses, Rémy...Il n'y a rien de bon à en retirer. J'aurais préféré ne jamais retourner là-bas. Avec le recul, la solitude aurait été moins pire. Ça m'aurait forcé à trouver quelqu'un, quelque part. La confrérie était un faux refuge, et je déteste chaque parcelle de celle que j'ai été avec eux.
Elle referma ses bras sur elle-même, protection inutile contre des souvenirs douloureux. Rémy lui laissa quelques secondes, puis se risqua à prendre la parole.
— Tu veux en parler plus ?
Malicia sembla hésiter avant de secouer la tête.
— Je ne sais pas...je ne pense pas...je ne veux pas que la vision que tu as de moi change, admit-elle à voix basse.
Il n'en fallut pas plus pour que Rémy se lève et traverse le petit studio pour la rejoindre. Il la prit par les épaules et plongea son regard dans le sien.
— Chère...Anna...Malicia. Peu importe ce que ces gens t'ont fait faire, tu étais jeune et vulnérable. Le fait que tu sois partie de là malgré tes peurs est la preuve que tu n'as jamais adhéré à leurs activités, et il n'y a rien, absolument rien que tu puisses me raconter qui changera la vision que j'ai de toi.
Elle se mordilla la lèvre, le regard fuyant. A cet instant, elle semblait si fragile que Rémy eut l'impression qu'elle avait rajeuni et que c'était vraiment la jeune Anna qu'il avait dans les bras, celle qu'il avait connu au tout début, celle qui avait 18, 19, 20 ans et des rêves plein les yeux alors qu'ils découvraient le monde ensemble. Celle qui croyait sincèrement en la bonté de chacun, et qui était prête à donner une seconde chance au pire des criminels juste parce qu'elle estimait que tout le monde méritait la rédemption.
Tout le monde, sauf elle.
* * *
Rémy raconta comment il avait trouvé Laura. Le premier contact avec Sarah Kinney, l'infiltration du laboratoire, les dossiers, X-23, le kidnapping. Il parla, et plus il parlait, plus il réalisait à quel point cela lui faisait du bien de finalement pouvoir partager tout ça avec quelqu'un. Il expliqua qu'il n'avait pas eu l'intention de s'occuper de Laura, au départ. Il voulait juste la sortir de là, il pensait passer le relais à quelqu'un, mais le seul quelqu'un à disposition s'était fait tuer, et il s'était retrouvé tout seul avec une enfant.
* * *
— Je n'ai jamais planifié de te mentir, chère, mais je devais protéger Laura. Quand on s'est retrouvés, au début, je ne savais pas...
Il la regarda, et il vit dans les yeux verts qu'elle savait déjà ce qu'il allait dire, mais il devait le prononcer à voix haute. C'était important de tout dire, pour pouvoir repartir sur des bases saines.
— Je ne savais pas si je pouvais te faire confiance. Je ne savais plus qui tu étais, ce que tu étais devenue. Pendant des années tu as été la femme que j'aimais et qui m'avait brisé le cœur, et puis subitement tu étais à nouveau juste devant moi, et tu étais une étrangère. Je n'étais pas sûr de ce que je pouvais te dire ou non, tout comme je n'étais pas sûr de combien de temps tu resterais.
— Je comprends ça, Rémy. Tu n'avais aucune raison de me faire confiance au début. Mais tu n'as jamais rectifié par la suite.
Il baissa les yeux avec une expression coupable.
— C'était plus facile comme ça. Le mensonge était acquis et fonctionnait bien. On était bien. Je ne voulais pas risquer...je suis désolé.
Elle ne répondit rien, et cela ne fit que décupler la culpabilité qu'il ressentait à propos de tout ça. Il jeta un œil à Laura qui était allongée par terre et qui observait un insecte sur le carrelage. C'était si facile de se fondre dans l'illusion qu'il avait créé, d'oublier d'où elle venait. Ça avait été si confortable de prétendre pendant tout ce temps. Et pourtant, il savait qu'il blessait Malicia avec ce mensonge, il l'avait toujours su, et il n'avait jamais rien fait pour arrêter.
— Je n'ai pas réfléchi quand je t'ai dit que c'était ma fille. Je n'ai pas fait le calcul. Si j'avais réalisé que ça allait te donner l'impression que je t'avais trompé, j'aurai changé mon histoire. Mais quand j'ai réalisé, c'était trop tard. Je suis désolé, répéta-t-il.
Malicia inspira, puis lui adressa un sourire triste.
— Tu sais, la perspective que tu aies pu me tromper…je n’ai aucune idée de pourquoi ça m’a autant fait mal. Ce n’est pas comme si notre relation avait été physique. Je crois que j’aurais compris si tu avais demandé à pouvoir fréquenter d’autres filles. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi tu ne le fais pas, même aujourd’hui. Ce serait légitime.
Elle réalisa qu’elle divergeait et se mordit la lèvre avant de se corriger.
— Quand j’ai cru que Laura était ta fille issue d’une autre relation, j’ai eu l’impression que tout ce qu’on avait vécu était un mensonge. Mais après, il y a eu ce soir-là, celui où tu es venu toquer à ma porte. La manière dont tu m’as regardé, la façon dont tu as promis tout en me faisant une déclaration d’amour sans même le réaliser…Rémy, ça a suffi à tout effacer. Tu n’as pas besoin de t’excuser.
Ce fut elle qui tendit la main dans sa direction pour réduire la distance qu'il avait laissé entre eux. Il la prit délicatement et la pressa, chacun des mots prononcés ce soir-là toujours gravés dans sa poitrine et prêts à être répétés à l'infini. Il n'en eut pas la possibilité, cependant, car la tendresse sur les lèvres de Malicia se mua en moquerie alors qu'une étincelle espiègle traversait son visage.
— En plus, ton secret n'a pas tenu très longtemps après ça.
Il lui fallut un instant pour réaliser l'implication de ses paroles, et il retira sa main avec une expression outrée.
— Tu savais ?
Elle rit et peu importe à quel point il adorait l'entendre rire, celui-ci résonna comme une insulte.
— Bien sûr que je savais ! Elle t'appelle par ton prénom. Tu fais de ton mieux mais il y a des fois où tu es juste complètement dépassé par toute la situation. Tu ne parles jamais de sa mère, ou de son passé. Et puis son comportement...ton histoire n'était pas crédible, Rémy.
— Mais...
Il cligna des yeux, stupéfait. Il avait conscience que ce n'était pas crédible, et il avait compris qu’elle suspectait quelque chose, mais pas qu’elle savait.
— Ça ne remet pas en question à quel point tu aimes Laura, ajouta-t-elle d'un ton plus doux. Et à quel point elle peut t'aimer. Je crois qu'à ses yeux tu es vraiment son papa.
— Tu aurais pu me dire que tu savais ! s'exclama-t-il sans vraiment enregistrer ce qu'elle venait de dire.
— Tu aurais pu me dire la vérité plus tôt, rétorqua-t-elle. Et arrête d’être indigné, ça t’arrangeait que je ne cherche pas à creuser, ne prétends pas le contraire.
— Mais..., répéta-t-il stupidement.
— Et puis honnêtement, j’ai toujours imaginé nos enfants avec tes yeux. Je refuse de croire que tu puisses te reproduire les transmettre à ta descendance.
Rémy resta silencieux, complètement abasourdi. Et puis…
— Tu as imaginé nos enfants, chère ?
— Tais-toi.
* * *
Alors que les heures passaient et qu'ils discutaient, leur complicité des premiers jours réapparut. Celle du tout début, quand ils s'étaient rencontrés, quand ils étaient jeunes et naïfs et qu'ils croyaient encore aux promesses du monde. Rémy n'avait jamais eu peur de vider son cœur auprès de Malicia, mais il avait toujours su que pour elle, c'était plus compliqué. Elle avait peur d'être à nouveau blessée, de s'ouvrir à quelqu'un d'autre et d'être abandonnée comme ses parents l'avaient abandonnée, comme le monde entier l'avait laissée seule dans sa détresse et sa solitude à l'émergence de ses pouvoirs. L'avoir près de lui, prête à se confier, à partager, à s'ouvrir, c'était une des plus grandes preuves de confiance qu'elle pouvait lui offrir.
Pendant un instant, il eut l'illusion que ça allait être suffisant. Qu'ils étaient en train de tout réparer et qu'à partir de maintenant tout allait aller mieux.
Et puis brusquement, l'humeur de Malicia bascula. Elle se referma sur elle-même et devint maussade. Il ne comprit pas pourquoi. Il n'y avait pas eu de déclencheur, il avait veillé à lui laisser le temps et la place dont elle avait besoin.
Elle lui demanda de partir, de la laisser tranquille. Cela le mit en colère.
Ils se disputèrent. Leurs échanges complices et remplis de bienveillance disparurent alors qu'ils se criaient dessus et que les reproches fusaient. La confiance fut remplacer par la colère.
Sa colère à lui, face à un nouveau rejet. Elle abandonnait encore. Elle tentait de fuir, de prendre la solution de facilité, encore, toujours, comme si elle ne voulait pas faire d'effort.
Sa colère à elle qu'il insiste, qu'il soit encore là, qu'il refuse de la laisser tranquille. Des prétextes factices. La vraie raison de sa colère, Rémy ne la comprenait pas. Sans doute que Malicia elle-même ne la comprenait pas.
Les cris fusèrent, les reproches, les critiques, les insultes. Cette fois, Rémy n'avait pas l'intention de s'écraser, et les années de ressentis négatifs en profitèrent pour s'échapper de sa poitrine alors qu'il surenchérissait dans la colère.
Dans un élan exaspéré, Malicia envoya voler une chaise à travers la pièce, qui s'écrasa contre le mur où elle laissa un impact bien visible tandis que des minuscules fragments de bois volaient à travers la pièce. Rémy protégea son visage de ses bras, stupéfié par cette démonstration de puissance. Lorsqu'il les baissa, il découvrit Malicia paralysée à l'endroit où elle avait pris la chaise, le regard rivé vers un coin de la pièce. Déconcerté par ce changement soudain, Rémy se retourna pour suivre son regard, et découvrit Laura recroquevillée sur elle-même, les mains posées sur ses oreilles, des larmes le long de ses joues, spectatrice silencieuse de leur immaturité.
Merde.
Putain.
Ils étaient deux abrutis.
En un instant, Rémy se retrouva accroupit près de Laura, et posa ses mains autour de ses poignets pour l'encourager à libérer ses oreilles.
— C'est rien petite, c'est rien.
Laura secoua la tête dans un mouvement qui refusait clairement cette déclaration.
— C'était juste une dispute, ça arrive. Tout le monde se dispute parfois.
Tout le monde ne cognait pas les murs et ne faisait pas exploser les stylos, mais tout le monde n'avait pas six ans de séparation douloureuse à évacuer. Renonçant à lui faire retirer ses paumes de ses oreilles, Rémy passa ses doigts sur les joues de l'enfant. Elle ne semblait pas particulièrement en détresse, mais les sillons humides qui s'y trouvaient était la preuve qu'elle avait été affectée par leurs attitudes. Il était un idiot. Comment avait-il fait pour oublier qu'elle était dans la pièce avec eux ? Comment avait-il pu ne pas réaliser qu'elle entendait et voyait tout ? Comment avait-il été négligeant au point de ne pas penser qu'elle allait être impactée ? A l'intérieur de lui, la culpabilité avait pris le pas sur la colère et la frustration, et il regrettait déjà tout ce qu'il avait pu dire.
— On va arrêter de crier, c'est promis. Je suis désolé si on t'a fait peur.
Laura renifla, unique bruit qui brisa la désormais quiétude de l'appartement. Le calme après la tempête. Elle se redressa légèrement face à Rémy, et lui adressa un regard de reproche alors que ses sourcils se fronçaient de détermination.
— Répare ! intima Laura avec sévérité. Répare, répare !
L'ordre était tellement soudain et incongru que Rémy mit un instant à le comprendre. Réparer la chaise ?
— Répare ! Répare Malicia !
Un rire surpris s'échappa des lèvres de Rémy. C'était si simple prononcé comme ça. Soulagé de voir qu'elle allait bien malgré sa négligence, il posa sa main sur la tête de Laura.
— C'est ce qu'on essaye de faire, petite. Mais parfois quand quelque chose est vraiment abîmé, il faut le casser un peu plus pour pouvoir le reconstruire plus solidement. Pas vrai, Mali...cia ?
Les syllabes s'étaient diluées dans sa bouche alors qu'il se retournait et se retrouvait face à un studio désert. Elle était partie. Elle avait profité de l'instant de distraction pour s'évaporer, sans un mot, sans un bruit.
La colère grimpa à l'intérieur de Rémy, mêlée à la confusion et à la trahison. Il ne pouvait pas croire qu'elle soit à nouveau partie, pas après tout ça, pas après les efforts et les progrès. Leur dispute n'était rien de plus qu'une goutte d'eau dans l'océan de leur relation, cela ne changeait rien à ce qu'il ressentait pour elle. Après tout ce temps, elle ne le comprenait toujours pas ?
Il sentit les petits doigts délicats de Laura se poser sur son bras, et pendant un instant, il crut qu'elle tentait de le consoler. Mais non. Elle voulait attirer son attention. Il se tourna à nouveau vers elle, et elle secoua la tête avant de pointer la porte close qui menait à la minuscule salle de bain.
Oh.
Rémy se leva et traversa le studio en quelques pas. Il toqua doucement à la porte, n'obtint pas de réponse, mais l'ouvrit quand même. Il s'était préparé à ce qu'elle soit verrouillé, jaugeant mentalement si c'était une bonne idée de la crocheter mais elle s'ouvrit sans résistance.
Malicia était là. Elle n'était pas partie. Elle s'était isolée, mais elle était restée.
Assise par terre, dans une position ironiquement similaire à celle de Laura, elle pleurait à son tour, tout aussi silencieusement que l'enfant. Rémy laissa échapper un soupir alors que la culpabilité remontait dans sa poitrine, et il s'accroupit à ses côtés.
— Chère, dit-il doucement.
Elle secoua la tête et déglutit avant de prendre la parole.
— Rémy, je suis désolée. Je ne voulais pas...je n'ai pas...
— Je sais, je sais. On s'est tous les deux laissés emporter.
— Laura, elle...
— Elle va bien. Elle est inquiète pour toi.
Le regard que Malicia était un mélange incohérent d'excuses, de soulagement et d'interrogation. Rémy sourit, et lui prit la main avec délicatesse.
— Je suis inquiet aussi, chère. Je ne comprends pas...tout allait bien, puis tu t'es mise en colère si soudainement. Je sais que je peux être insupportable parfois, mais j'ai le sentiment que ce n'est pas à propos de moi... ?
Les yeux verts oscillèrent, incapables de le regarder. Elle prit une inspiration dans laquelle s'immisça un sanglot à moitié hoqueté, et Rémy nota les nouvelles larmes qui perlèrent malgré son battement de paupières pour le cacher. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais rien ne sortit. Il pressa gentiment sa main entre ses doigts.
— Rien ne presse, assura-t-il. Tu n'as pas à me le dire aujourd'hui. Mais s'il-te-plaît, ne laisse pas ça te faire autant de mal.
Elle se laissa aller en avant et posa son front contre l'épaule du jeune homme. Un nouveau sanglot s'échappa de sa gorge, mêlé à ce qui semblait être un rire.
— Je ne te mérite pas, Rémy, murmura-t-elle.
Cette simple déclaration fut plus douloureuse que tous les cris qui avaient précédés, et Rémy referma ses bras autour d'elle.
— Bien sûr que si, répondit-il sans l'ombre d'un doute.
Chapter Text
— J'ai tué quelqu'un.
Laura s'était endormie, directement sur le carrelage. Rémy s'était levé pour la porter et aller la mettre sur le lit, et Malicia avait profité qu'il soit dos à elle pour parler. Il ne dit rien. Il termina de poser Laura, ajusta l'oreiller sous son visage et la couverture sur ses épaules. Puis il se retourna, et se contenta de regarder Malicia en attendant qu'elle développe.
Elle replia ses bras sur elle-même alors qu'elle s'enfonçait dans le coin de la pièce. Son visage était pâle et ses yeux incertains, mais les mots avaient été prononcés, alors elle n'avait pas d’autre choix que de continuer.
C'était la première fois qu'elle en parlait.
— J'étais avec Mystique. Dans la confrérie. Elle m'a dit qu'elle avait une mission spéciale pour moi. Qu'elle avait besoin de mon pouvoir. Je devais récupérer des informations auprès d'une femme...elle s'appelait Carol. Carol Denvers. Je ne la connaissais pas, mais c'était quelqu'un de bien. Je le sais parce qu'elle est...elle est dans ma tête, depuis ce jour-là. Depuis que je l'ai touchée et tuée. Je ne voulais pas, je t'assure que je ne voulais pas, mais Mystique...Elle m'a obligée à garder le contact. Elle m'a maintenue contre Carol, jusqu'à ce que j'absorbe tout. Ses souvenirs, ses connaissances, ses pouvoirs, sa vie entière. Je ne suis pas sûre qu’elle était morte quand on est reparties mais...son décès a été annoncé dans le journal quelques jours plus tard. Une cause inconnue, qu'il était écrit.
Il y eu un long silence après sa tirade, uniquement interrompu par la respiration calme de Laura. Puis Rémy s'approcha de là où se tenait Malicia, avec la même précaution que celle employée pour approcher un animal sauvage en détresse. Elle ne réagit pas, et resta parfaitement immobile jusqu'à ce qu'il soit à sa hauteur. Sans hésiter, il l'engloba de ses bras et l'attira contre lui. L'effet fut instantané et elle éclata en sanglots.
— Je l'ai tuée, Rémy, je l'ai tuée, et j'entends sa voix dans ma tête chaque jour pour me punir de mon acte !!
* * *
Elle pleura longtemps, et il la consola avec la même bienveillance que lors de ses crises de larmes précédentes. Il la laissa prendre appui sur lui, et regretta ne pas pouvoir offrir davantage de réconfort, ne pas pouvoir éponger ses larmes ou embrasser sa peau pour la dévier de ses remords. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était rester stable, indéfectible, pour la soutenir. Il voulait être son pilier, son ancre, qu'elle sache qu'il serait toujours là quand elle en aurait besoin, peu importe ce qu'il se passait entre eux, peu importe ce qu'elle faisait et ce qu'elle pensait d'elle-même.
Elle pleura, et il réceptionna son chagrin et sa douleur jusqu'à ce qu'elle en soit déchargée.
* * *
— Alors ces pouvoirs, ils viennent de là ?
Malicia acquiesça. Elle venait de rincer son visage à l'évier pour nettoyer les traînées de larmes et de maquillage, mais ses yeux étaient encore rouges, ses paupières bouffies, ses joues irritées.
— Je les déteste, lui dit-elle d'une voix usée d'avoir trop pleuré. Ils ne m'appartiennent pas. J'aimerais pouvoir m'en débarrasser, et en même temps je regrette de ne pas les mettre à profit pour quelque chose de mieux. Pour impacter le monde positivement, pour faire honneur à leur vraie propriétaire. C'est stupide hein ?
Rémy embrassa doucement ses cheveux.
— Pas du tout stupide, répondit-il. Et tu les as mis à profit pour sauver Laura, cela me semble être un bon début pour l'impact positif sur le monde.
Malicia jeta un coup d'oeil à la petite fille qui dormait toujours dans le lit et sourit.
— Ouais. C'était la première que je me sentais légitime en les utilisant.
Rémy saisit délicatement son menton pour faire revenir son attention vers lui. Leurs regards se croisèrent, et celui de Malicia était rempli de fatigue. La nuit était tombée à l'extérieur et le monde semblait silencieux. Occasionnellement, un bruit retentissait dans le voisinage du petit immeuble, mais ils auraient presque pu croire qu'ils étaient seuls au monde.
— Je ne connais pas cette Carol, déclara Rémy avec gentillesse. Et je ne doute pas qu'elle était une bonne personne, mais tu l'es aussi, chère. Sans prétention, je pense être l'un de ceux qui te connaît le mieux au monde, et je peux te garantir qu'il n'y a rien de mauvais en toi. Les agissements de Mystique et de la confrérie ne sont pas les tiens. Tu étais une enfant quand tu t'es retrouvée sous son emprise, et extrêmement vulnérable. Quoiqu'il se soit passé, tu n’es pas responsable.
La lèvre de Malicia trembla, et elle tenta de détourner le visage. Les doigts de Rémy était toujours là et se raffermirent pour l'empêcher de se dérober. A la place, de nouvelles larmes perlèrent dans les yeux de la jeune femme.
— Je la considérais comme ma mère, prononça-t-elle d'une voix étranglée. Je pensais qu'elle m'aimait...je pense toujours qu'une partie d'elle...je ne sais pas...elle reste attachée à moi, tu sais ? Différemment qu'aux autres.
— Elle est narcissique et manipulatrice. Elle aime tes pouvoirs et le potentiel que tu représentes. Elle ne t'aime pas pour qui tu es.
Il approcha son visage du sien, ses yeux plongés dans les iris verts et humides, déterminé à en chasser le chagrin.
— Je t'aime pour qui tu es, Anna. Le bon comme le mauvais. Tu as fait des erreurs, mais tout le monde en fait. Je n'ai pas un palmarès tout blanc non plus. Peut-être que tu n'es pas prête à l'accepter, mais je veux que tu saches que je t'aime, et que je te pardonne. Je t'aimerai et te pardonnerai toujours, parce que tu mérites de l'être, et que tu n'arrives pas à t'offrir cette indulgence.
Elle le contempla en retour pendant longtemps, et il resta aussi droit et inébranlable que ses paroles. Il avait conscience des larmes qui s'intensifiaient dans les yeux de la jeune femme, et se préparait mentalement à une autre crise de sanglots, mais lorsqu'elle réagit finalement, ce fut pour lui mettre une tape légère sur le torse.
— Arrête ça, le sermonna-t-elle d'un ton faussement sévère. J'essaye d'arrêter de pleurer et toi tu ne peux pas t'empêcher de rouvrir les vannes avec tes belles déclarations démesurées.
Il rit et la relâcha finalement, parce que c'était le genre de réponse qu'il attendait. C'était qui elle était. Sarcastique et moqueuse, incapable de laisser ses émotions à nu. Toujours en train de les protéger sous une illusion d'agacement. Il n'avait jamais eu besoin qu'elle exprime les sentiments qu'elle avait en retour parce qu'il voyait clair sous son bouclier, et qu'il ne voulait pas qu'elle se force à être vulnérable pour lui. Ce bouclier, elle le baisserait un jour, il le savait, et même si ça prenait des décennies, il était prêt à attendre.
* * *
Ils essayèrent de dormir un peu. Ils n'avaient pas encore tout dit, mais le reste pouvait attendre le lendemain. Ils avaient besoin de faire une pause et de se reposer. Pourtant, ni lui ni elle ne s'endormirent. Allongés dans le lit, des couvertures roulées pour faire barrage entre eux, ils fixaient le plafond dans l'obscurité, sans plus rien se dire. Rémy savait qu'elle ne dormait pas, et il savait qu'elle savait que lui ne dormait, mais pourtant ils restaient silencieux, parce qu'ils avaient besoin de cet instant de trêve et de réflexion.
Seule Laura dormait, insouciante, innocente, délestée de l'inquiétude et de l'absence des deux seules personnes au monde qu'elle considérait comme sa famille. Avait-elle écouté leurs échanges ? Avait-elle compris les bribes entendues ? Tout ça, leur couple, leurs difficultés, leur peine et les bagages des années passées, cela ne représentait sans doute rien pour elle.
— Je pense que je l'aurais abandonnée, tu sais, dit finalement Rémy dans l'obscurité.
Il entendit Malicia se tourner légèrement vers lui, surprise de cette déclaration. Elle ne dit rien, mais il cerna sa confusion dans son silence.
— Laura, clarifia-t-il. Je crois que si tu n'avais pas été là, si je n'avais pas eu quelqu'un sur qui me reposer, avec qui partager...même sans connaître la vérité, tu m'as tellement aidé. Je n'aurais jamais réussi à gérer tout seul, et je pense qu'au bout d'un moment, je n'aurais plus été à la hauteur et je l'aurais laissée quelque part. Devant une église peut-être.
Malicia laissa échapper un rire, comme s'il venait de raconter une blague. Elle inspira, et quand elle répondit, sa voix était calme et absolue.
— Tu ne l'aurais pas fait, affirma-t-elle simplement.
Rien de plus. Rémy se sentit vexé de cette certitude en son incapacité d'être un loser, et il émit un petit bruit boudeur tout en faisant la moue. Il l'entendit pratiquement rouler des yeux avant qu'elle ne se redresse pour le fixer dans la pénombre.
— Tu n'es pas cette personne. Est-ce que c'est difficile de s'occuper d'un enfant tout seul ? Evidemment. Est-ce tu aurais galéré ? Oui. Et tu vas galérer, que je sois là ou pas. Mais je peux te garantir que rien, absolument rien au monde ne fera que tu abandonneras cette petite fille. C'est la tienne, et tu l'aimes, et quand tu aimes quelqu'un, tu t'engages à le faire pour le reste de ta vie, peu importe les obstacles. Je suis bien placée pour le savoir.
Il se redressa à son tour, prêt à protester, mais elle posa sa main sur sa bouche pour l'en empêcher.
— C'est la vérité, asséna-t-elle avec conviction. Tu n'abandonnes personne derrière toi. Et c'est une des raisons pour lesquelles je t'aime.
Elle reprit une inspiration avant de répéter ses propres mots, comme pour les graver dans le calme nocturne.
— Je t'aime, Rémy Lebeau. Tu es un idiot qui se croit incapable de persévérance et qui ne pense pas mériter de famille, alors que tu es la personne la plus loyale, dévouée et sentimentale que je connais. Tu as passé ton enfance, ta vie entière à attendre qu'une famille veuille de toi, et maintenant que tu en as une, tu veux me faire croire que tu l'aurais abandonnée devant les portes d'une église ? Ne sois pas ridicule.
Il ne dit rien, soufflé par sa déclaration soudaine. De toute façon, il n'y avait rien à dire. Elle avait raison. Il était un idiot, et il n'aurait jamais laissée Laura devant un bâtiment religieux. Pas après sa propre expérience dans un couvent. Peut-être qu'il aurait cherché une école spécialisée, ou quelqu'un de plus compétent pour la prendre sous son aile.
Ou peut-être pas, parce qu'il aimait cette petite fille comme si c'était la sienne, différemment mais aussi intensément qu'il aimait Malicia. Et le plus fou, c'est qu'elles l'aimaient en retour.
Une famille.
Il ferma les yeux, sa capacité à former des mots noyée dans les émotions de son cœur.
* * *
Ils avaient fini par s'endormir, épuisé par toutes les émotions remuées de la journée. Agglutinés dans le lit, ils dormirent à nouveau à trois pendant quelques heures. Et puis, alors que la lumière du soleil pénétrait dans le studio, Laura leur bondit dessus pour les réveiller.
Rémy grogna et la repoussa par habitude. Laura rit et revint à la charge. Il ouvrit les yeux, à moitié redressé et partiellement agacé, juste à temps pour voir Malicia qui s'esquivait discrètement hors du lit, les joues rouges et les yeux légèrement écarquillés de panique.
— Chère, l'interpella-t-il en tendant la main vers elle.
Elle l'évita et referma ses bras autour d'elle, comme un bouclier invisible.
— On a dormi ensemble, souffla-t-elle.
Elle semblait consternée par cette réalisation, et Rémy s'en sentit un peu vexé.
— C'était un accident, souligna-t-il. Cela ne représente rien.
— Non. Rémy. Ce n'est pas...Mes pouvoirs.
Oh.
— Il ne s'est rien passé, dit-il aussi doucement que possible.
— Parce qu'on a eu de la chance ! On aurait pu...J'aurais pu...oh mon dieu, comment j'ai pu m'endormir.
— Anna...
— Ne m'appelle pas comme ça !
Il se tut. A côté de lui, Laura tirait sur son poignet pour avoir son attention, mais ses yeux restèrent focalisés sur Malicia. Il la regarda reculer jusqu'à se retrouver adossée au mur, puis prendre plusieurs inspirations. Elle essayait de se calmer. Alors que Laura tirait sur son bras avec plus d'énergie, il se libéra de sa prise, toujours concentré sur Malicia.
— Il ne s'est rien passé, chère. Tout va bien.
— Mais ça aurait pu...
— Ça n'a pas.
— Je veux manger !
Les deux adultes se tournèrent vers Laura, surpris par cette interruption soudaine. La petite fille les fixait avec contrariété, les bras croisés et le regard rempli d’exaspération. Elle avait faim et s’il y avait bien un besoin qu’elle n’allait pas laisser sous silence, c’était celui-là.
Une fois la stupéfaction passée, Rémy laissa échapper un rire. Malicia, elle, passa nerveusement une main dans ses cheveux, le stress du réveil toujours présent mais reconnaissante envers la distraction offerte.
— Il doit rester une boîte de céréales sous l’évier. Tu peux les prendre, Laura.
Celle-ci ne perdit pas une seconde et bondit hors du lit pour se précipiter vers l’endroit indiqué. Son excitation retomba à l’instant où elle ouvrit les portes du placard et qu’elle découvrit une boîte de céréales basique, et se transforma en déception dépitée quand elle constata qu’elle était pratiquement vide. Malicia grimaça.
— Désolée. Je pensais qu’il y en avait encore.
Rémy pinça les lèvres. Entre le frigo pratiquement vide, les miettes de céréales et la poussière dans tous les recoins, l’état mental de la jeune femme au cours des derniers jours n’était pas difficile à deviner.
— A quand remonte ton dernier vrai repas ? demanda-t-il avec un regard légèrement réprobateur.
Elle haussa les épaules et il soupira. Evidemment. A l’autre bout de la pièce, Laura les fixait avec sa boîte de céréales vides – elle avait déjà englouti le peu qu’elle contenait sur le temps de leur échange – l’expression clairement malheureuse et affamée. Rémy s’étira et sortit du lit, résigné à devoir prendre les choses en main. Par chance, il s’était endormi tout habillé, et n’eut qu’à passer une main dans ses cheveux pour être prêt à sortir. Il restait cependant une préoccupation majeure, et il posa les yeux sur Malicia pour la fixer avec sérieux.
— Si je sors acheter de quoi cuisiner, tu seras toujours là quand je reviendrai ?
— Rémy, tu n’as pas à…
— J’ai juste besoin que tu me dises oui.
Il n’aimait pas le laisser transparaître si fort, mais il refusait de prendre le risque. S’il sortait et qu’il retrouvait le studio désert à son retour…Non. Ce n’était pas possible. Pas après tout ce qu’ils s’étaient dit la veille. Pas après tout ce qu’ils avaient traversé.
— Anna, dit-il simplement, et son incertitude était tellement tangible dans sa voix que cela le fit grimacer.
La culpabilité passa sur le visage de la jeune femme, puis la peine face à ce manque de confiance. Elle savait qu’elle le méritait, et elle baissa la tête une fraction de seconde, comme si elle se remettait en question elle-même. Lorsqu’elle la releva, ce fut pour lui adresser un sourire un peu triste.
— Je serai là, Rémy. Je te le promets.
Il lui sourit un retour, soulagé. Il voulut se rapprocher d’elle, lui prendre la main pour l’embrasser, mais il reconnut la manière dont elle se tenait en retrait, encore fragile après le réveil en panique. Elle avait besoin d’un peu de temps.
A la place, il s’avança vers Laura, et attrapa la boîte de céréales qu’elle avait suspendu au-dessus de sa bouche dans une tentative désespérée d’y récupérer les dernières miettes.
— Je vais ramener du bacon et des œufs, petite. Essaye de ne rien avaler de non-comestible d’ici là.
— Bacon !
Il lui ébouriffa les cheveux avant de prendre la direction de la porte.
— Je reviens vite. Je vous laisse toutes les deux. Garde un œil sur elle pour moi, tu veux ?
— Bien sûr, répondit Malicia comme si c’était l’évidence même.
Rémy se retourna pour lui adressa un sourire narquois.
— Ce n’est pas à toi que je parlais, chère.
* * *
Rémy utilisa la petite kitchenette du studio pour cuire le bacon et les œufs, et mit Laura à contribution pour découper des fruits pendant que Malicia prenait une douche. Ils s’installèrent ensuite sur le lit pour manger, puisque le studio ne comptait que deux chaises, dont une qui avait été réduite en morceaux la veille.
— Tu l’auras eu, ton petit-déjeuner au lit, le taquina Malicia avant de prendre une bouchée.
Son expression changea aussitôt, surprise par les saveurs et la richesse que contenait son assiette.
— Bon dieu Rémy, murmura-t-elle. Comment je fais pour oublier à chaque fois à quel point tu es talentueux.
Rémy fronça les sourcils. Le compliment passa complètement au-dessus alors qu’il était bloqué sur sa première phrase.
— Ce n’est pas un petit-déjeuner au lit, contra-t-il avec mécontentement. C’est plus…un brunch…en pique-nique. La seule raison pour laquelle on n’est pas assis par terre c’est parce que le ménage n’a plus été fait ici depuis au moins un an, et que je n’ai pas réussi à trouver une nappe.
Malicia roula des yeux avec amusement.
— Il ne fait pas si sale ici. Tu es juste maniaque.
Il protesta avec un grognement, et prit une bouchée à son tour pour s’abstenir de répliquer. A côté d’eux, Laura en était déjà à sa troisième tranche de bacon, et il y avait quelque chose de merveilleusement normal dans le fait de se retrouver comme ça, à manger tous les trois. Ils auraient presque pu croire que tout était arrangé, et qu’ils allaient pouvoir rentrer chez eux.
Rémy savait que c’était une illusion. Pour commencer, ils n’avaient plus de chez eux. Mais surtout, malgré son sourire et sa compagnie, Malicia se tenait toujours en retrait. Silencieuse. Il y avait quelque chose qui n’avait pas encore été dit, et il n’avait aucune idée de quoi. Il ne savait pas non plus si elle était prête à le partager, alors il ne fit pas de commentaire, et mangea en silence, profitant du moment de quiétude qui leur était offert.
Une fois les assiettes vidées, Rémy se dévoua pour tout rassembler et faire la vaisselle, sous l’œil moqueur de Malicia, qui le rejoignit rapidement pour essuyer ce qu’il avait nettoyé.
— Tu as vraiment un instinct de fée du logis, hein Cajun ?
— Crois-le ou pas, mais c’est essentiel pour séduire les plus jolies femmes, répondit-il en lui décochant un sourire charmeur.
A sa plus grande satisfaction, cela la fit rougir légèrement, et elle baissa la tête pour se concentrer sur sa tâche. Il ne fallut pas beaucoup de temps à Rémy pour tout nettoyer, et il profita que Malicia termine d’essuyer pour donner un coup d’éponge sur l’évier et ce qui l’entourait. Elle le regarda faire avec une expression narquoise, et se dépêcha de remettre la poêle et les assiettes dans les placards.
— Fini ! déclara-t-elle avant de poser une main sur sa hanche, le torchon toujours à la main. Quand tu auras fini d’astiquer, tu prévois de prendre les poussières aussi ?
Rémy plissa les yeux sous la provocation amicale, et rouvrit le robinet. Avec une agilité presque imperceptible, il glissa ses doigts sous le jet et l’orienta vers Malicia, qui poussa un cri surpris alors que l’eau l’éclaboussait.
— Rémy !
Il éclata de rire et coupa à nouveau le robinet avant de lui adresser un sourire railleur.
— Désolé chère. C’est la saleté accumulée, ça doit endommager les tuyaux.
Elle le fusilla du regard, et entreprit de s’éponger avec le torchon. Malheureusement, celui-ci n’avait pas été épargné et était déjà trempé. Rémy en attrapa aussitôt un autre sur la pile située au-dessus de lui et s’approcha de Malicia pour l’aider.
Immédiatement, elle recula. Il se figea.
— J’allais juste…
— Je sais. Désolée. Mais, tes gants…
Il avait retiré ses gants pour faire la vaisselle. Evidemment, c’était le genre de détails qu’elle ne manquait pas, alors que lui si. Il soupira et se contenta de lui tendre le torchon sans un mot. Alors qu’elle s’épongeait en silence, il l’observa, son cœur rempli de regrets de ne même pas pouvoir faire quelque chose d’aussi basique que s’amuser un peu sans avoir toujours à l’esprit les limites, la distance, la nécessité de se couvrir pour se protéger. Son expression ne passa pas inaperçu, et Malicia baissa la tête dans un geste où il reconnut la culpabilité.
— Je suis désolée, dit-elle.
— Tu n’as pas à…
— Si, le coupa-t-elle. Je me suis débarrassée des dernières pilules du remède sans même t’en parler d’abord. C'était égoïste, et impulsif, et probablement anti-écologique, mais surtout totalement injuste de prétendre que ça ne te concernait pas autant que moi et...
Il lui prit le torchon des mains, et s’en servit pour bloquer sa bouche et l’empêcher de continuer.
— Chère, stop. Ces pilules te rendaient malades. Je les détestais.
— Mais...
— Je les tolérais uniquement parce que c'était ce que tu voulais. Si tu as jugé que c'était mieux de t'en débarrasser, bien. Je n'ai aucun problème avec ça.
Elle le repoussa d'un geste agacé.
— On ne peut plus se toucher, Rémy !
— On se touche actuellement.
C'était faux. Ou en tout cas, ce n'était pas totalement vrai. Il avait attrapé sa main lorsqu'elle l'avait repoussé, la piégeant dans ses doigts. Il la tenait, il la touchait, mais elle portait des gants, et lui avait toujours le torchon. Ils étaient en contact sans contact, comme ils l'avaient toujours fait. Ses yeux rivés dans ceux de la jeune femme, Rémy eut l'occasion d'y voir la succession de colère, d'exaspération, d'affection, de tristesse et d'abattement.
— Ce n'est pas assez, murmura-t-elle.
— Ça l'est pour moi.
— Ça ne devrait pas.
— Ce n'est pas quelque chose que tu peux décider pour moi, chère.
Elle baissa les yeux, vaincue par cet argument. Puis elle se mordilla la lèvre, et Rémy sut qu'il y avait autre chose. Quelque chose qu'elle n'avait pas dit, et qu'elle hésitait à dire.
— On ne peut pas continuer à garder des secrets, rappela-t-il gentiment.
Les doigts de Malicia se contractèrent contre sa main et elle acquiesça.
— Je sais. C'est juste que...ce n'est pas à propos de nous. Même si ça l'est, d'une certaine manière. Et tu ne vas pas aimer. Du tout.
Rémy haussa un sourcil, intrigué, mais ne força pas alors qu'elle passait sa main libre sur son visage, fermant les yeux un instant pour collecter ses idées.
— C'est à propos de Laura, finit-elle par dire. Et du remède. Je n'ai pas tous les éléments et je ne sais pas comment c'est possible, mais...je crois que c'est une des raisons pour lesquelles ils faisaient ces expériences sur elle.
Rien qu'au prénom de Laura, ce fut comme une douche glacée qui se répandit à l'intérieur de Rémy. Les mots qui suivirent ne firent qu'intensifier la sensation, et lorsqu'il répondit, ce fut d'un ton dénué de toute trace de chaleur.
— Tu crois ? répéta-t-il avec une dangerosité perceptible.
Malicia expira, et secoua la tête.
— Non, j'en suis sûre. Quand j'ai touché Laura...j'ai vu des bribes de son passé, de ses interactions et...je ne sais pas si tu te rappelles Esteban. Il l'a reconnue, devant chez moi. Il l'a appelée X-23. Il savait qui elle était et...
Elle s'interrompit et regarda Rémy, le visage rempli d'excuses et de remords.
— C'est grâce à lui s'ils l'ont retrouvée. C'est lui qui a donné ton adresse, votre nom. Je suis désolée Rémy. C'est de ma faute, tout est de ma faute, sans moi, sans mes pouvoirs et ce stupide remède, Laura et toi seriez toujours en train de...
Rémy ne répondit pas. Son teint avait pâli alors que finalement, les éléments manquants assemblaient les rouages de ce qui s'était produit. Esteban les avait croisé lui et Laura dans les couloirs de l'immeuble. Il avait reconnu la petite, peut-être déjà à leur première rencontre, mais avait attendu la deuxième pour confirmer, et donner leurs signalements. Il était...ce connard...il savait probablement ce que Laura avait enduré et il s'en moquait, il...
Il eut un flash soudain et le studio tout entier fut recouvert d'une teinte violette trop familière. Rémy cligna des yeux et fit un pas en arrière, tellement surpris par cette manifestation de son pouvoir qu'il fut éjecté hors de son élan de rage. La lueur violette disparut aussi brusquement qu'elle était apparue et il se demanda s'il ne l'avait pas simplement imaginée. Peut-être que ça avait été juste dans ses yeux ? Ses paupières ? Un flash lumineux sous le coup de l'émotion. Cela ne pouvait pas être...Il devait toucher les choses pour les charger. Oui, ce n'était rien. Juste une montée d'émotion brute.
Malicia posa sa main sur son poignet pour attirer son attention.
— Rémy, prononça-t-elle d'un ton qui lui fit immédiatement comprendre qu'il y avait plus. J'y suis retournée. Après vous avoir laissé, Laura et toi, je devais...je voulais...j'avais besoin de vraies réponses. Alors j'ai contacté Esteban, et j'y suis retournée. Je ne...je ne sais plus exactement comment ça s'est passé, j'ai l'impression que je n'étais pas vraiment...il m'a parlé. Il m'a dit que Laura devait retourner au laboratoire, que sans elle, il n'y aurait pas de remède. Il a cru que j'allais vous livrer. Vous dénoncer, en faveur du remède. Cela m'a mise tellement en colère. Je...
Elle s'interrompit. Ses doigts se pressèrent autour du poignet de Rémy qui était complètement immobile, la fureur dans sa poitrine uniquement contenue par l'attente des informations que Malicia avait encore à délivrer. Elle baissa la tête, sans le lâcher.
— Esteban est mort. Je l'ai tué.
Rémy serra les poings, sa haine envers ce type décuplée par cette ultime révélation. En plus de tout le reste, il était maintenant un poids en plus sur la conscience de Malicia.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. J'étais juste tellement en colère, tellement dégoûtée, ... j'avais besoin d'aller au-delà des mensonges, au-delà des manipulations...
— Ne t'excuses pas. Tu as fait exactement ce que j'aurais fait. Est-ce qu'il est... ?
Rémy fit un geste pour montrer sa tempe, et Malicia secoua la tête avec un rire amer.
— Pas vraiment. Il est faible. Pathétique. Il n'a pas autant de force de caractère que Carol. Il est...un bruit de fond ennuyant, par moment. Mais la plupart du temps, je ne l'entends pas.
— Bien.
Elle lui adressa un sourire qu'elle voulut amusé, mais qui se transforma vite en grimace alors qu'elle relâchait un souffle consterné.
— Je n'arrive toujours pas à croire que ce remède était créé sur base d'expériences avec...tout ce que Laura a enduré....j'ai participé à ces horreurs, j'ai encouragé ces horreurs, c'est de ma faute si...
Rémy ne la laissa pas aller plus loin.
— Ce n'est pas ta faute. Tu ne savais pas.
— J'aurais dû savoir.
Il l'observa, et finalement les dernières pièces s'assemblèrent, comme une évidence.
— C'est pour ça que tu es partie, réalisa-t-il. Parce que tu crois que...
Malicia recula en entendant ces mots, de la colère plein les yeux.
— Je ne crois rien, Rémy ! s'emporta-t-elle. Ce sont des faits. Laura a été torturée pendant des années pour pouvoir créer un stupide remède pour des mutants comme moi ! Si j'avais été capable de contrôler mes pouvoirs, ou si j'avais pu me contenter de ce que j'avais sans chercher à vouloir plus... Tu n'as aucune idée des souffrances qu'elle a enduré. De sa solitude, de son désespoir. J'ai tout ressenti, Rémy ! Tout !
Elle s'interrompit pour reprendre son souffle et ferma les yeux une seconde alors que des souvenirs qui n'étaient pas les siens remontaient à la surface. La souffrance, la douleur, la solitude, la peur. Une enfance volée, une vie d'animal en cage, à peine considéré comme un être vivant. Malicia inspira, sa respiration trahissant toutes ses émotions, et se força à revenir sur d'autres souvenirs, plus doux.
— J'ai aussi senti son bonheur à tes côtés. Sa joie, sa découverture du monde, son innocence. Elle est heureuse, grâce à toi.
Cette note positive ne fut qu'éphémère alors que la voix de Malicia se cassait à nouveau sous le poids de la culpabilité.
— Même ça j'ai failli le détruire ! Je l'ai mise en danger, je t'ai mis en danger, tout ça pour quoi ? Parce que je suis incapable de maitriser mon pouvoir ? Peut-être que je mérite l'isolement, et la solitude. Je préfère passer le reste de ma vie seule plutôt que savoir que je vous ai fait du tort. Je ne pourrais jamais me pardonner si...
Cette fois, sa voix s'étrangla, fatiguée et terrifiée à la fois. Rémy combla la distance qu'elle avait mis entre eux en une enjambée.
— Malicia, prononça-t-il avec une sincérité cristalline. Tu es une femme incroyable. Tu es belle, forte, intelligente, déterminée et pleine de ressources. Je t'aime à l'infini mais je te jure que parfois, tu peux être terriblement têtue et stupide.
Elle fronça les sourcils, prête à protester, mais il la fit taire d'un regard.
— Non. Tu m'écoutes maintenant. Ce qui est arrivé à Laura pendant toutes ces années n'était pas ta faute. Tu ne pouvais pas savoir. Tu ne savais pas non plus qu'inviter Esteban chez toi mettrait Laura en danger. Tu n'avais aucun moyen de savoir parce que je ne t'avais pas donné les informations nécessaires. Quand on a été en danger, tu as fait tout ce que tu pouvais pour nous protéger. Et tu as réussis. Si Laura est toujours avec nous, c'est grâce à toi.
C'était si évident pour lui, il n'arrivait pas à croire qu'elle ne le réalise pas. Elle ne voyait que l'aspect où elle les avait involontairement mis en danger, et oblitérait la partie où elle les avait sauvés.
— Tu n'es pas une malédiction qui plane sur nous comme tu as l'air de le penser. Tu es notre ange gardien. Notre protectrice. Tu me gardes sain d'esprit et tu apportes tellement à Laura. Tu nous as eu dans ta tête, tu dois savoir à quel point tu es importante pour nous.
Elle le regardait, et au milieu de l'humidité qui perlait à nouveau dans ses yeux, il pouvait enfin voir toute la colère qu'elle avait nourri envers elle-même s'évaporer au profit de l'acceptation.
— Et chère, ajouta-t-il. J'espère le répéter pour la dernière fois, mais sache que je suis prêt à le redire jusqu'à la fin de ma vie si tu en as besoin : il n'y a rien de mal à chercher une solution contre tes pouvoirs. Personne ne mérite de vivre isolé et seul comme tu te condamnes à le faire. Tu mérites autant que quiconque d'être aimée, et touchée. Bon dieu, tu mérites plus que quiconque d'être aimée.
Elle aurait pu répondre avec une insulte. Le rabrouer, lui reprocher ses discours trop éloquents et passionnés, comme elle le faisait toujours. Elle aurait pu, exceptionnellement, se laisser aller dans l’instant et le remercier. Lui répéter qu’elle l’aimait, pour ce genre de discours trop éloquent, entre autre mille raisons. Elle aurait pu réagir de mille et une façons, mais elle n’en fit rien. Elle se contenta d’essuyer ses joues mouillées et d’acquiescer sans rien dire. Elle avait entendu, elle avait écouté. Elle avait encore besoin de temps pour l’accepter.
* * *
Il était temps que Rémy et Laura s'en aillent. Les dernières heures avaient été riches en émotions et en informations, autant pour lui que pour Malicia, et désormais, il fallait prendre du recul et laisser le tout reposer. Cependant, il restait un dernier point à aborder. Un élément essentiel, qui n'allait pas servir à soigner leur passé, mais à construire leur futur.
— Anna, l'interpella Rémy d'une voix sérieuse. Je veux que tu viennes avec nous.
Malicia, qui aidait Laura à ramasser les magazines éparpillés dans toute la pièce, tourna la tête dans sa direction. Son expression était interrogatrice, mais Rémy ne lui laissa pas le temps de poser de question.
— Je sais que tout s'est précipité. Qu'on avait un équilibre, dans notre ancien appartement. Chacun chez nous. Tu n'as pas fait le choix de devoir emménagé avec Laura et moi, et ce n'est pas ce que je te demande.
Malicia se redressa, une pile de magazines entre les mains. Elle les posa sur sa poitrine alors qu'elle le regardait.
— Qu'est-ce que tu me demandes, alors ?
De revenir. De ne plus partir. De rester avec eux. Rémy prit une seconde pour mettre de l'ordre dans ses idées. Il devait reprendre depuis le début.
— Je n'aime pas l'appartement où nous sommes actuellement. Je sais que tu as fait des efforts pour le trouver, mais on ne s'y sent pas bien. En plus, le voisinage est suspicieux depuis l'explosion du local poubelles. Il faut qu'on parte. J'ai entrepris des recherches pour aller ailleurs. Loin. Dans un endroit plus adapté. On en a au moins pour quelques jours avant de savoir où exactement mais Laura et moi, nous n'allons pas rester dans cette ville.
Cette fois, Malicia acquiesça. Elle avait compris.
— Tu veux que je vienne avec vous.
— Je t'invite à venir avec nous, rectifia Rémy. Je veux que tu saches que ma porte...notre porte te sera toujours ouverte. Je comprends aussi si tu souhaites ton propre logement. Je peux trouver deux logements à proximité. Un appartement qui te conviendra. Mieux que...ça.
Il désigna le studio poussiéreux et presque abandonné qui les entourait. Malicia pinça les lèvres.
— Rémy...
Il secoua la tête.
— Ne réponds pas maintenant. Je veux que tu prennes le temps d'y réfléchir. Je ne t'oblige à rien. Je...On peut trouver un autre moyen de rester en contact, si tu préfères. Ou pas. Maintenant que tout a été dit, c'est à toi de prendre la décision. Mais...
Il s'interrompit. Il voulait lui dire qu'il l'aimait. Qu'il l'aimerait toujours, quoiqu'elle décide. Il ne dit rien. Elle le savait déjà.
Chapter 28
Notes:
Ce chapitre manque sans doute de cohérence d'un point de vue architectural mais j'avais envie de faire quelque chose de léger et drôle, sans prise de tête, alors n'essayez pas trop de réfléchir à la logique des choses et profitez juste <3
Petit TW pour la mention de cadavres d'animaux.
Chapter Text
Malicia imposa plusieurs conditions. Déjà, elle voulait des chambres séparées. Et sa propre salle de bain, parce que, de ses propres mots, elle refusait que Rémy lui vole son shampoing. Ensuite, elle souhaitait avoir un extérieur. Même petit. Un balcon ou une terrasse, tant qu'elle pouvait y prendre le soleil. C'était ce qui lui manquait le plus, dans son ancien appartement. Et finalement, elle fit réitérer à Rémy sa promesse de lui préparer un petit-déjeuner au lit.
— Une fois par mois, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.
En échange de quoi, elle acceptait de partir avec eux. D'habiter avec eux. Avec lui.
Rémy ne se fit pas prier et adapta aussitôt sa recherche de logement. Cela prit quelques jours, mais il finit par trouver. Le temps de régler quelques formalités, et notamment de se fournir de nouveaux papiers d'identité, et ils quittèrent l'affreux appartement de la confrérie pour prendre la direction de leur nouveau chez eux.
C'était une maison. Une maison de campagne, entourée par la verdure et à l'écart d'autres habitations. Des arbres, une prairie sauvage à l’arrière, des sentiers, pas de voisin, juste de la tranquillité. La façade était bleutée, et le contour était délimité par une petite barrière en bois dont la peinture blanche était usée par temps et le manque d'entretien. Très vite, ils découvrirent que c'était un avant-goût de l'état général de la maison, qui avait besoin d'un bon coup de peinture et d'un rafraichissement général.
— C'est quand même scandaleux de proposer ce genre de choses à la location, s'indigna Malicia alors qu'ils traversaient la cuisine où les meubles tombaient littéralement en morceaux.
Elle ouvrit la porte d'un placard, qui sortit littéralement de ses gonds et lui resta entre les mains. Laura, qui explorait avec elle, laissa échapper un petit rire, et l'imita en saisissant la porte restante pour l'arracher également. Rémy se tenait en retrait, les bras croisés, un sourire en coin sur les lèvres.
— C'est parce que ce n'est pas une location, chère.
Il fallut un petit moment avant que le sens de ses mots n'atteignent l'esprit de Malicia, qui se retourna pour le fixer avec suspicion.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Exactement ça. Ce n'est pas une location.
— Rémy, ne me dis pas que tu as acheté cet endroit ?
— Officiellement, c'est monsieur et madame Hikse qui ont fait l'investissement. Mais oui. Nous sommes propriétaires.
Malicia plissa les yeux, indécise entre la surprise et la colère. Puis elle réalisa à nouveau ce qu'il venait de dire, et ce fut l'incrédulité qui transpira de son exclamation.
— Attends, monsieur et madame ? Tu nous as fait passer pour un couple mariés ?
Rémy s'arma de son sourire le plus innocent et haussa les épaules.
— Evidemment. Quoi de plus passe-partout qu'un jeune couple avec enfant qui investit dans un premier bien immobilier ?
Si un regard pouvait tuer, celui de Malicia l'aurait envoyé 10 pieds sous terre.
Pourtant, elle ne répondit rien, et Rémy sut qu'elle ne trouvait pas d’argument pour le contredire.
— Je ne peux pas croire que tu l'as achetée, grommela-t-elle à la place.
Il s'approcha d'elle, goguenard et passa son bras autour de sa taille.
— Allez chère, tu dois admettre que c'est une belle maison.
— C'est plein de travaux, Rémy. On en a pour des semaines à tout refaire. Et l'argent....Je croyais que tu étais fauché ?
Il lui décocha un sourire encore plus innocent que le précédent.
— Je le suis, pour mes dépenses de tous les jours. Mes économies, elles, sont plutôt généreuses. Et j'ai demandé une petite avance sur héritage à mon père. Ne t'inquiètes pas pour l'aspect financier, vraiment.
Elle le bouscula en représailles de lui avoir menti sur sa situation financière, et posa ses mains sur ses hanches. Son regard parcourut à nouveau la cuisine, qu'elle découvrait d'un angle différent cette fois. Rémy n'eut pas de mal à suivre son cheminement de pensées. Elle s'attarda sur la vue qu'ils avaient par la fenêtre, sur la forêt qui s'étendait au loin, sur la clôture en bois dont ils pouvaient apercevoir un fragment.
— Chez nous, hein ? prononça-t-elle à voix basse.
— Je sais que ça paraît intimidant, mais les fondations sont solides. Ca va demander un peu de travail et de persévérance, mais quand j'ai vu l'annonce...j'ai senti que c'était notre maison.
Elle se détourna de la fenêtre pour lui jeter un regard aussi sceptique qu'amusé.
— Tu es complètement fou, tu le sais ça ?
— Je sais, répondit-il avec fierté. Tu veux voir les chambres ?
* * *
Ils établirent une liste de priorité. D'abord, rafraîchir la pièce destinée à être la chambre de Laura, et rénover la cuisine. Cette dernière passa en premier quand ils réalisèrent que le vieux frigo et la plaque de cuisson qui s'y trouvaient ne fonctionnaient pas du tout. Dès le lendemain de leur emménagement, Rémy passa commande pour un nouvel équipement, et Malicia entreprit d'évacuer les restes de l'ancien.
La perspective des travaux, terrifiante un jour plus tôt, était rapidement devenue excitante. Ils avaient passé la soirée à en discuter et à faire des plans. Ils avaient parlé de l'agencement des pièces, des couleurs pour les murs, de la taille du frigo, de l'entretien du jardin. Rémy prévoyait déjà de faire un potager, pour cuisiner avec des produits frais, et Malicia voulaient un parterre de fleurs. Laura avait choisi du papier peint pour sa chambre, et ils avaient parcouru un nombre incroyable de sites de vente de meubles. Rémy refusait de dévoiler le budget exact, ce qui agaçait Malicia, mais dans l'ensemble, le potentiel de la maison et la liberté d'en faire ce qu'ils voulaient avait réussi à la conquérir.
Du moins, jusqu'à ce qu'une ombre noire surgisse d'un des placards de la cuisine qu'elle était en train de démanteler. Elle poussa un cri, surprise, et recula alors que l'ombre filait à travers la pièce et s'échappait sans qu'elle ne parvienne à voir ni où elle allait, ni de quoi il s'agissait.
* * *
Contrairement à la cuisine, les salles de bains étaient saines et fonctionnelles. La décoration était un peu vintage, mais ils pouvaient s'en accommoder. Elles furent donc placées tout en bas sur la liste des priorités, et ce fut avec une satisfaction de travail bien accompli que Rémy se glissa sous l'eau chaude de la douche le soir-même.
Ils avaient passé la journée à travailler, à démolir et à évacuer. Les pouvoirs de Malicia étaient particulièrement pratiques, et Laura n'était pas en reste avec ses griffes bien tranchantes. La cuisine était complètement vidée et prête à être repeinte et aménagée. Ça avançait encore plus vite que prévu, mais c'était une bonne chose. Après tout, il allait avoir besoin de cette cuisine pour préparer tous les petits-déjeuners au lit qu'il avait promis à Malicia.
Alors qu'il frottait du shampoing dans ses cheveux, heureux de les débarrasser de la poussière, du plâtre et de toutes les autres saletés accumulées, un cri sorti tout droit de l'enfer retentit. Il ouvrit grand les yeux, surpris, et tira le rideau juste à temps pour apercevoir ce qu'il pensa être une boule de feu glisser sur le carrelage et passer à travers le trou qui se trouvait dans le bas de la porte. Qu'est-ce que...
Nu et dégoulinant d'eau et de savon, Rémy sortit de la douche et ouvrit la porte du couloir, qu'il trouva complètement désert. Quoique ce démon soit, il s'était volatilisé.
* * *
— Regarde !
Rémy se détourna des pinceaux qu'il était en train de nettoyer pour se tourner vers Laura. Les vêtements et le visage tachés de peinture, la petite fille dressait fièrement le bras, un cadavre de rat à moitié éventré à la main.
— Où est-ce que tu as trouvé ça ?
Avec un grand sourire, elle pointa le salon. Rémy fronça les sourcils, parce qu'il n'y avait aucune possibilité qu'un rat décide de crever les entrailles à l'air au milieu de leur salon et qu'il était absolument certain qu'il n'y avait rien vu une heure plus tôt.
— Garder ? demanda Laura avec espoir.
— Non ! Hors de question. Jette ça dehors et va te laver les mains.
Laura geignit, mais le regard résolu de Rémy fut suffisant pour la faire obéir.
* * *
— Laura ! cria Malicia. On t'a dit de laisser les cadavres dehors.
— Pas dehors !
— Si, dehors !
Rémy soupira et posa la visseuse.
— Où est-ce que tu l'as trouvé cette fois, petite ?
Laura se tourna vers lui, un nouveau rat éventré – et décapité, nota Rémy avec dégoût – entre les mains, pour répondre fièrement.
— Dans la cuisine !
Rémy sourit, une pointe de fierté en l'entendant répondre de manière aussi complète. Son sourire disparut quand elle enchaîna avec sa requête habituelle.
— Garder ?
— Non petite. Je te l'ai dit, on ne garde pas les animaux morts.
La mine désappointée de l'enfant lui serra le cœur, mais ce n'était pas discutable. Alors que Laura prenait la direction du jardin pour y jeter le cadavre, Malicia lança un regard de reproche à Rémy.
— C'est le sixième cadavre en quatre jours, Rémy. Ils ne peuvent pas apparaître par magie.
— Tu dis ça comme si c'était ma faute !
— Je dis juste qu'entre les ombres, les bruits étranges et les cadavres, il y a quelque chose d’anormal dans cette maison.
— Anormal comme quoi ? Un fantôme qui nous hantera à coups de rats morts ?
Le regard de Malicia était plus qu'éloquent pour faire passer son avis sur la question. C'était exactement ce qu'elle pensait. Rémy retint son envie de rire et reprit la visseuse en secouant la tête.
— Ne sois pas ridicule, chère. Il y a forcément une explication.
* * *
— Vivant !
L'exclamation de Laura était si innocente et enthousiaste que Rémy ne se méfia pas, et ce fut donc sans préparation mentale qu'il se retrouva pratiquement le nez sur l'oiseau à l'agonie qu'elle lui tendait joyeusement.
Vivant oui, mais à peine. Il grimaça.
— Petite...
Laura ramena l'oiseau vers elle et lui adressa un regard défiant.
— Vivant ! répéta-t-elle. Garder.
— Laura, il est blessé. Il va mourir.
— Non ! Réparer.
Elle tapa du pied par terre et Rémy soupira. Il déposa les planches qu'il transportait. Les travaux devraient attendre.
— Viens petite, je vais t'accompagner pour le déposer dehors.
* * *
L'oiseau était mort, Laura avait pleuré, puis avait décidé de bouder Rémy comme s'il était le responsable. La soirée avait été longue, et maintenant que Laura s'était endormie, Rémy se laissa glisser par terre, une bière à la main. Malicia ne tarda pas à le rejoindre et posa sa tête sur son épaule.
— Ça fait partie des expériences de la vie, murmura-t-elle doucement. Elle ira mieux demain.
Rémy prit une gorgée sans répondre. C'était peut-être la vie, mais ce n'était pas juste.
* * *
— Ce n'est pas possible !
Rémy se tenait devant le canapé, un panier de linge devant lui, avec le linge étalé au maximum tout autour. Malicia, qui était occupée à aider Laura à écrire, haussa un sourcil interrogateur dans sa direction.
— Quoi ?
— Pratiquement toutes mes chaussettes ont disparu ! Impossible de mettre la main dessus.
— Tu as vérifié qu'elles ne sont pas quelque part dans la machine à laver ? Les chaussettes ça s'égare facilement.
— J'ai vérifié ! Trois fois ! Dans ma chambre, dans la machine, dans les tiroirs de Laura, partout. A croire qu'elles se sont envolées.
Malicia pinça les lèvres, avant de reporter son attention sur les mots que Laura écrivait.
— Peut-être que ce n'est pas un fantôme, mais un lutin voleur de chaussettes, murmura-t-elle d'un ton seulement à moitié ironique.
* * *
Le cri de Malicia précéda son arrivée dans le salon. Ses cheveux étaient attachés en une queue de cheval, elle avait des taches de peinture sur sa salopette, et légèrement sur la joue, mais surtout un regard terrifiant alors qu'elle pointait son pinceau en direction de Rémy. Celui-ci leva innocemment les mains.
— J'ai vu l'ombre ! s'écria-t-elle. J'ai voulu la coincer contre le mur, mais avant que j'y parvienne, elle s'est retrouvée du côté opposé du couloir. Ce truc s'est téléporté, Rémy.
— Il ne s'est pas téléporté, rationnalisa Rémy.
— Très bien, alors il est passé à travers le mur. Comme un fantôme.
— Ce n'est pas un fantôme.
— Ah oui ? Comment tu expliques ce que j'ai vu alors ?
— Peut-être...peut-être qu'il y en a deux ?
— S'il y a deux de ces choses, Rémy, je t'assure que je les laisse te dévorer en premier.
* * *
C'était la nuit. Laura dormait, sa tête enfoncée dans un oreiller, dans le même lit que Rémy, en attendant que la peinture de sa chambre ait séché. Rémy, lui, ne dormait pas. Il y avait du bruit dans la maison. Et pas du bruit classique de vieille maison de campagne, non. Du bruit comme quelque chose qui grattait à la porte d'entrée. Peut-être le démon de la salle de bain. Peut-être les ombres que Malicia affirmait voir passer. Peut-être la créature qui leur faisait des offrandes de cadavres.
Après de longues minutes à écouter le grattement qui provenait définitivement des murs de la maison, Rémy se résigna à sortir de son lit. Il enfila un pantalon par-dessus son boxer, parce que c'était hors de question qu'il affronte cette chose en caleçon, et se glissa dans le couloir.
Il y tomba nez à nez avec Malicia, qui sortait de sa chambre pile au même moment, et qui lui adressait un regard plein de reproches.
— Tu as acheté une maison hantée ! asséna-t-elle avec la conviction d'une personne qui aurait préféré dormir.
Il répondit d'un sourire penaud, mais ne chercha plus à démentir. En toute honnêteté, il était content qu'elle soit réveillée aussi pour l'aider à débusquer leur fantôme.
Ils descendirent les escaliers ensemble, et peut-être que Rémy se tendit à chaque fois qu'une des marches grinça. Une fois dans le salon, ils s'immobilisèrent et attendirent.
Rien.
Plus un bruit.
Le grattement avait cessé.
Plusieurs minutes passèrent, puis Malicia souffla avec exaspération.
— Super. Je retourne me coucher, déclara-t-elle avant de pointer un doigt menaçant en direction de Rémy. Demain, tu vas jusqu'en ville pour acheter de l'ail, de l'encens et du laurier. Que tu y crois ou pas, on va purifier cette maison.
* * *
Au bout de deux semaines, la cuisine était terminée et fonctionnelle. Rémy avait choisi un îlot central, sur lequel il prenait désormais plaisir à cuisiner avec l'aide occasionnelle de Laura, de Malicia, ou des deux à la fois. La chambre de Laura était terminée également, avec des murs peints en blanc ornés d’une petite frise jaune et du mobilier tout neuf. Repenser à la petite chambre de leur appartement faisait toujours un pincement au cœur à Rémy, parce qu'il réalisait que ça avait été la toute première chambre de Laura, et qu'ils n'avaient même pas une photo pour s'en souvenir. Mais sa chambre ici était plus grande, rénovée, prête pour qu'elle puisse y grandir en toute sérénité.
Les prochaines deux grosses étapes du chantier étaient la chambre de Malicia et le salon. Mais avant ça, Rémy était bien déterminé à élucider le mystère du fantôme. Il entreprit donc d'explorer et de réparer tous les trous existants à travers la maison. Esprit, ombre ou démon des murs, il avait l'intention de ne plus lui laisser aucune échappatoire. A un moment ou un autre, il allait bien finir par être coincé.
Une journée plus tard, une vingtaine de trous réparés ou temporairement rebouchés et des tonnes de crasses et d'objets incongrus retrouvés, il n'y avait pas la moindre trace de fantôme.
— Au moins tu as retrouvé tes chaussettes, positiva Malicia alors qu'il terminait de reboucher un trou sous l'escalier.
— Mais elles n'ont pas pu se déplacer toutes seules jusque-là !
Rémy se redressa, le corps fatigué mais surtout agacé. Il devait y avoir une explication. Ce n’était pas possible autrement. Il avait tout ouvert, tout fouillé. Aucune créature vivante n’était actuellement dans les murs, mais il y avait des traces de sa présence. Était-ce possible qu’elle soit à l’extérieur ? Non… Malicia était restée au rez-de-chaussée tout du long. S’il y avait eu du mouvement, elle l’aurait vu passer. Rémy n’avait rien entendu de particulier quand il était à l’étage mais…
— Où est Laura ?
— Dans sa chambre, elle y est restée tout l’après-midi.
— Tu ne trouves pas qu’elle passe énormément de temps dans sa chambre ces derniers jours ?
Malicia le regarda avec perplexité.
— C’est plutôt une bonne chose, non ? Ça prouve qu’elle est à l’aise.
— Ou qu’elle est complice.
— Complice de ? Rémy ! Explique avant de partir.
Rémy avait déjà commencé à grimper l’escalier. Malicia le suivit alors qu’il montait les marches deux par deux, pressé de pouvoir confirmer sa théorie.
— Complice du fantôme ? Tu ne crois pas que c’est absurde ?
— Ça ne l’est pas si le fantôme est un…
Arrivé devant la porte de la chambre de Laura, porte close alors qu’elle laissait toujours les portes de leur ancien appartement grandes ouvertes, il l’ouvrit avant de terminer sa phrase.
Laura était là, au milieu de la pièce, assise sur le tapis à fleurs jaunes que Rémy avait soigneusement choisi juste pour elle. Elle était en train de feuilleter un de ses livres pour enfants, et si elle était devenue silencieuse à leur arrivée, il était évident qu’elle le déchiffrait à voix haute un instant plus tôt, sous les oreilles attentives de son audience.
— Animal, compléta-t-il alors que Malicia entrait à son tour dans la pièce, tout aussi abasourdie de surprise que lui.
Juste en face de Laura, un chat orange vif était en train de mordiller le coin du livre qu'elle avait entre les mains. A peine quelques centimètres plus loin, un second chat d'un gris sombre était occupé à jouer avec une chaussette abandonnée. Pour compléter le tableau, un troisième chat, au pelage d'un blanc immaculé, était blotti entre ses jambes croisées et dormait d'un repos apaisé.
Une ombre grise, un démon de flamme et un fantôme blanc.
— Incroyable, murmura Rémy en s'accroupissant sur le tapis. Petite tu...mais...depuis quand... ?
Alors que sa confusion l'empêchait de formuler une question claire, le chat roux se détourna du livre pour venir s'attaquer à ses doigts. Cela fit rire Rémy, qui le caressa en retour. Il ne semblait pas bien vieux, même pas adulte. Ils étaient assez grands pour être indépendants, mais cela semblait être encore des chatons.
— Cela semble tellement logique maintenant, s'amusa Malicia en s'agenouillant à son tour sur le tapis. Des chats, Rémy !
Elle tendit la main en direction du chaton gris, qui la fixa un instant avec curiosité avant de se précipiter pour essayer d'arracher son gant.
— Je crois que j'ai trouvé notre voleur de chaussettes.
— Je ne peux pas croire que nos fantômes soient aussi adorables...et apprivoisés. Je me serais attendu à des créatures plus sauvages.
Alors que Rémy réfléchissait à voix haute, il tourna les yeux vers Laura, qui affichait un sourire paisible et innocent.
— Depuis combien de temps tu sais qu'ils sont là ?
La petite haussa les épaules. Rémy soupira.
— On avait des squatteurs depuis le premier jour et on a rien vu, rien compris.
Malicia rit.
— Je pense que c'est plutôt nous les squatteurs, souleva-t-elle avec justesse. Clairement, ils habitaient ici les premiers.
Le chat roux glissa hors des doigts de Rémy pour se précipiter sur le gris et démarrer une bagarre improvisée. Quelque chose lui disait que c'était le plus énergique des trois.
— Qu'est-ce qu'on va en faire ?
C'était la question à ne pas poser. Laura leva la tête vers lui, les yeux plein d'espoir.
— Garder ?
Rémy grimaça, parce qu'il y en avait trois. Mais la moue de Laura était suppliante et adorable, et le chaton entre ses jambes semblait incroyablement à sa place. Les deux autres avaient roulés hors du tapis mais ils étaient tout aussi mignons, et plein de vie, et il pensa à un chat tricolore qui l'avait suivi pendant quelques mois dans la rue, quand il était plus jeune et au réconfort que sa compagnie lui avait apporté. Il se mordit les lèvres avant de se tourner vers Malicia avec un air interrogateur.
— Les garder ? répéta-t-il avec une intonation qui imitait celle de Laura.
Malicia roula des yeux.
— Tu es aussi adulte que moi, tu sais.
— Mais...
Il voulait les garder. Ces chats habitaient ici avant eux, et il n'aimait pas l'idée de les mettre à la porte. En plus, avoir la compagnie d'un animal pourrait être vraiment bénéfique pour Laura. Mais trois chats, c'était une responsabilité. C'était des frais vétérinaires. C'était des bouches à nourrir et des vies à sécuriser. C'était disproportionné.
Les deux chatons éveillés trottinèrent jusqu'à lui. Le gris se mit à le renifler avec curiosité, tandis que le roux s'asseyait juste en face pour lui adresser un miaulement. Son cœur vacilla et il adressa un sourire penaud à Malicia. Celle-ci ne sembla pas le moins du monde surprise, ni contrariée.
— On les garde, officialisa-t-il. Tout orphelin est le bienvenu dans cette maison.
Le visage de Laura s'illumina de bonheur et juste pour ça, la décision valait le coup d'avoir été prise. Afin de rendre le moment plus solennel, Rémy voulut poser la main sur le chat gris, qui réagit aussitôt avec un bond en arrière et un feulement d'avertissement. Bon. Cela semblait plus cohérent avec leurs comportements des jours précédents.
— Tu vas devoir apprendre à payer tes chaussettes en affection mon petit pote, lui lança-t-il avec bonne humeur.
Le chaton lui feula à nouveau dessus puis, signe ultime de traitrise, alla chercher refuge auprès de Malicia. Celle-ci rit devant l'expression indignée de Rémy, puis souleva le chaton avec précaution. Il se laissa faire sans protester, et elle le posa sur ses genoux.
— Je crois que j'ai trouvé mon préféré.
Rémy décida d'ignorer cet outrage et se consola avec le roux, bien plus amical malgré ses allures de démon.
— On devrait t'appeler Lucifer, lui dit-il sur le ton du complot.
— On ne connaît même pas leurs sexes.
— On abrégera en Luci si c'est une femelle. Ou Lulu.
— D'accord, alors je propose Casper pour celui-là, suggéra Malicia en pointant le chat blanc, toujours endormi entre les jambes de Laura.
— Non ! réagit aussitôt celle-ci. Figaro !
— Figaro ?
Laura hocha la tête et souleva le livre qu'elle avait toujours entre les mains. Pinocchio. Elle le tourna pour qu'ils puissent voir la page qu'elle avait sous les yeux, où une image d'un chat noir et blanc s'étalait en grand.
— Figaro, répéta-t-elle en désignant le chat blanc.
Ses petits doigts s'approchèrent de la fourrure et la caressèrent délicatement. Sans même ouvrir les yeux, le chaton s'étira et se repositionna avant de se mettre à ronronner. Apparemment, la décision de garder ou non celui-là avait été prise depuis bien longtemps.
— Lucifer et Figaro donc, récapitula Rémy avec tendresse. Chère ? Une suggestion pour nommer ton petit traître ?
Le chat gris se dressa sur les genoux de Malicia et feula à nouveau en direction de Rémy, sous le regard satisfait de la jeune femme.
— Il a un bon instinct, c'est tout. Clairement, il sait cibler quelle est la meilleure personne de la pièce.
Rémy rit doucement.
— Je ne peux pas contredire ça, admit-il avec un ton charmeur. Et je ne suis pas contre avoir de la concurrence, ça rend le jeu plus amusant.
Malicia lui tira la langue avant de reporter son attention sur le chat gris, qui ronronnait sous ses caresses.
— J’ai toujours aimé le nom Oliver, murmura-t-elle. Je suppose que ça peut être Olive pour une fille.
Le nom était familier. Elle l’avait déjà évoqué des années plus tôt, lorsqu’ils étaient bien plus jeunes, comme le prénom d’un enfant potentiel.
— Tu es sûre, chère ?
Elle se tourna vers lui, un sourire aux lèvres, la tête penchée et les yeux plein de tendresse.
— Je suis sûre. Ce n’était pas comme ça que je l’imaginais, mais c’est un prénom qui marque la fondation d’une famille et je pense qu’on peut dire qu’on y est. Tu ne trouves pas ?
Elle désigna Laura du menton, avec Figaro toujours blotti dans ses bras, et Lucifer qui les avait rejoint, visiblement fatigué par ces nouvelles rencontres. Rémy sourit à son tour.
Une enfant, trois chats, une maison. C’était en effet un beau début de fondation.
Chapter Text
Il y avait quelque chose de particulier dans le fait d'être dans sa maison, dans sa cuisine récemment meublée et décorée, et de cuisiner pour sa famille.
Une famille dans le sens le plus pur du terme, avec une femme, une enfant, trois chats.
Sur le feu, deux poêles grésillaient tranquillement, chacune avec du poisson. Une pour les félins, l'autre pour les humains. Rémy avait décidé de faire des quiches. Pendant que le poisson mijotait, il s'attelait à découper les légumes, pas trop gros, pour qu'ils fondent bien avec le reste. Ni Laura, ni Malicia n'étaient vraiment difficiles, mais la petite commençait à développer de la méfiance vis-à-vis des légumes, comme si ses papilles s'étaient assez développées pour commencer à émettre des préférences et comme si, suivant la règle universelle propre à tous les enfants, cette préférence excluait d'office tout ce qui était vert.
Alors qu'il éminçait des échalotes, Rémy sifflotait, profitant du calme ambiant. Oliver, le plus gourmand des chats, était resté avec lui et surveillait ses faits et gestes d'un œil attentif, guettant le moment où la nourriture lui serait offerte. Ses réticences des premiers jours vis-à-vis de Rémy s'étaient dissipées à l'instant où il avait compris que c'était lui qui était en charge des repas. Cela ne l'empêchait pas de continuer à avoir une préférence évidente pour Malicia, mais Rémy ne pouvait pas le lui reprocher. Lui aussi avait une préférence pour la compagnie de Malicia.
Une fois les légumes coupés, il les disposa dans un faitout qu'il ajoutait sur le fourneau, puis alla chercher la pâte qu'il avait préparé un peu plus tôt afin de l'étaler. C'est à ce moment que la porte du jardin, attenante à la cuisine, s'ouvrit et que Laura entra joyeusement, couverte de terre et aussi rebondissante qu'une balle magique. Figaro ne tarda pas à la suivre, presque aussi sale qu'elle, et alla s'installer dans un coin de la pièce pour nettoyer son pelage. Laura elle s'approcha de Rémy, l'expression curieuse et gourmande et....décidément beaucoup trop sale pour être dans une cuisine.
Rémy lâcha sa pâte à moitié étalée et pointa le rouleau en direction de Laura.
— Stop petite ! Recule.
Elle se figea et lui jeta un regard interrogateur.
— On ne touche pas à la nourriture sans s'être lavé les mains. C'est la règle.
Laura fit la moue, puis obtempéra. Elle alla jusqu'à l'évier, ouvrit le robinet, passa ses mains sous le jet d'eau avant de les ressortir pour les secouer, éclaboussant tout ce qui se trouvait un mètre autour d'elle. Rémy soupira.
— Avec du savon, s'il-te-plaît.
Cette fois, elle se renfrogna carrément, mécontente.
— Qu'est-ce que tu as fait pour être aussi sale d'ailleurs ?
— On a planté des fleurs, répondit la voix de Malicia alors qu'elle franchissait à son tour la porte du jardin, presque aussi couverte de terre que Laura.
Rémy réalisa qu'il allait vite regretter cette porte qui reliait la cuisine au jardin.
— Ça sent bon. Tu prépares quoi ?
— Des quiches, répondit-il avant de dégainer à nouveau son rouleau à pâtisserie pour la faire reculer. Les règles sont les mêmes pour toi, chère. On n'approche pas la nourriture sans s'être lavé les mains !
— Ah oui ? répondit-elle avec un sourire en coin. Et tu vas faire quoi ? Nous priver de repas ?
Pour aller jusqu'au bout de la provocation, elle eut l'impertinence de toucher la pâte et d'en chiper un morceau, qu'elle goba avant de lui adresser un sourire aussi charmant que diabolique. Laura rigola doucement, toujours debout devant l'évier, ses mains humides encore plus sales qu'avant depuis qu'elle les avait frotté sur son pantalon plein de terre. L'expression scandalisée de Rémy se dissipa bien vite et il plissa les yeux en direction de Malicia, son rouleau pointé d'un air accusateur.
— Je pourrais, menaça-t-il avec sérieux.
— Vraiment ? répliqua innocemment Malicia, avec un battement de paupière angélique.
Laura profita de leur échange pour quitter son poste près de l'évier, le savon intact, et s'approcher d'Oliver pour le caresser. A l'instant où elle toucha ses poils, le pauvre chat se redressa, outré, et partit se réfugier sous la table. Laura fronça les sourcils, avant de retrouver son intérêt initial pour l'odeur qui flottait dans l'air et poser ses mains sur le plan de travail. Rémy grogna.
— Allez-vous doucher, s'il-vous-plaît.
Malicia rit, puis saisit Laura par l'épaule. Celle-ci gémit doucement pour marquer son désaccord.
— Viens Laura, insista la jeune femme. Tu pourras jouer dans ma baignoire. Et après, je te ferai des tresses. Tu aimes les tresses, non ?
L'argument fut suffisant, et Laura abandonna le plan de travail pour la suivre docilement. Rémy expira, soulagé, alors que sa cuisine redevenait calme.
Calme, mais encrassée. Il vérifiait que tout cuisait correctement, puis prit l'éponge pour nettoyer les dégâts.
* * *
— Je t'avais dit que c'était une mauvaise idée.
— Je pensais que ce serait bien pour elle de voir, de comprendre, d'être incluse.
— Je sais. L'intention était bonne mais...
Malicia ne termina pas sa phrase, et se contenta de faire un geste de la main en direction de Laura qui était roulée en boule dans le canapé, le visage fermé, les sourcils froncés, les yeux furieux.
Aujourd’hui, Rémy avait emmené leurs trois nouveaux compagnons chez un vétérinaire. Juste pour vérifier que tout allait bien. Et tout allait bien. Trois jeunes mâles, en parfaite santé. Ils avaient été vaccinés, pucés, vermifugés. Officiellement nommés et adoptés. Naïvement, il avait pensé que c'était une bonne idée d'emmener Laura avec lui. Elle qui était si curieuse de tout, et déjà tellement attachée aux chats, il s’était dit que ce serait bénéfique pour elle.
Ça ne l'avait pas été. Dès la salle d'attente, la petite fille s'était refermée. Silencieuse, méfiante, complètement opaque à toute tentative d'interaction. Rémy l'avait laissée observer en retrait, mais quand le vétérinaire avait sorti les seringues pour les vaccins, tout avait dérapé. Laura l'avait pratiquement attaqué, et Rémy avait dû intervenir pour la maîtriser. Le reste de la visite, ils l'avaient passé tous les deux à l'extérieur du cabinet pendant que le vétérinaire s'occupait des chats avec son assistante.
Malicia l'avait prévenu, elle lui avait dit que c'était une mauvaise idée. C'était un environnement trop stérile, trop médical, trop prompt à raviver des souvenirs. Rémy n'avait pas écouté, persuadé que justement c'était une bonne chose de montrer à Laura que la médecine pouvait aider.
Maintenant, Laura boudait. Elle en voulait à Rémy. Elle était fâchée parce qu'il avait emmené les chats là-bas, parce qu'il l'avait empêchée de les protéger, parce qu'il avait participé à ce qu'elle avait perçu être de la torture. Les chats, eux, s'étaient déjà remis du traumatisme. Oliver dormait, quelque part dans la cuisine. Lucifer jouait avec un morceau de plâtre oublié sur le sol. Figaro était blotti près de Laura, comme pour la consoler de ses émotions. Rémy soupira. Il se passa une main sur le visage, incertain de comment régler ça. Il avait déjà essayé d'expliquer. Avant la visite. A l'extérieur du cabinet, pendant qu'elle se débattait de colère pour retourner sauver les félins. Tout au long du trajet retour. Il avait parlé, expliqué, rassuré de toutes les manières possibles, et Laura continuait de le détester.
Malicia posa une main sur son épaule.
— Je vais essayer de lui parler. Toi, prépare quelque chose au chocolat pendant ce temps, c'est le meilleur moyen d'acheter son pardon.
Rémy acquiesça. La demande avait été fait d'un ton un peu moqueur, mais ce n'était pas un mauvais conseil. Alors que Malicia rejoignait le salon, il ouvrit les placards, observa leur contenu. Il pouvait tenter un brownie express. Il sortit tout le matériel nécessaire, puis se mit à doser les ingrédients, de gestes adroits et maîtrisés. Une fois le tout dans le bol, il commença à mélanger, et le souleva pour se tourner vers salon. Il s'arrêta un peu avant l'encadrement de la porte, sa préparation de pâte à brownie entre les mains.
Malicia était assise à côté de Laura, et parlait tout doucement. Trop bas pour qu'il puisse bien discerner ses mots, mais cela ne l'empêcha pas de capter la douceur, la patience et la pédagogie contenues dans chacun d'eux. Laura avait changé de posture, toujours un peu boudeuse, mais attentive. Elle écoutait. Malicia fit des gestes, désigna Figaro, puis Lucifer qui les avait rejoint pour se poser sur le dossier du canapé. Laura se redressa, sembla protester, s'agita un peu, la colère revenue. L'attitude de Malicia s'adapta en conséquence, pour devenir plus ferme, avec juste ce qu'il fallait d'autorité pour ne pas laisser l'incompréhension devenir un caprice. Même Rémy put le sentir. Laura se laissa tomber en arrière, les bras croisés, et souffla.
Il y eut un instant de silence, puis la petite fille déplia les bras, et posa une question. Malicia répondit, la patience revenue, et le dialogue reprit, plus ouvert cette fois.
Rémy sourit, soulagé, fier, amoureux. Il les laissa à leur discussion, et retourna à ses brownies.
* * *
— Tu gardes tes doigts bien écartés et tu ne bouges pas, d'accord ?
Laura acquiesça, l'expression très sérieuse et concentrée alors que ses mains étaient posées à plat sur la table. Malicia lui sourit, et secoua le pot de vernis rose avant de l'ouvrir et de commencer à l'appliquer délicatement sur les ongles de l'enfant. Elle sentait le regard curieux de Laura qui observait attentivement, presque inquiète que l'opération tourne mal. Sur l'un des doigts, Malicia déborda légèrement, et la petite tressaillit comme si elle venait de lui couper la main.
— C'est rien, je vais juste essuyer un peu, rassura-t-elle en prenant un coton-tige pour réajuster. Tu vois, c'est réparé.
Laura sourit, ravie de découvrir qu'on pouvait aussi réparer les accidents de vernis, et reprit sa position concentrée alors que Malicia terminait.
— Et voilà ! Maintenant tu souffles dessus, doucement, pour aider à sécher. Et tu attends quelques minutes. Puis tu pourras montrer à Rémy comme tu es jolie.
Laura souffla comme indiqué, puis contempla ses doigts métamorphosés grâce au vernis rose qui brillait un peu. Elle sourit, subjuguée, puis redressa la tête vers Malicia, les yeux pétillants de reconnaissance. Oubliant la deuxième partie des consignes, elle se leva d'un bond, fit le tour de la table, et passa ses bras autour de la jeune femme pour lui faire un câlin. Malicia grimaça, bien consciente que ses vêtements venaient d'éponger le vernis pas encore sec, mais rendit l'étreinte, remplie d'un amour si doux et spontané qu'aucune tache au monde ne pouvait le gâcher.
* * *
Les travaux avançaient à leur rythme. Rémy venait de refaire la cloison qui séparait la cuisine du salon. La précédente tombait littéralement en lambeaux. Après deux jours de travaux intensifs, une cloison neuve se dressait à présent entre les deux pièces, avec un trou prévu spécialement pour permettre aux chats de naviguer de l’une à l’autre sans difficulté.
Les mains et les vêtements recouverts de plâtre et de ciment, Rémy était assis par terre et prenait une pause bien méritée tout en contemplant ses choix de vie. Acheter une maison pleine de travaux, d'accord. Adopter les trois chats qui y habitaient avant leur arrivée, cela lui ressemblait bien. Mais s'inventer entrepreneur et réadapter les travaux pour leur confort, ça commençait à devenir un peu extrême.
— Oui, tu es cinglé, déclara Malicia en descendant les escaliers.
— Comment tu sais que...
— Ton désespoir se lit sur ton visage. Prends une pause. On devrait faire un gâteau.
Rémy sourit alors qu'elle arrivait à sa hauteur, l'expression fière. Par "on", elle voulait dire lui. Plutôt que de se plier à cette requête, il prit le temps de l'admirer. L'avoir dans son champ de vision suffit à lui redonner un peu d'énergie et, tout comme elle ne dissimulait pas son intention d'exploiter ses talents pâtissiers, il ne cacha pas son regard qui s'attardait sur son corps et savoura la salopette qui épousait ses courbes avec justesse. Elle souffla avec moquerie, et détacha ses cheveux qu'elle avait attaché étroitement le temps de peindre à l'étage.
— J'ai terminé la première couche dans ma chambre et le couloir, rapporta-t-elle avec satisfaction. Je ferai la deuxième demain.
— Je suis désolé de t'avoir laissée tomber pour ça.
— Ne t'inquiètes pas, il n'y avait pas grand-chose à faire, et c'est presque terminé.
— Et tu as Laura qui t'aide, si besoin.
Malicia fronça les sourcils et pencha la tête avec confusion.
— Laura n'était pas avec moi. Je pensais qu'elle t'aidait toi ?
Ce fut au tour de Rémy de froncer les sourcils alors qu'il parcourait la pièce du regard, juste pour vérifier qu'il n'y avait personne d'autre qu'eux. Ce qu'il savait déjà, puisqu'il avait passé les dernières heures complètement seul.
— Laura n'est pas avec moi non plus. Tu es sûre qu'elle n'est pas en haut ? Dans sa chambre ?
Malicia secoua la tête.
— J'ai ouvert les fenêtres dans toutes les pièces pour évacuer l'odeur. Je ne l'ai vue nulle part.
En un instant, Rémy était sur ses pieds, la fatigue oubliée. Il se précipita vers la cuisine, qui était déserte, et ouvrit la porte qui menait au jardin d'un geste. Vide également.
— Laura ! appela-t-il en criant.
Pas de réponse. Presque inconsciemment, il nota Malicia qui faisait le tour des pièces de la maison, et s'aventura un peu plus loin dans le jardin. Il cria à nouveau le prénom de l'enfant. A la troisième fois, la panique commença à grimper en lui. A la cinquième, il sentit de l'énergie crépiter contre ses paumes, et baissa ses yeux vers ses gants qui irradiaient à présent d'étincelles violettes.
— Merde.
— Rémy, tu dois rester calme. On va la retrouver.
Il ignora Malicia qui l'avait rejoint à l'extérieur, et retira ses gants pour les jeter au loin. L'explosion qui suivit abima un des buissons, et aurait dû être suffisante pour attirer l'attention de quiconque se trouvait aux alentours, si les appels répétés n'avaient pas suffi.
Mais ça aurait dû suffire.
— Elle a une super ouïe ! s'exclama-t-il. Elle entend tout à plus d'un kilomètre ! Elle devrait m'entendre l'appeler !
— Peut-être qu'elle est distraite.
— Peut-être qu'elle est trop loin. Peut-être qu'elle est inconsciente. Peut-être qu'elle est sous tranquillisant et ligotée quelque part dans un laboratoire parce qu'on était trop occupés et stupides pour la surveiller et...
— Rémy. Stop. Elle ne s'est pas fait enlever. Je vais jeter un coup d'œil aux alentours. Toi, tu te calmes. Paniquer n'aidera en rien.
Il grommela une réponse mécontente tandis que Malicia donnait un coup de pied dans le sol et s'envola. Littéralement. Il oubliait toujours cette nouvelle faculté.
— Je jette un œil aux alentours, répéta-t-elle. Reste calme, et ne fais pas tout exploser.
* * *
Alors qu'elle survolait les environs de la maison, des arbres et des herbes sauvages à perte de vue, Malicia était inquiète. Inquiète pour Laura, bien sûr, mais pas uniquement. C'était une petite fille de 7 ans avec la possibilité d'explorer un champ presque infini de nature et de découvertes. Avec l'instinct de survie qu'elle possédait, plus ses capacités de régénération, il y avait peu de risque qu'il lui soit vraiment arrivé quelque chose. Non, si Malicia était inquiète, c'était pour Rémy.
Rémy et ses pouvoirs qui se manifestaient de plus en plus souvent de manière inattendue. Ils n'en avaient jamais discuté. Il faisait comme si ce n’était ni grave, ni important, mais les occurrences commençaient à être trop fréquentes pour que ce ne soit rien. Elle ne se sentait pas légitime pour aborder la question, mais elle ne voulait pas non plus que Rémy porte ce poids seul. Même si, jusqu’à présent, il semblait avoir décidé de traiter le problème en l’ignorant totalement.
En dessous de Malicia, le paysage défilait, tout comme les minutes, et toujours aucun signe de Laura. Après l’avoir appelée à multiples reprises, l’inquiétude de Malicia pivota sur le problème actuel. Elle savait que Rémy parcourait les alentours de la maison et hurlait probablement son prénom. L'ouïe de Laura était exceptionnelle. Si elle était à proximité, elle devait forcément les entendre. Pourquoi ne répondait-elle pas ? Pourquoi ne revenait-elle pas vers eux ?
Malicia était à une bonne distance de la maison à présent, et les herbes sauvages se transformaient en forêt. Elle descendit légèrement d'altitude pour conserver une bonne vision. Alors qu'elle commençait à se dire que ce n'était pas possible, que Laura n'avait pas pu aller si loin toute seule, qu'elle devait faire demi-tour et parcourir la distance dans l'autre sens, du mouvement attira finalement son attention.
Elle s’avança et déboucha sur ce qui semblait être une prairie, moins boisée que le reste. Au milieu des quelques arbres alentours s'écoulait un ruisseau, et au milieu de l'eau se trouvait Laura, les pieds et le bas de son pantalon trempé alors qu'elle jouait avec Lucifer. Oliver et Figaro étaient là aussi, plus réticents à mouiller leurs pattes, mais curieux et observateurs. Malicia relâcha aussitôt une expiration de soulagement et s'approcha pour atterrir près d'eux.
— Laura, appela-t-elle plus doucement. Qu'est-ce que tu fais ici ?
— Malicia ! s'exclama Laura en réponse.
Elle souriait, semblait heureuse et pas du tout surprise de son arrivée. Malicia réalisa qu'elle l'avait entendue l'appeler et qu'elle n'avait pas réagi.
— On joue ! clama la petite fille en tapant ses mains dans l'eau, qui gicla tout autour d'elle.
Lucifer bondit pour attraper les éclaboussures. Il était plus trempé encore que les vêtements de Laura, et ce n'était pas dur de deviner qu'ils jouaient à ça depuis un long moment. C'était facile de se laisser attendrir par la scène, mais pas assez pour oublier les dernières minutes de panique et Rémy qui devait encore la chercher avec angoisse.
— Laura, sors de l'eau s'il-te-plaît.
Cette fois, le sourire de la petite s'effaça pour laisser la place à la confusion. Elle se tourna vers Malicia avec interrogation, clairement incertaine sur ce qu'elle avait fait de mal. Elle baissa les épaules et marcha vers la jeune femme avec une réticence évidente.
— Je veux jouer, prononça-t-elle d'une toute petite voix une fois à sa hauteur.
L'utilisation des phrases complètes semblait être arrivée du jour au lendemain, et c'était encore parfois un peu déstabilisant de l'entendre formuler ses envies avec autant de clarté. Ça l'était d'autant plus quand il fallait les lui refuser.
Malicia s'accroupit et posa ses mains sur ses épaules.
— Non, on arrête de jouer. On était inquiets pour toi, Laura. Tu ne peux pas partir toute seule comme ça. Et quand on t'appelle, tu dois répondre, et revenir près de nous. Tu sais ça, non ?
La petite fille fit la moue.
— Pas toute seule, se défendit-elle en désignant les trois chats.
Malicia ravala de justesse son envie de rire face à son innocence et se força à garder un ton sérieux.
— Les chats ne comptent pas. Tu dois être toujours être avec Rémy ou moi.
Laura la fixa sans réagir, l'expression illisible, et Malicia soupira.
— En parlant de Rémy, mieux vaut qu'on rentre avant qu'il ne fasse exploser toute la maison.
Cette fois, la fillette réagit et tenta de se dégager avec force.
— Non ! Laura joue !
Malicia ne broncha même pas devant ce mouvement d'humeur, et se contenta de modifier sa prise pour pouvoir porter Laura même s'il lui prenait l'envie de se débattre. Elle n'avait pas le temps ni l'envie de gérer un éventuel caprice, et ne voulait pas allonger inutilement l'agonie de Rémy. A l'instant où elles décollèrent du sol, Laura sembla se résigner, mais se tortilla quand même suffisamment pour libérer une main et désigner la rivière.
— Chats ?
— Ils retrouveront le chemin tout seuls, garantit Malicia.
Dans le pire des cas, elle pourrait revenir les chercher. Le trajet retour fut rapide, seulement quelques minutes. Elle dépassa le jardin désert pour suivre la voix de Rémy qu'elles entendaient par-delà la maison. Il était parti chercher Laura dans le sens opposé, pour quadriller un maximum de terrain. Malicia le rejoignit et atterrit à quelques mètres de lui sans difficulté. Elle eut à peine le temps de déposer et lâcher Laura que Rémy était déjà à leur niveau et serrait l'enfant contre lui dans une étreinte de soulagement.
— Bon dieu petite, j'étais mort d'inquiétude ! Où est-ce que tu étais ? Tu es mouillée ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Malgré le câlin, l'expression de Laura était renfrognée et elle pinçait les lèvres dans un silence qui exprimait sa contrariété d'avoir vu sa séance de jeu être brutalement interrompue. Malicia croisa les bras et prit le rôle de rapporteuse.
— Elle jouait près du ruisseau.
Rémy leva la tête vers elle, les yeux écarquillés.
— Le ruisseau, mais c'est à presque deux kilomètres ! Comment elle a...
— Elle a suivi les chats. Elle jouait avec eux.
L'expression de Rémy changea, et il rompit l'étreinte pour fixer la petite fille, qui avait toujours son expression boudeuse.
— Laura, tu ne peux pas partir toute seule. On était inquiets pour toi.
Malicia ne put s'empêcher de sourire en reconnaissant ses propres mots. Même la position que Rémy avait prise était identique à la sienne alors qu'il fixait l’enfant en la tenant par les épaules. Laura sembla être moins attendrie par cette similarité, et elle plissa le nez alors qu'elle se faisait réprimander pour la deuxième fois.
— Je suis sérieux, Laura. Tu n'as plus le droit de faire ça, jamais. Tu peux jouer dans le jardin, mais pas en sortir sans que Malicia et moi ne soyons présent. Compris ?
Seul le silence lui répondit. Il était clair que Laura n'était pas contente, et elle maîtrisait la bouderie par le silence mieux que personne. Rémy secoua la tête et se redressa.
— Allez, on va rentrer et changer tes vêtements.
C'était inutile d'insister plus lourdement. C'était un accident innocent, et maintenant que la règle avait été établie , cela devrait éviter une répétition. Laura était une petite fille docile, ce n'était pas son genre de faire deux fois les mêmes bêtises.
Chapter 30
Notes:
Cette histoire touche presque à sa fin. J'ai quasiment terminé de l'écrire et je peux vous dire qu'elle comptera 36 chapitres au total. Encore quelques rebondissements à venir mais bientôt la conclusion ! J'en profite à nouveau pour remercier tous ceux qui laissent des commentaires et qui m'ont accompagnée dans cette jolie aventure <3
Chapter Text
Rémy était allongé dans son lit, la pièce plongée dans l’obscurité. Tout lui semblait étrangement vide, trop calme. Il était content que Laura dorme dans sa nouvelle chambre, avec les chats pour l’apaiser et la protéger des cauchemars, mais lui se retrouvait seul. L’absence du petit corps chaud et endormi de l’enfant pesait. Certaines nuits plus que d’autres.
Seul face au silence de la nuit, ses pensées se faisaient lourdes, envahissantes, presque parasites.
Après avoir passé une bonne heure à se retourner dans son lit, il renonça à l’idée de trouver le sommeil et se leva. Il passa voir dans la chambre de Laura que tout allait bien – et c’était le cas, elle dormait à poings fermés, les trois chats à ses côtés – puis descendit au rez-de-chaussée.
Arrivé dans le salon, il y trouva Malicia assise dans le canapée, drapée dans une couverture, les genoux repliés vers elle. Elle paraissait songeuse, perdue dans des pensées lointaines, mais tourna la tête vers lui en l'entendant arriver. Rémy, qui s'était figé au milieu des marches, prit ça comme un signe positif et termina de descendre l'escalier avec incertitude.
Ils ne s'étaient pas vraiment retrouvés seuls depuis qu'ils avaient emménagé ici.
Bien sûr, ils s'étaient retrouvés tous les deux, mais toujours avec une occupation. Une cloison à détruire, un meuble à construire, un schéma à dessiner, un plan à analyser, Laura, les chats, la peinture. Les prétextes étaient nombreux pour ne pas vraiment être seuls.
C'était facile prétendre que tout allait bien. Une maison à rénover, des journées bien remplies, un quotidien rythmé par une vie de famille inattendue. Ils parlaient, ils plaisantaient, ils cohabitaient, mais chaque soir, quand le soleil était couché et que Laura était au lit, Malicia prétextait être fatiguée et partait se doucher avant de disparaître dans sa chambre jusqu'au lendemain matin. Rémy n'essayait jamais de la retenir, parce qu'une partie de lui était soulagé que ce soit si simple. Il avait peur du moment où cet équilibre allait se briser.
Il appréciait ce nouvel équilibre. Même s'il n'était pas suffisant, même si elle lui manquait, même s'il voulait plus, et mieux.
Il s'assit à l'extrémité du canapé, à l'opposé d'elle, là où ils ne risquaient pas de se toucher en dépit de la couverture dans laquelle elle était lovée. Il ne dit rien, et elle non plus, et seul le silence combla la place vide entre eux.
Rémy pouvait sentir son cœur cogner dans sa poitrine, dans un étrange parallèle avec le cœur d'un jeune adolescent incertain, sur le poing d'essayer de prendre la main d'une fille, sans vraiment oser, sans être sûr de comment s'y prendre. Mais ils n'étaient plus adolescents, et c'était loin d'être leur première fois.
Finalement, ce fut elle qui brisa le malaise, avec une question toute simple.
— Où est-ce qu'on va, Rémy ?
— Je n'avais pas réalisé qu'on était en mouvement, s'étonna-t-il.
Le regard exaspéré qu'elle lui adressa n'était pas assez fort pour cacher son amusement face à sa réponse.
— Tu sais ce que je veux dire, répondit-elle avant de se recroqueviller légèrement, comme si disparaître dans sa couverture pouvait la protéger. On est là, tous les deux, on vit ensemble, mais on est toujours au même stade qu’au début. Je ne peux pas te toucher, je ne peux rien t’offrir, et on ne peut pas se projeter dans quoi que ce soit. Ce n’est pas juste, pour toi.
Rémy soupira.
— Chère, je ne sais pas combien de fois je vais devoir le répéter. Je me fiche de pouvoir te toucher. Bon...j'admets que c'est toujours plaisant de pouvoir le faire, et les moments qu'on a pu partager pendant quelques semaines étaient magiques, mais ce n'est pas, et ce ne sera jamais, une condition de mon amour pour toi. Je t'aime pour des milliers de raisons qui n'ont rien à voir avec la possibilité de te toucher. Bon dieu, l'impossibilité de pouvoir te toucher est une des raisons pour lesquelles je t'aime.
Elle laissa échapper un petit rire, amusée, mal à l'aise et flattée tout à la fois. Ses joues s'étaient colorées de toutes ces émotions et elle tourna vers lui un regard empreint de tendresse alors que ses mains se contractaient avec nervosité.
— Je t'aime aussi, prononça-t-elle tout doucement, son insécurité face à ces mots encore palpable, et toujours aussi adorable.
Cela fut suffisant pour chasser les dernières craintes de Rémy qui se déplaça avec agilité pour combler l'espace entre eux. Une fois à ses côtés, il posa sa main par-dessus la couverture douce et protectrice, là où il espérait trouver sa main. Elle lui sourit, et ses doigts trouvèrent les siens malgré l'épaisseur de tissu entre eux.
— Je t'aime, répéta-t-il, juste parce qu'il aimait prononcer ces mots presque autant que les entendre.
Et c’était si vrai. Il l’aimait, avec cette intensité vertigineuse qui faisait que quand elle était dans la même pièce que lui, tout le reste semblait plus fade. Il n’y avait qu’elle, au centre de tout, magnifique, impétueuse, étincelante. Elle était comme une flamme vers laquelle il était irrésistiblement attiré, et être à ses côtés le remplissait de joie, même sans la toucher. Tout ce qu’il voulait, c’était rester près d’elle, continuer à entendre la vitalité de sa voix, la chaleur de son rire, à voir la tendresse dans son regard, la lumière dans son sourire, les émotions sur ses joues alors qu’elle était là, avec lui, à lui dire qu’elle l’aimait aussi.
C’était presque irréel, à quel point c’était agréable, chaud, vrai. Le bonheur parcourut Rémy comme un frisson d’électricité, son cœur emballé d’amour et de fascination pour elle, et il se laissa aller dans cette sensation si pure, si enivrante, de simplement aimer quelqu’un et être aimé en retour.
— Rémy !
La voix paniquée de Malicia le fit brutalement chuter de son nuage et il retomba droit dans la réalité. Ou plutôt, droit dans le canapé qui irradiait d’une couleur magenta, tout autour d’eux, encore légère mais impossible à ignorer.
Merde.
Comment était-ce possible, il…
Putain.
Les doigts de Rémy se contractèrent et il tenta de prendre une inspiration pour se calmer. Dans son esprit, l’amour et le bonheur avaient laissé place à la panique alors que la seule pensée cohérente qui lui venait était la taille du canapé. Bien sûr, il était capable de charger des objets aussi larges que ça. Plus larges que ça même. Mais il devait se concentrer, et y consacrer le temps nécessaire. Cela ne se produisait pas en quelques secondes, et certainement pas de manière non-volontaire. La luminosité du canapé s'intensifia, et la couverture dans laquelle Malicia était toujours englobée se mit à irradier elle aussi.
Merde merde merde merde.
— Chère ! Va-t-en ! cria Rémy.
Elle avait déjà eu le réflexe de se mettre debout et de se défaire de la couverture. Mais en entendant sa requête, elle le regarda avec incrédulité.
— Je ne compte pas partir, Rémy. Tu dois te calmer et contrôler ça. Maintenant.
Il serra les dents. Il fallait vraiment qu'elle choisisse ce moment précis pour se montrer bornée ? Avec une nouvelle inspiration, il tenta à nouveau de se concentrer sur le flux d'énergie qui émanait du canapé pour le réabsorber à l'intérieur de lui. Sans succès. Au contraire, l'énergie continuait de se déverser hors de lui et vers le canapé.
— Laura est à l'étage, tu dois reprendre le contrôle.
Plutôt qu'aider à quoi que ce soit, cela ne fit qu'accentuer le stress de Rémy tout en l'agaçant.
— Tu crois que je ne suis pas au courant ? C'est pour ça que tu dois aller la chercher et sortir d'ici. Maintenant, Malicia !
Elle était en train de le fixer, avec une attention qui le déconcerta. Il n'avait pas le temps pour ça, il n'avait pas le temps pour se disputer, il n'avait pas le temps. Aucun d'eux n'avait le temps. Ils devaient évacuer.
— DEGAGE ! rugit-il avec force, et l'ensemble du canapé prit une teinte de brillance supplémentaire.
Il ne pouvait pas…il n’allait pas réussir. Il n’arrivait pas à réabsorber la charge, il y avait trop de choses qui hurlaient dans sa tête. Malicia, en danger, qui refusait de bouger. Laura à l’étage. L’incompréhension face à cette manifestation soudaine de son pouvoir, sans raison apparente. Il n’y avait eu ni colère, ni peur, ni panique. Maintenant oui. Maintenant, il n’y avait plus que ça. La panique face à l’ampleur de la détonation imminente. La colère envers Malicia qui restait là. La peur, la culpabilité, le déchaînement à l’intérieur de lui. L’intensité lumineuse s’accentua à nouveau, un cran plus prononcé. Rémy déglutit. Ses doigts se crispèrent. S’il bougeait, s’il lâchait…
Le reste se passa en moins d'une seconde. Malicia saisit Rémy, le força à tout lâcher et le repoussa. Elle s’empara du canapé, sortit avec, défonçant la porte et son encadrement. Elle le jeta, aussi loin que possible, juste à temps. Il était encore suspendu dans les airs, dans un moment de flottement, lorsqu'il explosa, ses morceaux volants dans tous les sens. Les oiseaux s'envolèrent, les rongeurs nocturnes se précipitèrent dans leur terrier et puis tout redevint silencieux.
Pas pour longtemps. A peine le temps de respirer, de réaliser ce qui venait de se passer, ce qui avait failli se passer, et Malicia était à nouveau devant lui, le visage furieux.
— C'était quoi ça ? rugit-elle.
Rémy cligna des yeux, surpris par sa colère. Le choc et la stupéfaction s'évaporèrent et ce fut la sienne qui grimpa, comme une réponse en miroir.
— Comment ça c'était quoi ? C'est à toi que je devrais le demander ! Tu es folle ou quoi ?! Tu aurais pu exploser avec ! Qu'est-ce qui t'a pris de sortir, j'étais en train de...
— Non.
La voix de Malicia était calme, mais ferme. Ses yeux étaient fixés sur lui, toujours empreints d'exaspération, mais surtout d'une autorité qui ne laissait pas place à la contestation.
— Je ne te laisserai pas retourner la situation, Rémy, dit-elle sèchement. Tu étais en train de perdre le contrôle. Tu étais sur le point de faire exploser le salon, peut-être la maison entière.
Il serra les lèvres, incapable de la contredire, mais sa propre colère pas apaisée pour autant.
— Peut-être, admit-il du bout des lèvres. Mais cela ne change pas le fait que tu n'avais pas à intervenir. Tu aurais dû sortir quand je te l'ai dit.
— Et te laisser exploser avec le canapé ?
— Mieux vaut moi que toi ! s'emporta-t-il avec agacement. Tu imagines si tu avais été blessée ? À cause de moi ?
L'expression de Malicia se radoucit. Pas complétement, mais juste assez pour qu'il ait moins l'impression de se faire réprimander comme un gamin.
— Je ne risquais rien, Rémy. Mes pouvoirs... je suis immunisée aux explosions.
Rémy la fixa comme un idiot, comme si ce qu'elle venait de dire n'avait pas de sens. Ses pouvoirs.... endurance...que…
— Quoi ? dit-il bêtement.
Mais elle était déjà passée à autre chose, son exaspération revenue.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment ça se fait que ton pouvoir s'est déclenché comme ça, sans raison ?
— Comment ça tu es immunisée aux explosions ? Tu comptais me le dire quand ?
— Ça arrive souvent ? Je t'ai vu charger des trucs quand tu es en colère mais là c'était.... démesuré. C'est nouveau ?
— Tu en as encore des pouvoirs comme ça à dévoiler ? T'en caches combien exactement ?
— Rémy ! On s'en fout de mes pouvoirs, c'est les tiens le problème !
— Moi je m'en fous pas ! Tu crois que j'ai pas eu la peur de ma vie en imaginant que j'allais te faire exploser ? Tu crois que j'aurais pas aimé savoir à l'avance que tu ne risquais rien ?
— Rémy ?
Ce n'était pas Malicia, cette fois. C'était Laura, perchée en haut des escaliers, en pyjama, pieds nus sur le parquet, sa couverture jaune à la main. Ses yeux étaient encore gonflés de sommeil, mais elle les regardait avec confusion et inquiétude.
La pression retomba d'un coup. Malicia expira, puis passa une main sur son visage pour finir de se calmer. Rémy déglutit, les poings serrés, les battements de son cœur encore trop précipités.
— Anna...
— Non. Occupe-toi de Laura. Je vais me coucher. On parlera demain.
Il voulut la retenir, mais elle était déjà en train de monter les escaliers. Elle passa à côté de Laura, l'embrassa rapidement sur la tête pour lui faire savoir qu'elle n'était pas fâchée – pas contre elle, en tout cas – puis disparu dans sa chambre. Laura la regarda, déconcertée, puis adressa un regard interrogateur à Rémy. Il soupira et monta à son tour.
— Allez viens petite, on retourne au lit.
* * *
Le lendemain matin, Malicia fut la dernière à descendre. Dans le salon, un immense vide, à la place du canapé. Les poils et autres crasses qui se trouvaient en dessous avaient été balayées. La porte avait été remplacée par une planche, plus ou moins clouée.
Lorsqu'elle entra dans la cuisine, le café était déjà fait. Sur la table, une boîte de céréales, du lait, un bol usagé. Rémy était assis, en silence, les bras croisés, le visage fermé. Laura était là aussi, installée par terre, en train d'agiter un morceau de ficelle devant Lucifer.
Malicia entra, se servit une tasse de café, s'installa en face de Rémy. Elle inspira la fumée, ferma les yeux un instant. Elle n'avait pas beaucoup dormi. Lui non plus, vu sa tête. Peut-être pas du tout. C'était idiot, de se quitter fâcher. Ils devraient apprendre la leçon, un jour. Elle rouvrit les yeux, prit une gorgée, expira.
— Laura, dit-elle doucement. Tu peux aller jouer dans ta chambre avec Lucifer ?
Laura stoppa son jeu, se tourna vers elle. Elle ouvrit la bouche, comme pour objecter quelque chose, puis changea d'avis, ou renonça, et fit ce que Malicia avait demandé. Ses bruits de pas discrets retentirent alors qu'elle montait l'escalier, puis le silence. Juste eux deux, en face à face. Malicia prit une autre gorgée de café, la laissa couler dans sa gorge, chaude, réconfortante, puis posa sa tasse sur la table.
— Je suis désolée. J'ai été dure cette nuit.
Rémy bougea enfin. Pas grand-chose, mais un petit mouvement de la tête, pour signaler qu'il avait entendu et qu'il acceptait les excuses. Elle enchaîna, parce que c'était important qu'elle rectifie l'erreur qu'elle n'avait réalisé que trop tard, une fois seule dans son lit.
— Je ne t'ai pas caché mon immunité. Pas volontairement. C'est juste que la plupart du temps, je n'y pense pas. C'est juste là, mais c'est pas comme si je manquais de me faire exploser quotidiennement. Je n'avais jamais fait le lien avec ton pouvoir avant cette nuit.
Rémy déplia les bras, prit sa propre tasse, la vida d'une traite.
— Tu en as d'autres ? demanda-t-il en la reposant sur la table. Des pouvoirs ?
— Des petits comme ...un instinct qui facilite l'esquive, des trucs comme ça.
Le coin des lèvres de Rémy se souleva. Pas un vrai sourire, mais un signe d'amusement.
— Une vraie super-héroïne, souffla-t-il.
Elle rit. Doucement. Il posa la main sur la table, paume ouverte, geste de paix, et elle y glissa ses doigts.
— Tu as bien réagi cette nuit, admit-il. J'aurais pas dû m'énerver. J'étais juste sous le choc.
Elle hocha la tête, ne dit rien, pour lui laisser l'occasion de développer. Il ne le fit pas. Alors elle prit la parole.
— Tu as perdu le contrôle de ton pouvoir.
Pas une accusation, pas un reproche. Juste un fait. Il ne réagit pas.
— Ce n'est pas la première fois. Ça arrive de plus en plus souvent, j'ai l'impression.
Haussement d'épaules. Presque imperceptible.
— Tu sais depuis quand ?
La question était douce. Une invitation à la discussion. Il pinça les lèvres.
— Pas vraiment, répondit-il finalement. Je n'y prêtais pas attention au début. C'était des petits incidents sans importance.
— C'était pas petit, hier.
— Non.
Rien de plus. Juste non. Il savait, mais n'avait pas de solution. Elle non plus.
— Je pensais que ça arrivait quand tu ressentais une émotion forte. La colère, la peur, comme quand Laura avait disparu. Mais hier on était juste...tranquille. Et c'est arrivé si subitement.
Il parut mal à l'aise, tout à coup. Embarrassé. Ce n'était pas son genre d'être embarrassé. Pourtant, elle aurait pu jurer qu'il rougissait un peu, le regard fuyant. Elle pressa ses doigts contre sa main.
— Rémy ?
Il soupira, passa une main dans ses cheveux de sa main libre, puis avoua, presque avec réticence.
— Il y avait une émotion. Pas négative, mais une émotion quand même.
Malicia fronça les sourcils, sans comprendre. Elle se rejoua la scène de la veille, avant que tout n'explose, littéralement. Ils étaient tous les deux, calmes, ils discutaient. Ils étaient bien. Ils se disaient qu'ils s'aimaient et....oh.
Un rire incrédule s'échappa de sa bouche.
— Tu as fait exploser notre canapé parce que je t'ai dit que je t'aimais ?
Il grimaça en l'entendant le formuler si simplement.
— C’était plus que juste ça, se défendit-il, son orgueil un peu blessé. C'était...tu étais là, tu me souriais, tu étais belle et on était tous les deux et je me suis juste senti... amoureux. Vraiment, vraiment amoureux.
L'envie de rire monta à nouveau à l'intérieur de Malicia, accompagné de quelque chose de plus doux. De la tendresse infinie pour cet homme qui l'aimait à l'excès. Elle entrelaça ses doigts entre les siens et émit un souffle entre la moquerie et la compréhension.
— Ça va pas être pratique si tu exploses le mobilier à chaque fois que je te souris.
Ce fut au tour de Rémy de rire, finalement un peu plus détendu. Il parut soulagé qu'elle le pardonne et l'accepte avec ses défauts. Comme si ça ne faisait pas des années que lui la pardonnait et l'acceptait avec les siens.
— Il va falloir trouver un moyen de contrôler ça, souffla-t-il avec une pointe d'inquiétude.
Elle lui sourit, sans crainte, sans pression, juste de la compréhension. Sans doute plus qu'il ne le réalisait.
— On va chercher, et trouver, promit-elle.
Chapter 31
Notes:
Ce chapitre était supposé être un autre condensé de tranche de vie mignonne mais il y a un peu de angst qui s'est glissé vers la fin. Oups ? 😅
Chapter Text
C'était la nuit. Il faisait calme dans la maison. Paisible. Malicia s'était réveillée, et se rendait à la cuisine pour prendre un verre d'eau lorsqu’elle découvrit Laura dans le salon, installée sur le canapé, télévision allumée, au milieu de sa couverture jaune et des trois chats.
Il était deux heures du matin.
— Qu'est-ce tu fais là ? demanda Malicia en s'approchant de la petite fille.
Elle se plaça entre elle et l'écran, ce qui sembla contrarier Laura, qui s'agita avec une petite plainte.
— C'est le milieu de la nuit, fit gentiment remarquer Malicia. Tu devrais être dans ton lit, et dormir.
Laura secoua la tête.
— Plus la nuit. Laura debout.
Malicia soupira, et s'agenouilla devant elle.
— Tu as fait un cauchemar ?
Les cauchemars la menaient généralement à la chambre de Rémy, pas à la télévision. Laura la regarda, et secoua à nouveau la tête avec une honnêteté innocente.
— D'accord. Alors tu n'as pas de raison d'être debout. Il faut retourner dormir.
À nouveau, une tête secouée, plus énergiquement cette fois.
Malicia prit la télécommande avec fermeté et éteignit la télévision. Laura geignit.
— Noon. Nuit annulée !
Un rire faillit échapper à la jeune femme. Cela ressemblait tellement à ce que Rémy pouvait dire qu'elle ne doutait pas qu'il avait autorisé Laura à ne pas dormir par le passé. Sans doute avec raison. Ou maladresse. Le fait était que Rémy était en train de dormir, à l'étage, et que Laura n'avait pas à être ici toute seule au milieu de la nuit.
Malicia posa ses mains sur ses hanches et se redressa.
— Non Laura. On annule pas la nuit comme ça. Tu retournes au lit, allez zou.
Laura la fixa, les yeux mécontents. Elle se replia sur elle-même, prête à résister. Malicia haussa un sourcil, puis durcit son ton.
— Rémy n'est pas le seul à pouvoir se fâcher. C'est l'heure de dormir. Je peux t'accompagner dans ta chambre et te lire une histoire si tu veux, mais c'est tout.
La petite intensifia sa moue boudeuse, tout en l'observant avec une expression prudente. Elle sembla hésiter, puis se résigna à tendre les bras vers Malicia. Celle-ci la souleva sans difficulté, et la porta jusqu'à sa chambre. Une histoire et un câlin plus tard, Laura se rendormait, et Malicia retournait dans son propre lit avec un sourire plein de tendresse.
* * *
— Bien, déclara Rémy avec une pointe de solennité dans la voix.
Il souleva un panier à linge rempli à ras bord et retourna son contenu sur la table, débarrassée et nettoyée pour l'occasion. Des chaussettes, des tonnes de chaussettes, se déversèrent sous le regard attentif de Laura.
— Voici tout ce que j'ai réussi à récupérer dans les diverses cachettes d'Oliver. Toutes nos chaussettes kidnappées, récupérées et lavées.
Il étala un peu le butin, puis se tourna vers Laura, l'expression très sérieuse.
— Notre mission, petite, est de recomposer un maximum de paires. Es-tu prête à coopérer ?
Laura acquiesça, tout aussi sérieuse que lui, et se dressa sur sa chaise, prête à attaquer la mission. D'un geste impitoyable, elle saisit deux chaussettes jaunes, identiques, qu'elle brandit fièrement, avant de les assembler dans une boule informe. Rémy pinça les lèvres, et ajouta une nouvelle règle.
— On se répartit les tâches. Toi tu trouves, moi j'assemble. D'accord ?
Laura acquiesça, et ne tarda pas à brandir deux autres chaussettes, victorieuse.
Près de trente minutes plus tard, le travail avait bien avancé. Une montagne se dressait à présent, composées de paires bien pliées qui n'attendaient plus qu'à être rangées, tandis que d'autres chaussettes plus récalcitrantes étaient étalées dans une organisation vaguement cohérente tout autour d'eux. Et puis, Oliver entra. Il revenait d'une expédition dans le jardin, avait quelques brindilles emmêlées dans ses poils, de la terre et de la poussière sur les pattes. Et surtout, un regard de chasseur qui repéra très vite ses proies. Il ne fallut qu'un battement de paupière et, d'un geste agile, le chat bondit sur la table, au milieu des chaussettes. Le regard rivé sur la montagne soigneusement empilée, il se baissa, agita le derrière un instant et...
— Oliver, non ! cria Rémy.
Dans une tentative vaine de le stopper, il tendit les mains entre le félin et les chaussettes. Il effleura plusieurs des paires dans son mouvement, et elles changèrent soudainement de couleur pour arborer un nouvel éclat rose. Cette luminosité soudaine effraya le chat, qui bifurqua juste à temps, une seconde avant que la montagne de chaussettes ne se transforme en volcan alors que les paires volaient à travers la pièce dans une explosion réduite, mais bien réelle.
Rémy resta figé, incapable de savoir s’il avait de rire ou de pleurer. En face de lui, Laura le fixait, toujours très sérieuse, puis murmura du bout des lèvres.
— Mission échouée.
* * *
Un soir parmi d’autres. La nuit s’installait doucement sur la maison alors que Rémy refermait la porte de la chambre de Laura. Il venait de la mettre au lit, de lui lire une histoire, puis deux. Un bisou, une caresse à Figaro qui était le seul à être présent au poste nocturne, et elle était couchée. Il s’avança dans le couloir, la fatigue de la journée présente dans ses muscles, lorsque son attention fut captée par une autre porte, pas complètement fermée.
Rémy se stoppa et s'autorisa un coup d'œil curieux à travers l'entrebâillement. Malicia était assise devant son miroir, occupée à démêler ses cheveux des multiples pinces, élastiques et décorations que Laura y avait placé un peu plus tôt. Son exaspération envers les petits gadgets était visible, et elle grommela une insulte tout en parvenant à extraire une petite abeille perdue dans ses boucles. Rémy sourit, amusé, et poussa la porte pour l'ouvrir un peu plus grand alors qu'il s'appuyait contre le chambranle.
— Besoin d'aide, chère ?
Malicia sursauta, et se retourna pour lui jeter un regard noir.
— Ne m'épies pas comme ça ! le réprimanda-t-elle. Stupide voleur sournois.
Rémy rit et s'autorisa un pas dans la chambre.
— La porte était ouverte, je ne faisais que passer par là. Impossible de ne pas m'arrêter pour secourir une demoiselle en détresse.
Malicia grommela quelque chose de sans doute déplaisant à propos de la détresse et de ce qu'il pouvait en faire, et il ignora sa mauvaise humeur pour faire un meilleur état des lieux du carnage. Laura avait passé une bonne heure à jouer à la coiffeuse avec Malicia, qui s'était gentiment portée volontaire. Mais les talents de coiffeuse d'une enfant, couplés à des cheveux longs et bouclés comme ceux de Malicia, ce n'était pas forcément le meilleur des mélanges.
— Elle ne t'a vraiment pas épargnée, hein ?
La jeune femme soupira.
— Je n'ai même pas réalisé qu'elle en mettait autant. Et elle s'est appliquée à les enrouler et à les faire tenir aussi étroitement que possible, ça va me prendre une éternité pour tout enlever.
— Je me permets donc de répéter : besoin d'aide ?
Malicia lui adressa un petit sourire reconnaissant, mais secoua la tête pour décliner.
— Ce n'est pas une bonne idée, Rémy.
Malgré son refus, il s'approcha d'elle et prit une mèche de ses cheveux. Un élastique, orné d'une étoiles en plastique doré, y était solidement emmêlé avec des amas de cheveux pris au piège de multiples façons. Une éternité semblait faible, comme estimation.
— Vraiment ? Je pense que la mauvaise idée, c'est de te laisser le faire jusqu'à ce que tu décides de tout couper dans un élan de frustration.
Malicia fronça les sourcils et récupéra sa mèche d'un mouvement contrarié de la tête.
— Je ne vais rien couper, protesta-t-elle sèchement. Et tu sais que c'est une mauvaise idée que ce soit toi qui le fasse. C'est trop dangereux.
Rémy émit un petit bruit avec la bouche. Trop dangereux. C'était l'excuse qu'elle dégainait en permanence. Il fit de son mieux pour cacher à quel point ce rejet le peinait et conserver son expression décontractée.
— C'est un peu injuste, tu ne trouves pas, chère ?
Elle le regarda sans comprendre.
— Injuste ?
— Tu viens de laisser Laura jouer avec tes cheveux pendant plus d'une heure. Tu lui as seulement dit de faire attention et puis tu lui as laissé quartier libre. Mais pour moi, c'est trop dangereux ?
Malicia le contempla avec une expression indéchiffrable alors qu'elle prenait en considération ce qu'il venait de dire. Rémy soutint son regard, prêt à défendre ses positions, mais également conscient qu'elle était en train de réaliser la peine qu'elle lui infligeait avec ses trop nombreux refus. Finalement, elle laissa échapper un soupir.
— Tu as raison. Je suis désolée. Ce n'est pas juste. Mais...
« C'est toi qui est dangereux. »
Les mots, non prononcés, étaient limpides. Rémy se pencha doucement vers elle.
— Je serai prudent, chère, murmura-t-il. Je ne te toucherai pas, seulement tes cheveux. Promis.
Elle acquiesça, et se tourna pour faire face au miroir alors que Rémy se trouvait dans son dos. Avec cette ultime autorisation, celui-ci prit délicatement une autre mèche de ses cheveux, de laquelle il entreprit de dénouer les perles que Laura y avait glissé. Au début, la tâche fut silencieuse. Ses doigts s'activaient avec agilité, et les années d'expérience dans la manipulation de petits objets trouvèrent une nouvelle utilité. Il pouvait sentir le malaise de Malicia qui faisait de son mieux pour ne pas bouger et gardait les yeux résolument baissés. Elle ne voulait pas risquer de croiser son regard, même à travers le miroir. Rémy ne dit rien et se contenta de récupérer les petits accessoires, un par un, avant de les déposer sur la table de la coiffeuse. Au fur et à mesure que les minutes passaient, le petit tas de merdouilles en plastique prit de l'ampleur et Malicia commença à se détendre.
— Tu n'aurais pas dû la laisser en mettre autant, commenta Rémy alors qu'il était confronté à un élastique particulièrement récalcitrant.
Une partie de lui avait envie d'utiliser ses pouvoirs pour simplement le faire exploser, mais avec leur instabilité des derniers jours, il préférait ne pas prendre de risque.
— Je sais, mais elle paraissait si contente de pouvoir le faire.
— Parfois j'ai l'impression qu'elle sait qu'elle est mignonne et qu'elle utilise ça comme une arme.
Malicia rit et sa tête bougea dans un mouvement involontaire.
— Probablement, répondit-elle, songeuse. Rémy ?
Il répondit avec un petit bruit pour marquer son attention, particulièrement concentré dans sa lutte contre l'élastique.
— J'ai trouvé Laura pas mal expérimentée quand même. A croire qu'elle s'est entraînée à mettre des barrettes et à attacher des cheveux.
— Elle se coiffe toute seule, parfois. Jamais un très grand succès si tu veux mon avis.
— Non non. Je veux dire, comme si elle s'était entraîné sur quelqu'un d'autre.
Rémy se figea. Avec prudence, il leva les yeux vers le miroir, et découvrit Malicia qui le contemplait avec un sourire moqueur. Il plissa les yeux, faussement menaçant.
— Je n'ai aucune idée de quoi tu parles.
— Je veux une photo la prochaine fois.
— Impossible de prendre en photo quelque chose qui n'a pas eu lieu.
— Tu devais avoir l'air adorable avec des barrettes arc-en-ciel dans les cheveux.
Rémy ouvrit la bouche pour protester, puis changea d'avis.
— Celles avec les chatons me vont mieux.
Malicia rit à nouveau, et il parvint finalement à dégager ce maudit élastique. Une fois loin des cheveux de la jeune femme, il s’autorisa à le charger d'une minuscule portion d'énergie et le laissa exploser entre ses doigts dans un geste de vengeance particulièrement satisfaisant.
— Elle a de la chance de t'avoir, déclara Malicia avec une pointe de tendresse dans la voix.
Rémy haussa les épaules, aussi désinvolte que possible.
— Je l'ai juste laissée me coller trois bidules dans les cheveux, rien d'exceptionnel là-dedans, éluda-t-il.
Malicia ne répondit rien, mais il pouvait la sentir continuer à l'observer à travers le miroir alors qu'il terminait de défaire les derniers accessoires de ses cheveux. Finalement, ceux-ci se retrouvèrent libres de toute décoration pailletée, mais hirsutes suite à toutes les manipulations. Rémy y glissa ses doigts et suivit le cheminement rebondi des boucles de la jeune femme, se délectant de leur douceur familière.
— Tu as des cheveux magnifiques, chère.
Le léger tortillement qu'il obtint en réaction vu suffisant pour lui indiquer qu'elle rougissait face au compliment, et il laissa échapper un petit rire.
— Je peux les brosser ? s'enquit-il.
— Vraiment, tu n'as pas à le faire. Tu m'as déjà beaucoup aidé.
— Je n'ai pas l'impression de devoir, j'ai juste envie de le faire. S'il-te-plaît ?
Elle émit un souffle amusé, puis se pencha pour prendre sa brosse à cheveux et la lui tendre. Aussitôt, Rémy l'utilisa pour parcourir les cheveux épais qui s'étendait devant lui, tout en faisant attention à garder ses doigts à une distance raisonnable de la peau de la jeune femme. Le silence s'installa à nouveau entre eux, confortable et étrangement intime, alors que seul le bruit de la brosse contre les cheveux résonnait dans la pièce. Après un moment, il réalisa que Malicia avait fermé les yeux, emportée dans le moment et dans le contact physique banal et pourtant si particulier. Cela le déconcentra et elle émit un gémissement au changement de rythme soudain.
— Continue, se plaignit-elle. C'est agréable.
— En effet, confirma-t-il en reprenant les mouvements avec les brosses. On devrait faire ça plus souvent.
Elle resta silencieuse quelques secondes, puis émit un bruit approbateur.
— Ces fichues boucles demandent tellement de travail, tu peux venir les brosser tous les soirs, si tu veux.
Le cœur de Rémy rata un battement face à cette invitation à peine voilée de la rejoindre dans sa chambre chaque soir, de passer un moment juste tous les deux, un moment intime et particulier, un moment de contact sans toucher.
— Je n'y manquerai pas.
Dans le miroir, le reflet de Malicia lui sourit.
* * *
C'était un matin ordinaire. Malicia se réveilla et se traîna jusqu'à la cuisine avec la seule idée d'obtenir du café. L'odeur embaumait déjà la pièce, accompagnée de celle, plus subtile, d'œufs brouillés. Rémy et Laura étaient déjà là, assis à table, en train de manger tout en discutant.
— Hey, les salua-t-elle, la voix un peu rauque, ses yeux cherchant la cafetière.
— Malicia !! répondit joyeusement Laura en sautillant sur sa chaise, la bouche couverte de lait au chocolat.
A l'exact même moment, juste à côté d'elle, l'assiette de Rémy explosa dans un feu d'artifice de nourriture. Malicia cligna des yeux, surprise, alors que Laura adressait un froncement de sourcils mécontent au morceau de toast qui avait atterri dans sa tasse.
Rémy, lui, se tenait immobile, figé, les yeux rivés sur Malicia, la bouche entrouverte, un reste d'œufs dans les cheveux. La jeune femme suivit son regard et baissa les yeux sur sa tenue. Il faisait plutôt chaud cette nuit-là, et elle avait opté pour une nuisette en dentelle blanche, légère et suggestive, qui laissait peu de place à l’imagination.
Elle reporta son attention sur Rémy, l'expression faussement exaspérée.
— Vraiment ?
Il leva les mains en l'air en signe d'innocence, un petit sourire narquois déjà dessiné sur son visage.
— Tu es celle qui est descendue habillée comme ça. Moi je profite juste de la vue.
Elle roula des yeux, incapable de retenir son sourire amusé.
— Compris, je vais me changer.
* * *
Ils jouaient dans le jardin, profitaient du beau temps. Malicia était près de son parterre de fleurs, heureuse de les voir commencer à pousser si rapidement. Figaro dormait sur la souche d'arbre. Oliver traquait un terrier, prêt à leur ramener un énième cadavre de rongeur. Lucifer avait sauté la barrière, parti explorer les alentours. Laura, elle, riait aux éclats alors que Rémy la poursuivait à grands renforts de grondements et de menaces. Un ours, un loup, un monstre, peu importe ce qu'il était, il n'allait pas tarder à l'assiéger de chatouilles. Il s'approcha, faillit l'attraper, mais elle parvint à se dérober, son rire comme un écho à travers la tranquillité de leur extérieur. Et puis elle aperçut Lucifer, au loin. Un oiseau qui s'envola. Elle tendit la main dans sa direction. Rémy cessa le jeu.
— Laura, tu sais que c'est non.
Elle se tourna vers lui, le visage boudeur. Têtue. Silencieuse. Elle s'avança vers la barrière, celle qu'elle n'avait pas le droit de franchir, celle qui donnait sur la prairie et la forêt.
— Laura.
Elle n'écouta pas. Elle défit le loquet. Rémy se rappela ce jour-là. Laura introuvable, la peur, l'angoisse, la possibilité qu'il lui soit arrivé n'importe quoi. Il ne voulait pas que ça recommence. Il la rejoignit en deux enjambées, lui attrapa le poignet.
— Non !
Sa voix était sèche, en colère contre la désobéissance, terrifiée face au danger. Devant eux, la prairie se déforma, les herbes hautes semblèrent devenir des lames tranchantes, les arbres des cages. Cela ne dissuada pas Laura qui tira sèchement pour se libérer de sa poigne.
— LAURA !
L'énergie parcourut les veines de Rémy sans qu'il ne puisse l'arrêter, s'échappa de ses doigts pour pénétrer la peau de l’enfant, l'illuminant d'une teinte trop rose pour être naturelle. Le bras de Laura parut incandescent pendant un instant, puis explosa. Rémy recula sous l'impact, choqué. Non, non, non, non, non.
Elle pleurait, hurlait, son bras n'était plus là, elle s'était recroquevillée, elle n'avait rien fait, ce n'était qu'une enfant, il n'avait pas voulu. Malicia se précipita pour la réconforter. Elle adressa un regard dur à Rémy, un regard accusateur, haineux, le genre de regard qui ne pardonnait pas.
Rémy tituba en arrière, la gorge nouée. Il trébucha sur Figaro, tomba en arrière. Ses mains entrèrent en contact avec le sol, les cris de Laura résonnaient à la place des rires et d'un coup, tout ce qu'il y avait autour de lui s'embrasa de magenta. Non ! NON !
Laura, Malicia, les chats, leur jardin, la maison. L'explosion emporta tout.
Rémy se redressa dans son lit, la respiration haletante, le cœur battant, un tourbillon de pensées et d'images atroces devant les yeux. Il était seul. Autour de lui, l'obscurité, uniquement éclairée d'un reflet rosâtre. Le silence de la nuit. Sa chambre, la maison, Laura dans la pièce voisine, Malicia pas très loin. Juste un rêve. Un cauchemar. Atroce, mais pas réel.
Il inspira, ses doigts pressés contre le matelas. Et puis il réalisa. La lueur rose, le draps en dessous de lui qui brillait, pas encore très fort, mais suffisamment. Merde. Il se leva d'un bond, arracha le drap du lit, le roula en boule entre ses mains. Il se précipita hors de la pièce, dévala les escaliers. Une fois à l'extérieur, il jeta la boule de tissu aussi loin que possible. Elle explosa dans les airs, de manière similaire à celle dont le canapé avait explosé. Rémy, lui, était déjà tombé à genoux dans l'herbe humide, la gorge serrée, les yeux brûlant. Il tapa le sol de ses poings, furieux, impuissant, et laissa échapper un sanglot douloureux.
* * *
Un samedi. Ils avaient décidé de faire une soirée cinéma, tous les trois. Laura allait sans doute s'endormir avant la fin du premier film, mais ce n'était pas grave. L'important c'était juste de passer un bon moment ensemble, et de créer des souvenirs.
Rémy sortit de la cuisine, un bol rempli de grains de maïs entre les mains.
— Vous le préférez au beurre ou au caramel votre popcorn ?
Il s'arrêta en réalisant qu’il interrompait une activité de la plus haute importante. Sur le canapé, Laura et Malicia jouait, doucement, à un de ces jeux où il fallait se taper dans les mains tout en chantant une comptine. Malicia montrait l'exemple, tapait dans ses mains, expliquait les paroles, Laura imitait, et prononçait à son tour. D'abord à voix basse, comme si les mots allaient l'attaquer, puis plus fort. Elle souriait, et Malicia aussi, parfaitement détendue, à son aise. La comptine se termina par une attaque de chatouille, brève et soudaine, et Laura éclata de rire avant de se jeter sur Malicia pour lui faire la même chose, dans une candeur enfantine qui ne prenait pas en compte les restrictions, le pouvoir, l'interdiction de toucher. Laura avait cette liberté d'oublier ça, comme si ça n'existait pas, et dans ce moment de complicité, Malicia sembla oublier aussi, et rit à son tour.
Rémy sourit, attendri. Heureux. Une douce chaleur se répandit en lui, naturelle, et il ne réalisa pas tout de suite l'intensité qu'elle prit contre ses doigts, puis entre ses mains toute entière. C'est seulement au premier pop qu'il réalisa que le bol entre ses mains irradiait de chaleur. Il cligna des yeux, et eut à peine le temps de réaliser ce qui était en train de se passer que le reste suivit.
Pop, pop, pop, pop. Les uns après les autres, les grains explosèrent, jaillissant du bol comme des projectiles mal dirigés. Très vite, les popcorns bien ronds et tout chauds se mirent à déborder et se répandirent tout autour de lui alors que sur le canapé, les filles avaient cessé leur jeu pour le regarder, aussi surprises qu'amusées.
Laura s'agita, dans une expression de joie désordonnée, puis se précipita par terre. Aussitôt, elle se mit à ramasser les grains qui s'étaient échapper et les enfourna dans sa bouche. Oliver sortit de sa cachette pour faire de même, curieux devant cette pluie fortuite de nourriture.
Rémy, lui, resta pétrifié, le bol toujours entre les mains avec les derniers grains de maïs qui éclataient dans des pop plus étouffés. Ce n'était pas possible. Il ne s'était rien passé. Il était là, tranquille, et il était juste...heureux. Son ventre se tordit d'appréhension, et son teint devint un peu livide. Entre ses mains, la chaleur du bol s'était apaisé, le surplus d'énergie absorbé par les popcorn. Cela ne changeait rien au fait que cette énergie avait existé, à cause de lui, pour aucune raison. Si ce n'est le bonheur.
Il ferma les yeux, s'imposa des images moins douces qu'une éruption de popcorns. Laura qui hurlait, son bras disparu. Le regard Malicia rempli de haine et de jugement. Leur maison qui explosait. Elles, eux, lui, tout qui volait en éclats.
— Rémy ?
Malicia s'était mise debout, l'avait rejoint. Elle avait posé ses mains autour du bol, par-dessus les siennes.
— Tout va bien ?
Il déglutit, força un sourire.
— Bien sûr. Il faut que...je vais ajouter du beurre, d'accord ?
Il fit volte-face, retourna dans la cuisine. Il prit un instant pour respirer, puis s'occupa du popcorn, du beurre, du sucre.
Tout allait bien.
Ce soir-là, alors qu'ils étaient tous les trois assis sur le canapé, un film sur l'écran, ce fut Rémy qui se tint légèrement à distance. Pas assez pour que ça se remarque, mais juste assez pour ne pas les toucher, de peur de les blesser.
Chapter 32: Laura
Chapter Text
Laura aimait leur nouvelle maison.
Elle aimait sa nouvelle chambre qui était plus grande que l'ancienne. Elle aimait les escaliers qu'elle dévalait en courant et qui permettaient d’aller vite. Elle aimait la grande cuisine où il y avait toujours des bonnes odeurs. Elle aimait grimper sur le comptoir pour regarder Rémy faire à manger. Elle aimait aider à découper les légumes, à remuer la sauce, à casser des œufs et à mettre les assiettes sur la table pour qu'ils mangent tous les trois, ensemble.
Elle aimait que Malicia et Rémy soient là tout le temps. Elle aimait le matin quand Malicia lui brossait les cheveux et lui demandait si elle voulait des couettes ou des tresses. Elle aimait le soir quand Rémy lui lisait des histoires et remontait la couverture trop haut exprès pour la faire rire. Elle aimait quand ils regardaient la télévision ensemble, ou qu'ils peignaient les murs, ou qu'ils jouaient aux cartes.
Elle aimait aussi toutes les nouvelles choses qu'ils faisaient, comme le soir où Rémy avait allumé un feu à l'extérieur, et qu'ils avaient fait fondre des marshmallows et du chocolat. Ils étaient restés tard dehors, et avaient regardé le ciel et toutes les étoiles. Elle aimait le ballon que Rémy avait acheté et qui faisait des grands bonds sur le sol. Elle aimait aider Malicia à planter des fleurs, puis à les arroser avant de les respirer.
Les fleurs étaient dans le jardin, et le jardin c'était comme le parc, sauf que c'était juste à eux trois. Laura pouvait y courir, sauter, jouer autant qu'elle voulait. Elle aimait beaucoup aller dans le jardin et respirer fort tout ce qui s'y trouvait, parce que ça sentait bon, pas aussi bon que dans la cuisine, mais bon comme le dehors, comme le soleil, comme l'herbe et les oiseaux et les fleurs. Parfois Rémy et Malicia respiraient avec elle, ils disaient que ça sentait la nature. Laura aimait beaucoup ça, l'odeur de la nature.
La nature ne s'arrêtait pas seulement au jardin, elle allait plus loin, et sentait encore plus fort. Si elle se concentrait, Laura pouvait entendre les lapins qui couraient, les oiseaux qui chantaient, l'eau qui ruisselait au loin. Elle avait envie d'y aller pour explorer, pour sentir, pour voir, mais Rémy avait dit non. Il avait dit que c'était dangereux et interdit d'y aller toute seule.
Parfois, Laura essayait quand même d'y aller, et elle se faisait gronder. Alors elle restait dans sa chambre et elle boudait.
Elle aimait bien rester dans sa chambre, parce qu'elle n'y était plus jamais toute seule. Elle avait des amis avec elle. Ils s'appelaient Figaro, Lucifer et Oliver. Ils habitaient la maison avant eux, mais Rémy ne le savait pas. Laura, elle, l'avait su tout de suite. Elle les entendait bouger dans les murs et sentait leurs odeurs. Elle avait mis des morceaux de poulet dans ses poches, sans que Rémy ne la voit, et elle les avait déposés par terre dans sa chambre. Le deuxième soir, les chats étaient venus pour manger. Laura les avait regardés longtemps, et quand ils eurent tout avalé, ils l'avaient regardé aussi. Le roux avait miaulé. Le gris avait feulé. Le blanc s'était approché et s'était frotté contre elle. Après ça, ils étaient devenus amis. C'était la première fois que Laura avait des amis.
C'était bien, d'avoir des amis. Elle pouvait jouer avec eux, courir avec eux, explorer la maison avec eux. Ils connaissaient toujours plein de cachettes, et lui montraient les terriers où se cachaient les petits animaux, dehors. Quand ils étaient fatigués, ils venaient se coucher sur elle. Ils étaient tout doux, et chauds, et faisaient un bruit que Laura n'avait jamais entendu avant. Elle fermait les yeux, et écoutait, et c'était un bruit qui se ressentait à l'intérieur, fort et puissant et agréable, et Laura se demandait si c'était ça, le bruit du bonheur.
Quand ils n'étaient pas fatigués, ils faisaient plein de bêtises. Ils sautaient sur le comptoir de la cuisine pour voler à manger, ils déchiraient les tapis, les rideaux, le nouveau canapé. Oliver volait les chaussettes, et Lucifer ramenait toujours des animaux de dehors. Ils se faisaient souvent gronder pour toutes leurs bêtises, mais jamais par Laura. Laura, elle, riait à chaque fois. Faire des bêtises, parfois, c'était bien.
Le soir, quand Laura allait dormir, elle n'était plus jamais toute seule. Les chats l'accompagnaient, et venaient dans son lit avec leur bruit du bonheur. Le matin, quand elle se réveillait la première, elle n'avait plus besoin d'aller réveiller Rémy. Elle savait rester toute seule et se débrouiller. Elle descendait les escaliers – en courant – et allait dans la cuisine. Les chats miaulaient, et elle avait appris à ouvrir le grand sachet de croquettes pour leur en donner. Parfois dans leur bol, parfois à côté. Ce n'était pas grave si elle renversait parce qu'ils étaient quand même contents. Après c'était son bol à elle qu'elle remplissait de céréales et de lait. Là aussi, elle renversait parfois, mais ce n'était pas grave non plus. Elle avait appris à nettoyer. Rémy lui disait qu'il était fier d'elle, qu'elle se comportait comme une grande. Laura aimait beaucoup ça, être grande.
Elle était plus grande, elle avait une maison, et des amis. Elle savait lire, et compter, et un peu écrire. Et parfois, elle faisait des bêtises.
Comme les chats. Avec les chats.
Parce que les chats, eux, ils avaient le droit d'aller dans la nature au-delà du jardin. Ils sautaient au-dessus de la barrière et s'en allaient explorer au loin. Parfois ils partaient longtemps, et laissaient Laura derrière eux. Ce n'était pas juste, parce que les chats avaient le droit, et pas elle.
— Pourquoi ?
— Parce que ce sont des chats, ils ont besoin d'explorer et de se dépenser, et qu'on ne peut pas les garder enfermés.
— Moi aussi.
— Non Laura, tu n'es pas un chat. Tu es une enfant, et c'est trop dangereux pour toi.
— Pas dangereux.
— Si, dangereux.
— Pas dangereux !
— Si vraiment tu y tiens, on ira faire un tour tous les deux demain, d'accord ?
— Laura toute seule !
— Je suis désolé petite, mais c'est non. Tu peux bouder autant que tu veux, je ne changerai pas d'avis.
Laura ne voulait pas y aller avec Rémy. Elle voulait y aller avec les chats, comme une grande, pour courir, sauter, respirer et explorer autant qu'elle voulait. Elle voulait aller avec eux pour traquer les terriers et attraper des oiseaux, même si elle n'allait pas essayer de les manger. Elle voulait juste s'amuser avec ses amis.
Ce matin-là, elle était encore la première réveillée. Malicia et Rémy dormaient toujours, et même le soleil n'était pas tout à fait sorti dans le ciel. Les croquettes et les céréales avaient déjà été mangées, et Lucifer miaulait pour sortir. Laura lui ouvrit la porte, et le regarda se précipiter pour franchir la barrière et disparaître dans les hautes herbes. Très vite, Figaro et Oliver firent la même chose, et elle se retrouva toute seule.
A pieds nus sur le seuil de la porte, elle se mordilla les lèvres. C'était interdit. Rémy allait se mettre en colère et la gronder. Elle n'aimait pas être grondée, mais elle n'aimait pas non plus rester toute seule, et Rémy n'était pas là. Elle voulait aller jouer avec les chats, comme elle voulait courir quand elle utilisait les escaliers. Rémy disait que c'était dangereux, mais ça ne l'était pas. C'était amusant et rigolo et elle aimait ça.
Parfois Rémy se trompait. Parfois les bêtises étaient bien.
Laura alla chercher ses petites bottes jaunes en caoutchouc, et se précipita à l'extérieur. Elle alla jusqu'à la barrière et grimpa par-dessus, comme les chats le faisaient. Une fois de l'autre côté, elle écouta, et entendit Rémy et Malicia qui dormaient, les insectes qui grésillaient, les oiseaux qui chantaient et même des grenouilles qui croassaient. Elle inspira, et repéra les odeurs de Figaro, d'Oliver et de Lucifer. Ils étaient tous les trois ensemble. Laura sourit et se mit à courir, courir, courir dans les hautes herbes. Ils allaient être surpris de voir qu'elle venait jouer avec eux !
* * *
Laura courait, le vent soufflait contre son visage, le soleil tout juste levé brillait devant ses yeux, les herbes hautes tapaient sur ses jambes et elle courait, elle respirait, elle riait. Elle n'était pas sûre d'où étaient passés les chats, pas très loin et ailleurs en même temps, mais elle ne s'en souciait pas. Elle allait finir par les retrouver, elle le savait, elle les retrouvait toujours. Ils devaient s'amuser aussi, quelque part au milieu des hautes herbes, des arbres et des fleurs. Laura se sentait bien, elle se sentait libre, insouciante, heureuse. Elle ne pensait déjà plus à l'interdiction de la barrière, à Rémy qui risquait de la gronder, à Malicia qui serait un peu fâchée. Tout ça c'était des problèmes pour après, et Laura ne voulait pas penser à après, elle voulait juste penser à maintenant, au ciel immense au-dessus de sa tête, à la nature, douce et accueillante, à l'excitation qui la parcourait, aux oiseaux qui l'observaient, aux rires qui grimpaient dans sa poitrine et dans sa gorge et à leur écho partout autour d'elle.
Laura courait, sautait, criait, bondissait, découvrait et puis brutalement, elle se stoppa net.
Une odeur. Différente. A la fois connue et inconnue. Elle s'accroupit dans les hautes herbes et inspira, concentrée. C'était plusieurs odeurs, similaires, qui se mélangeaient. Des odeurs humaines mélangées à une autre, artificielle. C'était celle-là qui était familière. Laura fouilla sa mémoire, chercha à retrouver l'origine de cette odeur parmi tous les souvenirs accumulés, parmi toutes les sensations, toutes les joies, tous les instants vécus ces derniers mois. Quand enfin elle trouva, la terreur s'abattit sur elle comme une douche glacée.
C'était la même odeur que lorsqu'ils avaient été attaqué, la dernière fois. La même odeur que quand Rémy était resté endormi pendant des jours, la même qui avait déclenché le départ de Malicia. Les yeux de Laura s'humidifièrent et elle tituba en arrière, prête à faire demi-tour, prête à courir se réfugier à la maison, dans les bras de Rémy, en sécurité.
Et puis, un bruit. Un miaulement. Et une autre odeur, plus familière, agréable, le genre d'odeurs qui accompagnaient tellement Laura qu'elle finissait par en faire abstraction et ne plus les remarquer, se distingua au milieu des autres.
Figaro. Tout seul, là-bas, au milieu des hommes en uniforme.
Figaro, le petit chat tout doux qui dormait chaque nuit lové contre Laura, qui la chatouillait avec ses moustaches, qui appuyait ses pattes contre son ventre et vibrait à ses côtés.
Figaro qui était son meilleur ami.
Le cœur de Laura battait fort alors qu'elle était immobile. Son corps semblait peser des tonnes. Elle fixa la direction de la clairière, sans savoir quoi faire. Elle entendit des voix, des rires, mais elle ne parvint pas à comprendre les mots.
Et puis il y eut un hurlement. Le genre d'hurlement que Laura connaissait, parce qu'elle en avait poussé des milliers, seule, étalée sur des tables d'opérations, quand son corps n'était rien d'autre qu'un terrain de jeux pour des hommes aux visages masqués. Un hurlement de détresse, de peur mais surtout, de douleur. Un appel à l'aide qui, cette fois, ne provenait pas d'elle, mais de Figaro.
— NON ! hurla Laura en quittant sa cachette au milieu des herbes.
Ses griffes sortirent, traversant sa chair dans un bruit sec alors qu'elle se mettait à courir vers la clairière. Sans réfléchir, sans penser à quoique ce soit d'autres qu'à secourir son ami, elle se précipita droit vers les odeurs dangereuses, vers les hommes en uniforme, vers la peur, vers l'inconnu, vers le piège qui se referma autour d'elle.
Chapter 33
Notes:
Ce chapitre aborde des thèmes légèrement plus sombres que les précédents mais rien de trop explicite ou violent !
Je suis un peu émue de réaliser qu'on est vraiment dans la dernière ligne droite de cette histoire. Encore une fois, un immense merci à ceux qui laissent des commentaires, ils sont vraiment précieux et appréciés <3
Chapter Text
Deux jours.
C'était le temps écoulé depuis que Rémy s'était réveillé et avait trouvé le rez-de-chaussée désert et la porte du jardin grande ouverte. Deux jours depuis que lui et Malicia avaient parcouru les alentours en long et en large. Deux jours depuis qu'ils avaient retrouvé Figaro étendu près du ruisseau, la patte cassée, au milieu des herbes écrasées et de la nature abîmée.
Deux jours depuis que Laura avait disparu.
Plus de quarante-huit heures.
Quarante-huit heures interminables sans aucune piste, sans aucune trace, à savoir qu'elle était à nouveau entre leurs mains, probablement terrifiée, torturée, à leur merci.
Quarante-huit heures à remuer le ciel et la terre pour trouver un indice, une piste, une idée, n'importe quoi qui pourrait les mener jusqu'à elle.
Quarante-huit heures d'agonie et de suffocation.
— Rémy.
Penché sur la table, des listes, des cartes, des dossiers étalés tout autour de lui, il n'avait même pas entendu Malicia entrer dans la pièce. Elle s'approcha et s'installa sur la chaise voisine. Ses yeux parcoururent les papiers qu'ils avaient déjà parcouru ensemble un milliard de fois, sans parvenir à en extraire quoique ce soit de valable. Laura pouvait être n'importe où.
— Il faut que tu te reposes, dit-elle doucement.
— Non. Je n'ai pas le temps pour ça. Laura...
— Rémy, regarde-moi.
A contrecœur, il obtempéra, et Malica posa délicatement sa main sur sa joue, là où les poils de barbe commençaient à devenir trop envahissants. Elle plongea ses yeux déterminés dans les siens, instables, où la fatigue et la peur étaient plus visibles que jamais.
— Tu n'es pas seul, Rémy. La guilde entière est en train d'enquêter. La confrérie aussi. Mystique, ton père, ils ont réunis toutes leurs ressources pour nous aider à la retrouver, et on va la retrouver. Mais quand ce sera fait, ce sera à toi et moi d'aller la chercher. Laura va avoir besoin de toi, mais tu ne pourras pas l'aider dans cet état. Tu dois te reposer. Pour elle.
Elle avait raison. Rémy savait qu'elle avait raison. Mais il ne pouvait pas. Comment pourrait-il dormir en sachant que Laura...à chaque fois qu'il fermait les yeux, à chaque fois qu'il décrochait son esprit des recherches, il l'imaginait toute seule dans une cellule. Il l'entendait l'appeler, il la voyait pleurer, crier, supplier.
— Je ne peux pas, prononça-t-il d'une voix brisée par l'épuisement et la culpabilité.
Ses lèvres tremblèrent, et ses yeux brûlaient à cause de la fatigue, à cause des larmes, à cause de l'impuissance et des minutes qui continuaient de défiler sans que rien ne bouge. Les doigts de Malicia se pressèrent contre sa joue, et elle lui adressa un sourire triste et plein de regrets.
— Je sais, murmura-t-elle. Mais pour ça, je peux t'aider.
Il n'avait pas l'énergie d'essayer de déchiffrer. Pas l'envie non plus. Il ne réagit pas quand elle se pencha vers lui, ni quand ses lèvres remplacèrent les doigts contre sa joue. Il ferma les yeux au contact à peine plus intense qu'une caresse, mais suffisant pour aspirer le tourbillon de ses pensées incessantes. Une partie de lui eut envie de protester, de résister, mais elle se fit éteindre comme le reste. Les bras de Malicia se refermèrent autour de lui alors qu'il sombrait dans les ténèbres.
* * *
Rémy reprit conscience une dizaine d'heures plus tard. Il était allongé dans son lit, encore un peu assommé par l'effet résiduel du pouvoir de Malicia. Juste à côté de lui se trouvait Figaro, la patte plâtrée, tout aussi groggy que lui à cause des médicaments prescrits par le vétérinaire. Il émit un petit miaulement quand Rémy bougea, et celui-ci tendit la main pour caresser la fourrure blanche.
— Hey petit.
Rémy ne savait pas ce qui s'était passé dans la clairière ce jour-là. Il ne savait pas ce qui était arrivé à Laura. Est-ce qu'elle avait été blessée ? Est-ce qu'elle avait tenté de se défendre ? Est-ce qu'elle avait appelé à l'aide ? Les possibilités de scénarios étaient infinies et défilaient dans sa tête, toutes plus douloureuses les unes que les autres. Le seul indice qu'il avait, c'était ce jeune chat blessé et abattu, qui le fixait à présent de ses yeux bleus, incapables de lui donner des réponses, mais pourtant capable de communiquer tant d'autres choses.
— Je sais petit. Elle me manque aussi. J'ai peur. J'ai peur du temps qui passe, j'ai peur de ce qu'ils lui font. J'ai peur qu'elle pense que je l'ai abandonné.
Rémy ferma les yeux alors que ses doigts s'enfonçait dans le pelage d'un blanc immaculé. Sa gorge était nouée, ses yeux piquaient alors que le pouvoir de Malicia achevaient de se dissiper pour laisser la place à l'angoisse dévorante.
— Je ne l'abandonnerai jamais, tu sais ça hein ? Je passerai ma vie à la chercher s'il le faut, mais je n'abandonnerai jamais l'idée de la retrouver et de la ramener auprès de nous. Jamais.
Figaro miaula doucement, puis pencha sa tête pour lécher la main de Rémy de sa petite langue râpeuse et pleine de compréhension. Il savait.
* * *
Le quatrième jour touchait à sa fin lorsque finalement, le téléphone de Rémy vibra. C'était un message de son père, le chef de la guilde des voleurs. Le seul à qui Rémy avait expliqué exactement qui était Laura pour lui. Quelques mots, et Jean-Luc avait aussitôt compris, et mis l'ensemble de la guilde au travail. Un ordre, pas d'explications, et finalement, ce message.
"On l'a trouvée. Je t'envoie toutes les informations nécessaires par mail. Ne fais rien de stupide, fils."
* * *
Ne fais rien de stupide, c'était un rappel que tout voleur se devait de garder la tête froide. Ne pas se précipiter, ne pas foncer tête baissée, ne pas tout gâcher parce qu'on est trop ambitieux, ou trop impliqué émotionnellement.
Ne fais rien de stupide, c'était la manière qu'avait eu son père de lui ordonner de prendre du recul. D'élaborer un plan. Prendre le temps nécessaire pour être bien préparé, malgré la torture que l'attente représentait.
Alors Rémy prit le temps. Il récupéra les documents et les parcourut avec attention. Il nota l'adresse, mémorisa le plan, s'intéressa aux notes et remarques que son père avait laissé pour lui. Il impliqua Malicia et ensemble, ils élaborèrent une stratégie. Quatre heures. Cela prit quatre heures avant d'être certains d'être prêts.
Et puis, enfin, ils se mirent en route.
* * *
Il y avait des failles dans leur préparation. Des éléments manquants. Ils connaissaient la disposition des lieux, mais n'avaient pas eu le temps d'observer le fonctionnement, de s'approprier les codes d'accès, de connaître les postes de chacun, ni la méthode de transmission des informations.
Pour un voleur classique, ces manquements auraient été fatals. Mais pas pour eux. Parce que eux, ils avaient un atout que les autres voleurs n'avaient pas. Un moyen de récupérer des renseignements bien plus efficace qu'un millier d'heures d'observation.
Malicia savait qu'elle devait viser deux éléments. En priorité, la localisation exacte de Laura. En second, les codes d'accès aux dossiers qui leur permettraient d'obtenir la localisation exacte de Laura. Au bout de six personnes croisées et absorbées, elle dût se résoudre à l'idée que la localisation de la petite fille n'était pas une information publique. Si la plupart des gens qu'elle absorbait avait conscience de la présence d'enfants dans le bâtiment, ils ne savaient pas où ils se trouvaient. Des déplacements récents avaient eu lieu, des changements dans le fonctionnement interne. Les sous-fifres qu'ils croisaient dans les couloirs ne détenaient aucune connaissance intéressante. Il fallait viser plus haut dans la hiérarchie.
Avec une assurance totale, Rémy prit la direction des bureaux. Ils ne perdirent plus de temps à collecter des informations auprès de ceux qui avaient le malheur de croiser leur chemin, et se contentèrent de les mettre hors circuit avec quelques coups de poings ou de bâtons. Des explosions risquaient d'attirer trop d'attention. Ils étaient rapides, fluides, efficaces. Aucun de leur opposant n'eut le temps ou l'opportunité de donner l'alerte sur leur présence. De toute façon, le laboratoire en lui-même n'était pas particulièrement bien gardé. Rémy l'avait remarqué tout de suite, dans les documents récoltés par la guilde. Le déploiement militaire auquel ils avaient été confronté lors de la première attaque avait été exceptionnel. Ici, au sein de leurs locaux, ils se croyaient à l'abri, et n'avaient qu'une sécurité minimale. Ridiculement minimale.
Malicia fit irruption dans un bureau. Des souvenirs qu'elle avait déjà récoltés, c'était celui de quelqu'un de haut placé. Suffisamment pour obtenir ce qu'elle cherchait. Le type eut à peine le temps de se redresser, d'ouvrir la bouche pour protester qu'elle l'avait déjà empoigné et collé contre le mur. Ses gants étaient déjà retirés, et elle ne prit même pas la peine de l'interroger. Ils n'avaient pas le temps, pas l'envie. Laura avait déjà attendu trop longtemps.
Elle sonda son esprit sans s'encombrer des éléments inutiles. Elle chercha Laura, Esteban, les enfants mutants, le remède, les codes d'accès. Il savait des choses, mais pas les éléments les plus récents. Il ne savait pas où se trouvait Laura. Il était opposé à certaines des décisions qui avaient été prises, il regrettait la perte d'argent, de beaucoup d'argent, il avait été mis à l'écart. Mais il avait les clés d’accès. Il avait la position pour accéder aux informations.
Malicia absorba tout ce qui lui serait nécessaire, puis le relâcha comme un vulgaire sac de farine. Il tomba lourdement sur le sol, inconscient. Elle se pencha vers lui, fouilla dans sa poche pour récupérer une clé qu'elle lança à Rémy.
— Premier tiroir du bureau, récupère son badge d'accès pour la salle des archives, l'étage au-dessus.
Avec les bonnes indications en tête, trouver la salle n’eut rien de compliqué. Par chance, elle était déserte, et le badge leur permit un accès discret. A l’intérieur, il y avait une grande table qui servait probablement à des réunions, ainsi que plusieurs écrans. Malicia les regarda, un peu confuse, et réalisa à regrets que le type dont elle avait volé les souvenirs était loin d’être un as en informatique. Par chance, Rémy prit la relève et alluma l’unité centrale. Après un instant de chargement, un des écrans demanda un mot de passe, et ils s’alternèrent pour la suite. Lui naviguait entre les dossiers et elle encodait les codes quand c’était nécessaire. Au bout de plusieurs minutes, l’expression de Rémy s’assombrit.
— Il y a trop de trucs. Tellement de preuves. Hors de question de ne pas en profiter. Je vais aller sur un des postes plus petit et essayer d’en télécharger un maximum. Toi tu restes sur celui-ci, et tu cherches des infos sur Laura.
Il sortit une clé USB de sa poche, et Malicia réalisa que c’était dans ses intentions depuis le début. Leur objectif principal était de récupérer Laura, mais Rémy était bien décidé à faire couler le complexe tout entier en représailles.
* * *
Les barres de chargement avançaient trop lentement au goût de Rémy, mais il était satisfait de la quantité de fichiers récoltés. Maintenant que la guilde avait été impliquée, il allait s’assurer de leur transmettre autant d’infos qu’il pouvait, et leur offrir non seulement ce laboratoire, mais également tous leurs associés sur un plateau d’argent. Même au-delà de la question des expériences illégales sur des mutants, les agissements de ce genre de structures permettaient toujours à des riches de s’engraisser sur le dos de ceux qui n’avaient rien demandé. Il était temps de faire tourner un peu la roue.
À quelques mètres de lui, il sentit l'atmosphère changer. Malicia, plongée dans la lecture de documents numériques, paraissait étrangement figée. Il lança un dernier chargement avant de se tourner vers elle. Ses yeux étaient rivés sur l’écran, son teint presque livide, son expression un mélange de dégoût, de rage et d’horreur. Il ne put s'empêcher de noter les larmes qui perlaient dans ses yeux et se rapprocha d'elle.
— Malicia ?
Elle déglutit et se força à détacher son regard du texte. Une main posée sur sa poitrine, comme pour apaiser ce qu’elle y ressentait, elle répondit d’une voix étrangement distante et contrôlée, qui empêchait l’émotion d’y percer.
— Ils ont...les enfants...ils...Rémy.
Le prénom à lui seul trahissait la détresse, l'impuissance, la terreur et l'incertitude qu'elle ressentait. Aussitôt, Rémy abandonna le transfert qu'il surveillait pour la rejoindre devant l'ordinateur principal. De manière déconcertante, Malicia tenta de le repousser, comme pour le préserver de ce qu’elle venait de découvrir, tout en s'accrochant à lui pour garder contenance et partager le poids qu'elle venait d'encaisser. Les larmes s'échappèrent et coulèrent le long de ses joues.
— Je suis désolée, murmura-t-elle faiblement alors que les yeux de Rémy se posaient sur le dossier qu'elle avait ouvert pour le parcourir.
Dossier interne – Statut du sujet X-23 / Projet AGX
Classification : Confidentiel – Accès restreint
> Interruption projet X-23
Suite à la perte du projet X-23, le projet a été temporairement suspendu.
> Initiation projet X-24
Des embryons de remplacement ont été générés pour initier le projet X-24.
La viabilité des spécimens reste à confirmer.
> Localisation projet X-23
Le sujet X-23 a été localisé et formellement identifié.
Décision validée : procéder à sa récupération, compte tenu des investissements matériels et temporels engagés.
L'évaluation des dégâts et de la contamination extérieure indique d'une grande partie du projet a été perdue. Le développement de l'empathie et de la conscience de soi du sujet X-23 peuvent être des obstacles dans la continuité de son développement.
> Projet AGX – Eradication
Le projet AGX a été gravement compromis.
Décision validée : éradication totale de tous les sujets et suppression des données associées.
Le sujet X-23, inclus dans le protocole AGX et exposé à une contamination extérieure, est intégré à cette procédure.
> Injection souche P-47
Une souche pathogène létale et strictement non transmissible a été injectée aux vingt sujets mutants du projet AGX.
Dix-neuf ont réagi conformément aux prévisions. La procédure d'éradication est un succès.
> Anomalie : résistance du sujet X-23
Résistance partielle observée à la souche P-47. Le facteur guérisseur du sujet est un obstacle à son éradication. Symptômes cliniques présents mais non létaux.
Décision validée : Réinjection quotidienne jusqu'à éradication du sujet.
En cas d’échec, une réorientation vers l’aile immunitaire sera envisagée.
Rémy prit une inspiration.
Brève. Sèche. Vitale.
Il ferma les yeux. L'écran face à lui explosa.
— Rémy ! cria Malicia.
Il n'avait pas bronché. Pas bougé. Les fragments de l'écran s'étaient décomposés avant même de l'atteindre et l'avait laissé indemne. Indemne et en ruines à la fois, alors que la rage crépitait à l'intérieur de lui comme jamais elle n'avait crépité auparavant.
Vingt mutants. Vingt enfants. Des enfants comme Laura, qui avaient été mis en cage. Qui avaient servis à des expériences. Des enfants qui n'avaient rien demandé et qui s'étaient retrouvé au cœur d'un projet qui les dépassait. Des enfants devenus des expériences, et puis des encombrants. Des déchets dont il fallait se débarrasser. Eradiquer.
Ils les avaient tués.
Et ils avaient tenté de tuer Laura aussi. Après tout ce qu'ils lui avaient fait subir, après les années de torture, après les horreurs et les cauchemars, ils étaient venus la récupérer, ils l'avaient reprise juste pour la tuer.
Une nouvelle explosion retentit. Proche et lointaine à la fois. Rémy sentit les mains de Malicia contre son bras, une tentative désespérée pour capter son attention, pour le ramener auprès d'elle. Peut-être qu'elle lui parlait, mais il n'entendait pas. La fureur déferlait dans ses oreilles comme elle déferlait dans le reste de son corps, puissante, inarrêtable, destructrice.
Laura était quelque part dans ce bâtiment. Il le savait. Elle était là, sous les effets d'un agent pathogène mortel, déshumanisée, avec sa seule volonté pour survivre. Il allait la retrouver, et la ramener chez eux.
Lorsque Rémy rouvrit les yeux, le monde avait changé. Tout autour de lui s’étirait des fils d’énergie, autrefois invisibles. Des liens qui le reliaient à tout ce qu’il y avait de vivant autour de lui. Le plus proche, le plus puissant, épais et solide, régulier dans ses battements malgré le flux d’énergie colérique qui en émanait, était celui de Malicia. Il y eut un léger tressautement dans son équilibre alors qu’elle croisait son regard et reculait, surprise.
— Rémy ? Tes yeux ?
Il ne répondit pas. A la place, il observa les autres fils, aux origines moins distinctes, emmêlés les uns dans les autres, reliés à d’autres personnes, d’autres sources d’énergie dispersées tout autour. Il n’était pas sûr de comment il le savait, mais il le savait. Comme s’il avait toujours eu conscience de la présence de ces filaments d’énergie, sans jamais vraiment les voir. C’était comme une évidence.
Il pouvait voir l’énergie qui s’agitait, et la contrôler. Il pouvait l’absorber, la tirer jusqu’à lui pour ensuite la déverser ailleurs, dans des objets inanimés, jusqu’à les faire exploser. Il pouvait la déplacer sans même la toucher. Maintenant qu’il était capable de la voir, de la sentir, il n’avait plus besoin de contact pour la diriger.
Il ouvrit la paume, un sourire au coin des lèvres, et les lampes au plafond explosèrent. Malicia se baissa par réflexe, surprise, puis lui adressa un regard aussi agacé qu’intrigué.
— C’est toi qui fait ça ?
Il acquiesça, et fit exploser un des écrans d’ordinateurs qui avait été épargné plus tôt.
— Rémy ! gronda-t-elle. Arrête ça.
— Ne t’inquiètes pas, chère. Je contrôle.
En guise de preuve, une nouvelle explosion retentit, plus intense, alors que l'ensemble du mobilier de la pièce volait en éclat. Au même moment, une alarme se mit à sonner, au loin.
Ils étaient repérés.
Malicia lui adressa un regard courroucé et il grimaça.
— Bravo. Et on a toujours aucune idée de où se trouve Laura.
Laura.
Le prénom fut comme un électrochoc à l'intérieur de Rémy. Il s'était laissé distraire, mais la colère, la fureur, le dégoût, la culpabilité, tout remonta d'un coup, et les faisceaux d'énergie se firent plus intenses tout autour de lui. Mais oui.
Il pouvait la repérer. Il devait juste se concentrer, les départager, la retrouver parmi les dizaines de filaments.
— Anna, demanda-t-il avec sérieux. J'ai une piste, mais j'ai besoin de temps. Est-ce que tu peux veiller à ce que je ne sois pas dérangé ?
Malicia le regarda. Ses mille et une interrogations étaient visibles sur son visage, mais elle se contenta de hocher la tête. Elle n'avait pas besoin de comprendre son plan pour lui faire confiance. Elle serra les poings, prête à faire ce qu'elle savait faire de mieux : bastonner quiconque essayerait de venir le déranger.
* * *
Cela prit quelques minutes, avec les cris et les bruits de combat en arrière-plan, mais Rémy avait rapidement compris comment discerner et séparer les filaments d'énergie. Au plus les personnes étaient proches, au plus les pulsations d'énergie qui émanaient d'elles étaient perceptibles. Malgré tout, et en dépit du fait qu'elle s'était éloignée, celui de Malicia continuait de se distinguer des autres. Parce que l'énergie qui émanait d'elle était familière. Tout ce que Rémy avait à faire, c'était trouver un autre fil, une autre source d'énergie qu'il connaissait. Alors il les parcourut. Sans hésiter, il manipula les différents liens, comme s'ils étaient réels, comme s'ils étaient matériellement présents. Par moment, certains perdaient en puissance, et Rémy supposa qu’ils appartenaient à ceux qui se faisaient mettre hors service par Malicia. Un par un, il les parcourut avec attention, cherchant quelque chose, un ressenti, une sensation, n'importe quoi qui lui indiquerait qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait.
Et puis, finalement, il sut.
Il était minuscule. Fragile. Instable. L'énergie qui en émanait était à peine perceptible, mais elle était présente, et quand Rémy la toucha, il en sentit l'innocence, la douceur, la force et la fragilité tout à la fois.
C'était Laura.
Et à cet instant, aussi faible soit-il, ce filament d'énergie devint le seul qu'il voyait. Le plus important. Celui qui était essentiel, indispensable, celui qu'il devait remonter aussi rapidement que possible pour rejoindre celle qui se trouvait à l'autre extrémité.
Rémy se mit debout et se précipita dans le couloir du laboratoire. Il remarqua à peine les personnes entassées sur le sol, gémissantes ou inconscientes, et aborda directement Malicia.
— Je l'ai ! cria Rémy. Je sais où elle est !
* * *
Le filon d'énergie le mena à une porte close, verrouillée par un code. Il eut à peine le temps d'enregistrer l'existence de cet obstacle et... BOOM. La porte explosa, sans même qu'il ne la touche. Il sentit Malicia tressaillir derrière lui sous la surprise, mais il n'avait pas le temps de se retourner pour s'assurer qu'elle allait bien.
Là, devant lui, au milieu d'une pièce de la taille d'un cagibi, toute carrelée de blanc, sans fenêtre, sans lumière, sans le moindre mobilier, gisait le corps inanimé de Laura.
Rémy se précipita et se jeta pratiquement à ses côtés, ses mains se refermant autour de l'enfant.
— Petite, appela-t-il. Laura. Laura !
Elle respirait. Bien que discrète, sa poitrine se soulevait de manière régulière, et de l'air s'échappait de ses lèvres entrouvertes. Rémy l'embrassa et la serra contre lui, notant qu'elle était brûlante de fièvre. Empoisonnée. Empoisonnée par une souche artificielle et supposée être mortelle, qu'ils lui avaient administrée à répétition. Autour d'eux, le blanc de la pièce se mit à briller d'une lueur magenta alors que les fils d'énergie s'intensifiaient de tous les côtés.
Une main se referma sur son épaule, puissante et catégorique, et le força à pivoter avec une force qui n'avait rien d'humain. Malicia le regarda d'une expression intransigeante, toute trace de doute disparu de son visage.
— Rémy. Je n'ai aucune idée de ce qui se passe avec tes pouvoirs, mais tu dois te contrôler. Tu as peut-être acquis une immunité à tes explosions, mais ce n'est pas le cas de Laura.
Rémy inspira, alors que le sens de ses paroles coulait à l'intérieur de lui. Laura n'était pas invulnérable. Laura était malade. Fragile. Il ne devait pas la blesser. Il était là pour la sauver. Pour la protéger.
Il acquiesça, et les énergies autour de lui s'apaisèrent alors que la pièce redevenait blanche. Malicia expira, soulagée, et se pencha vers la petite fille qu'il avait toujours dans les bras. Son expression redevint inquiète alors que ses yeux se plissaient de colère.
— Je pourrais les tuer, murmura-t-elle en caressant le visage de Laura du bout des doigts. C'est juste une enfant. C'était tous des enfants.
Rémy referma les yeux, et se força à respirer. Elle pourrait les tuer, mais lui, lui...il voulait les tuer. Il voulait faire exploser cet endroit. Ils voulaient détruire chaque trace, chaque parcelle de ce qui avait gardé Laura prisonnière. Ce laboratoire-ci, mais aussi tous les autres. Il pouvait demander l'aide de la guilde. Démanteler le réseau tout entier. Faire exploser chacun de leurs centres un par un. Chacune de leurs recherches. Chacun de leur dossier. Il devrait veiller à ne pas faire de victimes innocentes, à libérer leurs prisonniers, leurs victimes. Les mutants, les humains, tous ceux qu'ils détenaient contre leur gré. Il devait forcément y en avoir d'autres.
Mais ici. Ici il n'y avait plus rien. Les enfants avaient été tués. Laura était dans ses bras. Ici, il n'y avait plus d'innocents. Juste des scientifiques complices. Des fichiers et des projets de recherches à plusieurs millions. Des éprouvettes et des embryons en cours de développement pour répéter l'horreur. Il ne pouvait pas les laisser faire. Pas encore.
Il y eut une pulsion d'énergie à l'intérieur de lui, puissante et involontaire. Cette fois, il parvint à maintenir le contrôle dessus, et elle ne déborda pas. Elle resta invisible aux yeux extérieurs, mais lui savait que cette énergie était là, alimentée par la rancœur et la rage. Des émotions qu’il n’allait pas pouvoir contenir longtemps.
— Chère, prononça-t-il.
Sa propre voix était étrange. Distante. Fragmentée.
— Prends Laura. Mets-la en sécurité.
Il tendit le corps de la petite vers elle pour qu'elle la prenne, mais elle le repoussa.
— Non ! Pas encore. Tu m'as déjà demandé ça la dernière fois et...tu me fais peur, Rémy. Tes yeux, ta voix, ton pouvoir...je ne sais pas ce qui t'arrives.
Il pressa Laura contre lui. Il ne savait pas non plus. Mais c'était bien. C'était exactement ce dont il avait besoin, pour Laura.
— Je ne veux pas te laisser et risquer de ne jamais te revoir, émit Malicia dans un souffle.
Il lui sourit. Triste. Confiant. Perdu dans un flot d'énergie trop intense pour lui.
— Il faut protéger Laura, dit-il simplement, comme une évidence.
Leur évidence commune, celle qui les avait menés jusqu'ici.
Celle qui leur avait permis de se retrouver, des mois plus tôt. Celle qui les avait liés à nouveau, sans même le réaliser.
Il fallait protéger Laura, parce que sans Laura, rien n'aurait été possible, et rien ne serait plus jamais possible.
Malicia tendit ses bras pour prendre le corps de l'enfant, mais ses yeux étaient rivés dans ceux de Rémy.
— Je t'aime, lui dit-elle sans un soupçon d'hésitation. Et Laura t'aime. Elle va avoir besoin de toi, et moi aussi. Alors tu as intérêt à revenir, compris ?
Il rit doucement. Il avait quelque chose de doux et de chaleureux, dans les vibrations d'énergie qui émanaient de Malicia. Elle n'était pas que ça, bien sûr. Il y avait aussi tout son entêtement, sa flamme de détermination et de passion, qui vibrait avec force tout autour d'elle. Mais au milieu de cette férocité naturelle, il y avait cette tendresse, qui se traduisait dans la manière dont elle portait Laura, protectrice, maternelle, englobante. Une douceur qui n'était adressé qu'à eux deux, et que Rémy avait toujours senti, mais pour la première fois, il était capable de la voir.
Il s'approcha d'elle et posa son front contre le sien. Il n'avait pas peur de son pouvoir. Il n'en avait jamais eu peur, mais à cet instant précis, il ne s'en souciait même pas.
— Je t'aime aussi, répondit-il avant de l'embrasser doucement, l'énergie frémissante partout sur ses lèvres, presque électrique.
Malicia se laissa aller dans le baiser, les yeux fermés. Lorsqu'elle les rouvrit, un instant plus tard, leur couleur verte avait laissé place à du noir intense, et un rouge irradiant d'énergie. Elle battit des paupières, déstabilisée par le changement de perception et les flux d'énergie autour d'elle.
— Que...
Rémy lui adressa un sourire en guise de toute réponse, puis se pencha vers Laura. il caressa ses cheveux moites de sueur, puis l'embrassa à son tour en posant ses lèvres sur son front fiévreux. Il la croyait inconsciente, mais elle remua faiblement, et ses lèvres bougèrent.
— Rémy, prononça-t-elle de sa toute petite voix, si fragile, si précieuse, si innocente.
— Je suis là, petite. On est venu te chercher. Tu es en sécurité.
Un sourire s'étira sur les lèvres de Laura, soulagé.
Elle était en sécurité.
* * *
Malicia se sentait déchirée. Tiraillée entre deux envies, entre deux besoins, entre les deux personnes qui comptaient le plus pour elle.
D'un côté, il y avait Laura, et elle savait que Laura était la priorité. Ils étaient venus pour la sauver, pour la sortir de cet endroit, pour la ramener à la maison.
Laura qui était dans ses bras, presque amorphe, brûlante de fièvre, plus faible et vulnérable qu'elle ne l'avait jamais été.
Et de l'autre, il y avait Rémy, et la mutation soudaine de ses pouvoirs. Malicia n'était pas sûre de comment c'était possible, ni de ce qui se passait exactement. Les pouvoirs de Rémy avaient changé, ils s'étaient décuplés, dans la continuité des pertes de contrôle qu'il avait eu récemment. Elle était toujours choquée de la vision de ses yeux qui s'étaient mis à littéralement irradier devant elle, ou de la facilité avec laquelle il avait fait exploser les objets autour. Sans les toucher ni même les regarder.
Les recherches officielles sur les mutations étaient rares, mais Malicia avait passé des années à collecter toutes les informations qu'elle pouvait à ce propos, pour mieux comprendre son propre pouvoir. Elle avait lu des récits à propos de l'éveil de certaines mutation, d'une évolution soudaine dans les capacités des personnes.
Aucun de ces récits ne s'était bien terminé.
Elle ne voulait pas laisser Rémy seul. Elle avait vu l'instabilité dans son regard, dans ses mouvements. Pendant leur bref baiser, elle avait eu un aperçu de son esprit et de son agitation. Elle n'était pas parvenue à saisir une seule pensée cohérente, simplement des montées d'émotions aux fluctuations trop soudaines et anarchiques pour qu'elle puisse tenter de les déchiffrer. Pendant un instant, elle avait vu ce qu'il voyait, mais ce n'était qu'un minuscule fragment de ce qu'il ressentait vraiment. A l'intérieur de lui, tout devait être amplifié. Et rien que de l'imaginer, c'était terrifiant.
Malicia se posa dans un endroit désert, à plusieurs centaines de mètres du laboratoire. Elle prit une seconde pour respirer, heureuse d'être sortie de cet endroit. Heureuse de savoir que Laura en était sortie. Elle serra l'enfant contre elle, comme pour lui signifier qu'elle était en sécurité, à présent. Que rien au monde ne la ferait la lâcher et la perdre à nouveau. Puis elle se retourna pour regarder l'immense bâtisse de laquelle elles venaient de sortir, la gorge nouée, remplie d'appréhension tout en sachant exactement ce qu'elle allait voir.
Immanquablement, un halo d'énergie magenta se mit à recouvrir le bâtiment. Seconde après seconde, l'énergie se diffusa jusqu'à l'englober totalement, en dépit de sa taille imposante. Malicia regarda, incapable de faire quoique ce soit, Laura bien à l'abri entre ses bras. Elle pinça les lèvres alors que la couleur familière, presque amicale et réconfortante malgré le danger qu'elle indiquait, se faisait de plus en plus intense.
Et puis d'un coup, tout explosa.
Le laboratoire, le matériel, les éprouvettes, les dossiers, les documents, les preuves, les personnes qui travaillaient là. Absolument tout vola en éclats dans une déflagration tellement puissante qu'il était impossible, impossible que quelque chose en ressorte indemne.
* * *
Il se tenait au milieu des décombres. Droit. Immobile. Calme. Autour de lui, toutes les pulsations d'énergie s'étaient éteintes, ne laissant que ce silence si caractéristique des suites d'une catastrophe.
Il n'y avait plus rien. Plus de laboratoire. Plus de danger. Plus de vie. Il avait tout éliminé. Regrettait-il ? Il ne savait pas. Regretterait-il plus tard? Peut-être. Sans doute. Pas forcément.
A l'intérieur de lui, ce n'était pas les regrets qui dominaient. Ce n'était pas des émotions, à vrai dire. Juste de l'énergie pure, crue, essentielle au monde et pourtant invisible à la plupart des gens. Pas à lui. Lui, il s'était connecté à cette énergie.
Il s'était connecté et maintenant, il était en train de se faire consumer.
— Rémy !
Il connaissait cette voix. Ce filament d'énergie puissant et stable qui entra en connexion avec lui.
Malicia. Et Laura, dont le lien vital était encore si faible, mais toujours bien présent.
Elles arrivèrent du ciel, et le rejoignirent au milieu du cratère et des cendres. Immédiatement, Malicia voulut l'approcher, le toucher, lui permettre de prendre Laura dans ses bras, de se retrouver. Il recula.
— Non !
— Rémy ?
— Restez loin de moi. Je ne suis pas....je ne sais pas comment le contrôler.
Il leva vers elle des yeux plein d'excuses, d'un rouge vif et dangereux, remplis d'une énergie qui le dépassait, et que l'immense explosion n'avait pas suffi à évacuer.
Il allait se faire consumer, et c'était hors de question qu'il les laisse l'être aussi.
Chapter 34
Notes:
Probablement un des chapitres que j'ai préféré écrire pour cette histoire <3
Bonne lecture !
Chapter Text
Rémy était assis au milieu de l'herbe. Autour de lui, il n'y avait que des plantes, de la terre, des matières végétales. Des choses qu'il ne pouvait pas charger. Chacune d'elles irradiait d'un fragment d'énergie douce, stable, symbole de la vie et du maintien du monde. Des fils incandescents s'étalaient partout autour, dans un schéma à la fois incompréhensible et cohérent, qu’il pouvait déréguler d’un seul mouvement.
Chacune de ses respirations, chaque battement de son cœur, chaque petite instabilité de son humeur était une menace potentielle.
Rémy sentait l'énergie fluctuer à l'intérieur de lui. Intense. Irrégulière. Dangereuse. Il émanait de son corps une chaleur nouvelle, pas vraiment dérangeante, mais pas humaine non plus. Il savait que ses yeux s'étaient mis à briller dans le laboratoire, mais désormais, sa peau entière scintillait d'un éclat magenta qui trahissait l'accumulation d'énergie. Ses vêtements, comme tout ce qu'il avait pu toucher depuis leur retour chez eux, n'étaient plus qu'un tas de résidus informe.
Il n'était plus qu'un immense détonateur, le porteur de pouvoirs incontrôlables, dont la seule finalité était la destruction.
Rémy sut qu'elle allait arriver avant même qu'elle ne soit là. Il le sentit dans l'ajustement des énergies tout autour de lui, dans la manifestation solide de son filament d'énergie à elle, aussi ardent que distinctif.
Une part de lui se disait que même s'il parvenait à se connecter à toutes les personnes de la planète en même temps, il serait toujours capable de reconnaître l'énergie qui émanait de Malicia.
Elle atterrit à une distance de sécurité, en face de lui, un soupçon d'hésitation à peine perceptible dans la manière dont ses pieds se posèrent sur le sol.
— Hey, lança-t-elle. J'ai préparé des sandwichs.
Elle tenait en effet un plateau entre les mains, où se trouvait une pile de sandwichs à l'équilibre approximatif.
— Je n'ai pas faim.
Pas faim, pas sommeil, pas froid, ni chaud. La plupart des sensations humaines habituelles semblaient avoir disparu de son métabolisme, pour laisser place à un flux d'énergie permanent, qui puisait sa source directement dans ce qui l'entourait.
— Ça fait deux jours, Rémy.
La voix de Malicia trahissait son mécontentement devant sa réponse. Mais aussi son inquiétude, sa peur, son désarroi. Elle voulait l'aider.
Elle fit un pas vers lui. Il se redressa.
— Non.
Elle se stoppa, mais ne revint pas en arrière. Il aurait voulu que ça s'arrête là, mais c'était trop tard. Le calme qu'il s'était évertué à maintenir avait été bouleversé par ce simple échange et le tourbillon d'émotions à l'intérieur de lui refit surface. La peur, la colère, la crainte, les regrets. Rémy ferma les yeux alors qu'une explosion retentissait. Lorsqu'il les rouvrit, Malicia avait reculé. Le plateau et tout son contenu n’étaient plus là. Ils avaient volé en éclats.
Un silence s'installa, long et douloureux, avant qu'elle ne reprenne la parole avec prudence.
— Laura aussi a refusé de manger, dit-elle simplement.
Le tourbillon à l'intérieur de Rémy alla droit vers son cœur pour le foudroyer de peine et de culpabilité. Il prit une inspiration, et détourna le regard.
— Comment va-t-elle ?
— Mieux. Elle a beaucoup dormi. La fièvre est presque complètement retombée. Si seulement elle acceptait de manger.
Il serra les dents, ferma les poings.
— Tu devrais la forcer. Elle a besoin de manger.
Un rire moqueur, sans joie, lui répondit.
— Ça vaut pour toi aussi, rétorqua-t-elle.
Il n'avait pas besoin de la regarder pour savoir qu’elle avait croisé les bras et lui adressait un regard réprobateur. Il n'avait pas besoin des flux d'énergie, non plus. Il savait juste. Parce qu'il la connaissait par cœur. Il relâcha un soupir, tourna à nouveau les yeux vers elle.
— Je suis désolé. Pour les sandwichs. Ce n'était pas intentionnel.
La sévérité s'effaça de l'expression de la jeune femme alors qu'elle dépliait les bras. La douceur et la compassion prirent sa place, et elle se retint de faire un nouveau pas vers lui.
— Elle te réclame, Rémy. À chaque fois qu'elle se réveille. Tu lui manques. Et tu me manques aussi.
Autour de Rémy, les flux d'énergie s'agitèrent. Les plantes, les insectes, les oiseaux, de partout il sentit des remous dans l'équilibre ambiant. Il en était la cause. Il était l'élément perturbateur de toutes ces énergies, et il mettait en danger les vies qui en étaient à l'origine. Il prit une inspiration, se força à ne pas y penser, à se détacher.
— Je suis désolé, répéta-t-il. Je ne peux pas.
— Rémy.
La voix de Malicia était basse. Sérieuse. Stable. Aussi stable que sa posture alors qu'elle se tenait immobile. Déterminée. Un point d’amarrage pour ne pas dériver hors de la réalité. Elle ne bougerait pas. Il le savait. Elle le savait. Comme une promesse tacite de rester là, quoiqu'il arrive, et de ne pas le laisser affronter ça tout seul.
— Rémy, répéta-t-elle. Tu te souviens de toutes ces fois où je t'ai repoussé ? Tous ces moments où je t'ai demandé de rester à l'écart, de ne pas m'approcher, de me laisser tranquille, parce que j'avais peur de te faire du mal par accident ? Tu n'as jamais écouté. Pas une seule fois. Malgré toutes mes demandes, tu continuais à essayer, de manière tellement agaçante et téméraire, jusqu'à me faire tomber amoureuse de toi et de tout cet entêtement inconscient, parce que tu savais, tu as toujours su que j'en avais besoin. Que même si je prétendais le contraire, j'avais besoin de cette présence, de cette familiarité, de ce soutien que tu apportais. J'en ai toujours eu besoin, et j'en aurai toujours besoin.
Elle s'arrêta pour reprendre son souffle. Rémy n'avait pas bougé. Autour de lui, les énergies s'agitaient doucement, comme le cours de la vie qui continuait, mais il n'y prêtait pas vraiment attention. Il écoutait. Il écoutait les paroles de Malicia, il écoutait son cœur qui pulsait dans sa poitrine, et dont chacun des battements entraînait un sursaut dans les fils d'énergie qui l'encerclaient.
— Une partie de moi ne pourra jamais te remercier assez, ajouta Malicia d'un ton plus doux, teinté d'une tendresse et d'une reconnaissance aussi infinie que l'amour qui existait entre eux.
Puis son expression changea alors qu'elle levait la tête, captait son regard et transmettait sa requête en silence juste avant de la formuler.
— J'ai besoin que tu te rappelles de tout ça, Rémy. J'ai besoin que tu comprennes que peu importe combien de fois tu vas me répéter de ne pas approcher et de te laisser tranquille, je ne vais pas t'écouter. Je sais que tu as peur. Je sais à quel point c'est terrifiant d'avoir un pouvoir et de ne pas savoir comment le contrôler. De ne pas savoir si on sera capable de l'empêcher de faire du mal aux gens qu'on aime. De vouloir protéger quelqu'un si fort qu'on est obligé de le blesser. Je sais tout ça, Rémy. Et c'est hors de question que je te laisse faire les mêmes erreurs que j'ai faites. Hors de question que tu doives affronter ça tout seul.
Il ne répondit pas. Sa gorge était nouée. Il voulait protester, il voulait lui dire que c'était différent, que ça n'avait rien à voir. Il voulait lui rappeler qu'il avait tué des gens, qu'il avait fait du mal, qu'il était dangereux et qu'il ne valait pas les efforts, mais ces arguments n'étaient que l'écho de ceux qu'elle avait utilisés toute sa vie, et qu'il s'était acharné à démentir. Alors il ne dit rien.
Il ne dit rien quand elle eut fini de parler. Il ne dit rien non plus quand elle fit un pas dans sa direction, puis un deuxième, puis tous les suivants. Il était toujours silencieux quand elle se retrouva juste en face de lui, à quelques centimètres seulement, et qu'elle le regarda avec ce mélange d'amour, de douceur et d'inquiétude.
Tout autour, dans la clairière, l'énergie s'agitait, mue par les émotions de Rémy. La peur, le désir, la culpabilité, l'amour. Malicia tendit une main vers lui et la posa sur sa joue. Il se concentra pour maintenir les énergies à distance, pour ne pas charger le gant qu'elle portait et qui leur permettait ce contact, pour ne pas risquer de la blesser, de l'éloigner, de le perdre. Il tenta d'inspirer, mais cela ressembla davantage à un hoquet de panique, qui trahissait sa terreur à cette idée.
— Je suis désolé, parvint-il à prononcer, comme si cela était suffisant pour tout réparer.
Elle le fit taire d'un petit bruit réconfortant alors que ses doigts caressaient sa joue, ses yeux plongés dans les siens. Elle le scrutait avec une expression indéchiffrable, incertaine, hésitante, pleine d'appréhension et de certitude à la fois.
— Rémy, murmura-t-elle. Est-ce que tu me fais confiance ?
C'était ce qu'elle lui avait demandé des mois plus tôt, après leur non-rendez-vous, juste avant de l'embrasser, juste avant de replonger dans leur relation, dans leur tentative de construire quelque chose ensemble, malgré la peur, malgré les risques, malgré les trop nombreux facteurs inconnus.
La réponse de Rémy n'avait pas changé.
— Toujours.
Elle émit un petit rire, entre la joie et la nervosité, puis approcha ses lèvres des siennes. Avec une précaution et une douceur innommables, elle l'embrassa. Cette fois, pas de remède, pas de barrière, pas de restriction. Elle l'embrassa, et il accueillit ce baiser avec une ardeur et une passion plus exultée que jamais, attisée par l'énergie qui continuait de se déchaîner à l'intérieur de lui. Une énergie trop longtemps accumulée qui trouvait enfin un chemin où s'évacuer. Elle se déversa vers la jeune femme et les engloba dans une bulle unifiée, comme un noyau dont ils étaient la source, le cœur et la vie tout à la fois. Le baiser s'étala sur de longues minutes, des minutes de douceur, de passion, d'union, de libération. Petit à petit, Rémy se retrouva délesté du trop-plein de pouvoirs, sa perception se réajusta, ses sens lui revinrent, son humanité aussi. Malicia finit par rompre le baiser, et quand elle le regarda en souriant, ses yeux verts étaient devenus noirs et rouges, ces couleurs qu'il avait tant haï par le passé mais qui, sur elle, étaient les plus incroyables du monde.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle.
— Bien, répondit-il. Mieux. Merci.
Il se rappela qu'elle avait évoqué une impression de ne jamais pouvoir remercier assez, et comprit exactement ce qu'elle voulait dire par là. Sa main à nouveau sur sa joue, elle l'observa avec attention, cherchant des traces de mensonge, d'une faiblesse, d'une perte de connaissance imminente. Ce fut à son tour de sourire, et de la serrer un peu plus étroitement contre lui.
— Je vais bien, chère. Vraiment.
Elle se laissa aller contre lui, et ferma les yeux, soulagée.
— Ne recommence jamais un truc pareil, lui murmura-t-elle.
Il rit, le cœur à la fois rempli et léger.
* * *
— Ça n'a pas l'air réel.
Deux heures étaient passées. Ils étaient toujours dans la clairière. Rémy adossé à un arbre, à moitié allongé, Malicia entre ses bras. Elle avait retiré ses gants, leurs mains étaient jointes, leurs doigts entrelacés. Sans barrière. Il avait enfilé un short mais restait torse nu. Elle avait son visage collé à lui, sans conséquence. Sans danger. Ils avaient pris le temps d'essayer, de tester, de s'embrasser à nouveau, de se caresser, de se retrouver petit à petit. Les pouvoirs de Malicia semblaient avoir été neutralisés par la charge d'énergie qu'elle avait absorbée, ou alors Rémy avait acquis une sorte d'immunité, comme si son corps empêchait son énergie vitale de le quitter. Ils n'étaient pas sûrs, mais ils n'avaient pas besoin de réponse précise. Pas dans l'immédiat, en tout cas. Pour le moment, ils voulaient juste profiter.
Rémy souleva la main de la jeune femme, la porta à sa bouche, l'embrassa doucement.
— C'est réel. Plus réel que tout ce que j'ai pu ressentir ces deux derniers jours.
Elle leva la tête vers lui, ses yeux encore rouge et noir, chercha sa bouche pour l'embrasser. Rémy répondit à la demande avec plaisir, se délectant de la simplicité de l'échange.
Il savait qu'elle avait peur. Elle craignait qu'au moment où ses pouvoirs se dissiperaient, leur capacité à se toucher impunément disparaîtrait aussi. C'était une possibilité. Mais il était confiant. Ils avaient réussi à le faire une fois, ils seraient capables de le faire à nouveau.
Il n'avait plus peur de la perdre. Au contraire, il n'avait jamais été aussi certain que tout allait bien aller.
— Je t'aime, murmura-t-il.
Elle reposa la tête sur son torse, ferma les yeux, sourit.
— Je t'aime aussi.
* * *
Ils s'octroyèrent une heure de plus, blottis l'un contre l'autre dans le calme de la clairière. Puis Rémy se mit à somnoler, et Malicia le secoua gentiment.
— Il est temps de rentrer, décida-t-elle. Tu as besoin de te reposer, et Laura t'attend.
Rémy aurait pu protester, mais le deuxième argument était suffisant pour le convaincre. Laura. Il avait envie de la retrouver, de la serrer dans ses bras, de s'assurer de ses propres yeux qu'elle allait bien. Que tout allait bien.
Malicia se mit debout, jeta un regard aux alentours, vacilla. Il se redressa à son tour et haussa un sourcil.
— Tout va bien, chère ?
Elle se reprit, et lui sourit.
— Oui. C'est juste...déstabilisant, de voir le monde tellement différent. Tout est tellement...j'étais loin de m'imaginer que ça fonctionnait ainsi.
Elle se tût, son attention attirée par quelque chose entre eux. Rémy sourit alors que le regard de la jeune femme revenait vers lui, avec une curiosité qu'elle n'était plus capable de dissimuler.
— Est-ce que toi aussi tu le voyais, ce lien entre nous ? Cette...énergie qui te relie à moi, elle est différente des autres. Plus puissante. Plus intense.
Il se rapprocha d'elle, l'attira à nouveau contre lui.
— Intense et puissant, répéta-t-il près de son oreille. Unique. Un flux d'énergie que rien ne semblait être capable de stopper, ou de dévier. Je le voyais aussi.
Les joues de la jeune femme se colorèrent, et il rit tout contre elle juste avant de l'embrasser à nouveau, pour la centième, millième, millionième fois. Peu importait. Ils n'auraient plus jamais besoin de compter.
* * *
Malicia les avait transportés jusqu'à la maison. Rémy posa la main sur la poignée, heureux d'être revenu, pressé de retrouver Laura.
— Elle est dans sa chambre ?
— Non, répondit Malicia avec un petit sourire. Dans la tienne.
Une pointe de culpabilité pinça le cœur de Rémy, mais pas assez puissante pour contrer la vague de tendresse qu'il ressentit à cette idée.
Il se tourna vers la maison, leur maison, et prit une inspiration pour se donner du courage. Avec délicatesse et un peu de regret, il embrassa la main de Malicia avant de la lâcher et de finalement rentrer chez eux.
Lucifer et Oliver l'accueillirent dans l'entrée, à grands coups de frottements et de ronronnements, et il prit quelques secondes pour les saluer avant de monter à l'étage.
La porte de sa chambre était grande ouverte, et Laura était là, toute petite au milieu de l'immense matelas, roulée en boule sur elle-même, endormie, Figaro blotti tout contre elle.
Rémy sourit. Avec précaution, il caressa son visage du bout des doigts et replaça quelques mèches de cheveux rebelles. Sa peau était chaude, avec un reste de fièvre, mais pas aussi intense qu'au laboratoire. Elle semblait aussi avoir repris quelques couleurs, et cela le rassura de voir de ses propres yeux qu'elle allait mieux. Elle allait guérir. Physiquement, sans aucun doute. Psychologiquement...il y veillerait.
Alors qu'il se tenait debout dans la quiétude de la chambre, une immense fatigue lui tomba brutalement dessus. Peut-être un effet à retardement du pouvoir de Malicia. Sans doute simplement le contrecoup des derniers jours, de toute l'énergie dépensée et des émotions encaissées. Il n'avait plus dormi, vraiment dormi, depuis que Laura s'était fait enlever. À quand est-ce que cela remontait ? Presque une semaine.
Sans doute devrait-il commencer par prendre une douche, ou manger quelque chose. Il repensa aux sandwichs que Malicia lui avait préparés et qu'il avait fait exploser. Il pensa ensuite à Malicia, et se dit qu'il devrait la prévenir, pour ne pas qu'elle s'inquiète. Même si elle était la première à lui avoir dit de se reposer. Il réalisait maintenant à quel point elle avait raison. Il avait besoin de récupérer.
Alors, sans douche, sans repas, sans même retirer ses vêtements, il se laissa tomber dans le grand lit auprès de Laura et de Figaro. Le chat émit un petit bruit, la petite remua un peu, mais ni l'un, ni l'autre ne se réveillèrent. Ils se sentaient en parfaite sécurité, et devaient même avoir enregistré son odeur inconsciemment, pour le catégoriser en non-danger. Rémy sourit à nouveau à cette idée et ce fut la dernière chose à laquelle il pensa avant de fermer les yeux et tomber d'épuisement.
* * *
Un souffle caressa son visage. Une respiration discrète mais suffisamment proche pour qu'il puisse la sentir. Puis des doigts se posèrent sur sa peau. Légers, curieux, délicats.
Alors que le corps de Rémy émergeait du sommeil, la fatigue tomba sur lui comme un quinze tonnes. Ses muscles, ses membres, chaque vaisseau sanguin et chaque parcelle de sa peau hurlaient d'épuisement et de mécontentement face à l'interruption de ce repos finalement acquis. Rémy grogna. Contre son visage, les doigts curieux se firent plus affirmés. La délicatesse prudente laissa place à des palpations mues par un besoin désespéré de s'assurer qu'il était bien là. Qu'il était réel. Et vivant.
Rémy ouvrit les yeux, et trouva le visage de Laura à quelques centimètres du sien. Elle ne sursauta pas, ne broncha pas, ne bougea même pas d'un millimètre. Les petits doigts s'étaient immobilisés alors qu'elle le fixait, l'expression indéchiffrable.
— Hey petite.
Ignorant la lourdeur de son corps et son besoin de se rendormir, Rémy se redressa juste assez pour englober Laura de ses bras et l'attirer contre lui. Elle se laissa faire, aussi docile qu'une poupée de chiffon, et il la serra contre lui avec le même besoin que les doigts de l'enfant avaient eu plus tôt. Ce désespoir de constater qu'elle était bien là, entière, vivante, avec lui. Il inspira son odeur, ressentit sa chaleur, embrassa ses cheveux.
— Laura, prononça-t-il, juste pour matérialiser sa présence dans chacun de ses sens.
Il ne dit rien d'autre. Elle non plus. Le silence les engloba un instant, familier et symbolique à la fois. Rémy défit l'étreinte pour mieux la regarder, pour voir son visage dénué de toute blessure, sa peau pâle et immaculée, ses cheveux un peu trop longs qui avaient été lavés récemment. Elle allait bien. Laura allait bien.
La petite fille se défit des bras de Rémy, et recula pour se recroqueviller sur elle-même.
— Je suis désolée.
Les trois mots avaient été prononcés tout doucement, d'une voix si discrète qu'elle paraissait irréelle.
Rémy la contempla, incertain, et lui sourit avec hésitation.
— De quoi es-tu désolée, petite ?
Laura baissa les yeux, la mine coupable. Ses petits doigts s'enroulèrent dans la couverture avec nervosité. Elle prit une inspiration puis, sans oser le regarder, déversa la culpabilité qu'elle portait depuis trop longtemps sur ses petites épaules.
— Je suis sortie du jardin, pour jouer avec les chats. C'était interdit parce que dangereux. Je n'ai pas écouté, mais c'était dangereux. Je suis désolée.
Rémy cligna des yeux, décontenancé par la longueur de sa déclaration. Il ne l'avait jamais entendue prononcer autant de mots à la suite. Ce fut la fierté qui l'envahit en premier, et puis seulement il réalisa ce qu'elle venait de dire.
— Non non non, Laura. Non.
Il plaça ses mains autour du visage de la petite, pour lui faire redresser la tête, pour qu'elle le regarde, pour qu'elle comprenne. Les yeux verts étaient inquiets, comme s'ils redoutaient davantage de représailles que tout ce qu'elle avait déjà subi.
— Laura, répéta-t-il. Ce n'était pas ta faute. Tu n'as rien fait de mal. Ce que tu as fait, c'était une bêtise que n'importe quel enfant de sept ans aurait pu faire. Et c'était dangereux parce que tu aurais pu te perdre. Tomber. Te blesser. Ça aurait été les conséquences normales. Mais ces hommes....Figaro...le laboratoire, ce qu'ils t'ont fait. Ce n'est pas normal, et tu n'es pas responsable de tout ça. Tu n'as pas à t'excuser. Est-ce que tu comprends ? Tu n'es pas responsable.
Laura le fixa un long moment, sans rien dire. Puis elle se mordit les lèvres, et son visage se chiffonna de chagrin, de peur, de culpabilité, de solitude, de regrets et d'incompréhension. Toutes ces émotions accumulées sans avoir nulle part où les placer, parce que les murs froids du laboratoire n'étaient pas aptes à les recueillir. Les larmes se mirent à couler sur ses joues et elle tendit les mains vers Rémy pour qu'il la prenne dans ses bras, ce qu'il fit sans hésiter, comme il l'avait toujours fait, prêt à la consoler et à la réparer, même quand d'autres l'avaient catégorisée comme inutile et bonne à jeter.
Elle pleura, et pleura, et pleura, et Rémy consola, berça et rassura. Après de longues minutes, les sanglots finirent par s’apaiser. Elle resta blottie tout contre lui, à l'abri du monde et des horreurs qu'il contenait. Rémy lui caressa doucement le haut de la tête, et l'embrassa avec tendresse.
— Laura, j'ai besoin que tu me fasses une promesse.
Elle répondit d'un petit bruit, la gorge et le cœur encore trop fragiles pour oser parler.
— Tu dois me promettre que ce ne sera pas ta dernière bêtise. Que tu ne vas penser qu'enfreindre les règles ça fait toujours aussi mal. Ce n'est pas vrai. Désobéir, c'est important pour grandir. Pour découvrir, et pour apprendre. Je ne veux pas que tu sois une petite fille bien sage parce que tu as peur du monde. Je veux que tu continues à faire des bêtises, que tu sautes par-dessus toutes les barrières qui seront sur ton chemin, que tu ne laisses aucune limite, aucune règle, aucune peur t'empêcher de t'amuser et d'être heureuse.
Il sentit les doigts de Laura s'agripper à son t-shirt, et il y eut quelques secondes sans rien d'autre que ça. Des petits doigts accrochés à lui, comme s'il était la bouée qui allait la ramener à la surface. Mais ce fut seule qu'elle se hissa pour se redresser et le regarder, l'expression solennelle.
— Sans être grondée ?
Rémy rit, et secoua la tête.
— Nope. Désolée petite. C'est mon job de te gronder autant que c'est le tien de faire des bêtises. Pas le choix.
Elle plissa le nez et pencha la tête sur le côté, un éclat d'espièglerie dans le regard.
— Sinon Malicia te gronde toi !
Rémy rit à nouveau, de surprise puis d'amusement. Il attrapa la fillette et la tira à nouveau vers lui pour se venger de sa clairvoyance avec une attaque de chatouilles, et il savoura d'entendre son rire remplacer les larmes. Laura se débattit autant qu'elle le put, mais il ne lui rendit la liberté que quand il réalisa qu'elle était à court de souffle. Elle se carapata aussitôt à l'autre extrémité du lit.
— Sache, petite, que Malicia n'a pas d'autorité sur moi, se défendit-il avec une pointe d'orgueil blessé.
— Bien sûr que j'en ai.
Rémy sursauta, et se tourna vers la porte, où Malicia se tenait, les bras croisés. Elle semblait amusée mais aussi, un peu sévère. Il rit nerveusement.
— Hey, chère.
Elle s'avança vers eux, sans changer d'expression, et Rémy déglutit.
— Je peux te réprimander si je veux, rappela-t-elle avec sérieux. Et aussi, tous les deux vous envoyer au coin si vous continuez à être aussi agités. Vous êtes supposés vous reposer.
Le sourire penaud de Laura était le reflet parfait de celui de Rémy, et le regard de Malicia s'adoucit. Elle s'assit à son tour sur le lit, et posa sa main sur le front de la petite fille, en dépit du fait qu'elle avait remis ses gants, barrière de sécurité rassurante.
— Tu te sens mieux ?
Laura hocha la tête avec une sorte de timidité. Malicia sourit, et déplaça sa main pour caresser la joue de la petite, qui y blottit son visage d'une manière extrêmement enfantine et pure.
— Tu vois qu'il est revenu, lui murmura Malicia. Je t'avais promis qu'il allait revenir. Il revient toujours.
Laura acquiesça à nouveau, et jeta un regard discret à Rémy, pour confirmer qu'elle voyait bien qu'il était là. Celui-ci ne dit rien, de peur de briser leur bulle de complicité, mais aussi poignardé par les remords d'avoir pu laisser ce doute subsister. D'avoir pu les laisser penser qu'il n'allait jamais revenir.
De l'avoir pensé lui-même, à peine quelques heures plus tôt.
Comme si elle devinait les pensées qui lui traversaient la tête – et il ne doutait pas que c'était exactement le cas – Malicia lui prit la main et la serra avec une tendresse ferme. Elle s'arrangea pour capter son regard et lui intimer en silence de ne pas s'en vouloir. Rémy acquiesça, incapable de s'attarder davantage sur sa culpabilité alors qu'un autre sentiment infiniment plus doux et chaleureux l'envahissait. Il l'aimait. Il les aimait toutes les deux, et il n'y avait aucune force suffisamment puissante dans l'univers pour l'empêcher de le faire.
— Bien, reprit soudainement Malicia en reprenant son expression stricte. Maintenant que vous êtes tous les deux en voie de guérison, je vais descendre réchauffer de la soupe et vous allez la manger, sans discuter.
Pour toute réponse, Laura tendit les bras vers elle, demandant à être portée. Cela semblait être une exigence raisonnable, et Malicia la souleva sans la moindre difficulté d'une main, et utilisa la seconde pour agripper Rémy et le tirer vers elle également, dans une étreinte commune aussi spontanée que chaotique. Alors qu'elle se retrouvait pressée entre les deux adultes, Laura rit avec amusement. Rémy lui, mit quelques secondes à se remettre du mouvement soudain, puis se fondit dans l'échange d’affection.
Ses yeux se posèrent sur Malicia qui les englobait de ses bras puissants, comme un dôme protecteur. Malicia qui s'était occupée d'eux sans faillir ces derniers jours, qui les avait soignés, rassurés, guidés, ramenés. Malicia qui avait fait de son mieux pour cacher son inquiétude, ses peurs, ses incertitudes. Elle était restée vaillante pour eux, parce qu'ils en avaient eu besoin, et elle était toujours là, prête à continuer sans rien laisser paraître.
Mais Rémy savait. De la même façon qu'elle devinait ses noirceurs à lui, il devinait la peur qui se cachait derrière cette étreinte, le besoin de se sentir entourée, proche, en contact.
Seulement quelques heures s'étaient écoulées, mais elle avait déjà replongé dans ses anciennes habitudes. Les gants, les vêtements, les couches, la réserve trop prudente. Il voyait toute la retenue dont elle faisait preuve, l'isolement qu'elle s'auto-imposait. Elle avait peur que le moment qu'ils avaient partagé n'ait été qu'un répit éphémère. Une promesse pleine d'espoir, mais qui ne garantissait rien.
Sans hésiter, Rémy se pencha pour déposer un baiser sur la joue de la jeune femme. Léger, discret, suffisamment rapide pour qu'elle ne puisse pas l'anticiper. Elle tressaillit, surprise, alors qu'un minuscule choc électrique éclatait entre eux. Ce fut presque suffisant pour la faire se rétracter, mais Rémy avait déjà bougé, ses lèvres remplacées par son nez alors qu'il se blottissait dans le cou de la jeune femme, inspirait son odeur, sa chaleur, sa douceur, sa peau contre la sienne, sans que rien ne se passe.
Malicia prit une inspiration, encore un peu terrifiée à l'idée d'y croire et de tout perdre, mais très vite, il la sentit se détendre et à son tour, se laisser aller pleinement dans l’étreinte.
Chapter 35
Notes:
Voici le dernier chapitre de cette histoire. Il reste encore un épilogue pour conclure correctement, mais c'est vraiment la fin. Que d'émotions 🥺 J'ai du mal à réaliser que je suis arrivée au bout, et je suis si fière de ce que ces personnages ont accompli ❤️
S'il y a des zones qui vous paraissent encore floues ou irrésolues c'est le moment de le manifester ! Bonne lecture !!
Chapter Text
Les jours qui suivirent furent particuliers, un peu suspendus dans le temps. Laura acheva de se remettre et retrouva sa pleine santé, au plus grand soulagement de Rémy et Malicia. De leur côté, la guérison prenait des allures différentes. Il n'était pas question de se rétablir d'une maladie, mais de quelque chose de bien plus profond.
Le pouvoir de Malicia semblait être sous contrôle. Rien que cette phrase était tellement incroyable que l’idée de la prononcer à voix haute faisait peur. En conséquence de quoi, ils n'en avaient jamais vraiment parlé. C'était juste là, en équilibre entre eux. Ils pouvaient se toucher. S'embrasser. Passer la nuit ensemble. Il n'y avait plus de barrière, plus de limite. Plus aucun obstacle.
Aucun obstacle, hormis la terreur qui nouait le ventre de la jeune femme pendant le millième de seconde qui précédait chaque contact. Elle savait que le contrôle de ses pouvoirs avait quelque chose à voir avec le baiser qu'ils avaient échangé, ce jour-là, et le flot d'énergie immense qu'elle avait absorbé. Cela avait eu un effet stabilisateur sur ses capacités, comme un court-circuit qui avait tout reprogrammé. Mais cela ne garantissait pas que c'était un état permanent. À chaque contact, aussi bref et léger soit-il, elle craignait de retrouver la sensation trop familière d'absorption d'énergie, de perdre à nouveau le contrôle et de faire du mal à Rémy par accident. Pire encore, elle n'avait aucune idée si cette maîtrise de ses pouvoirs le concernait uniquement lui, ou s'étendait à tous les contacts qu'elle pouvait avoir. Elle avait peur d'essayer. Elle ne se sentait pas légitime d'aller dans la rue et de toucher un inconnu, juste pour tester. Et c'était absolument hors de question d'utiliser Laura comme cobaye. Sans pouvoir mettre quiconque dans la confidence, elle était bloquée dans cet état d'incertitude, qui la rongeait un peu plus chaque jour.
Même dans sa relation avec Rémy, elle se montrait encore réticente pour certains contacts prolongés et continuait de faire preuve d'une prudence extrême. Ce n'était pas le cas de Rémy, qui profitait de chaque opportunité pour lui subtiliser sa main, retirer son gant et glisser ses doigts entre les siens. Dès qu'il le pouvait, il lui dérobait un baiser, souvent furtif, parfois plus long, plein de douceur, de confiance et de certitude inébranlable. Lui, il y croyait. Il profitait de cette liberté nouvelle et s'assurait qu'elle en profite aussi, sans jamais vraiment la forcer, mais sans la laisser se retrancher derrière la peur non plus.
S'il avait une confiance presque aveugle dans les capacités de Malicia, c'était tout l'inverse quand il s'agissait des siennes.
Presque en miroir, sans davantage avoir pris le temps d'en discuter, la peur nouait le ventre de Rémy à chaque sursaut d'émotion, à chaque minuscule impulsion de colère, de joie, d'amour. L'appréhension d'une explosion imminente, aussi indésirable que dangereuse, qui le renverrait tout droit dans cet état second où il s'était perdu, où il avait mis en danger ceux qu'il aimait et tout ce qu'ils avaient commencé à construire. Malicia l'avait aidé à s'en sortir une fois, et sa présence était une promesse qu'elle serait là pour le refaire si besoin, autant de fois que nécessaire, mais Rémy ne voulait pas mettre cette responsabilité sur ses épaules.
Il s'était mis à chercher des solutions alternatives, des moyens d'apprendre à contrôler ses émotions. Régulation de sa respiration, compter à l'envers, réciter des listes. Chaque soir, il prenait le temps d'écrire les émotions de la journée, et le ressenti de son pouvoir. Il n'était pas convaincu de l'utilité de tout ça, mais au moins c'était quelque chose. Une illusion de contrôle, et un bon moyen d'occuper le temps sans s'enfoncer dans des ruminements de pensées.
Une après-midi, il avait même tenté une séance de yoga, au milieu du salon, avec Laura. Cela avait vite dégénéré en éclats de rire, en acrobaties et en bataille de coussins. Le tout sans le moindre signe de surcharge d'énergie. Pas vraiment apaisant, mais sans doute plus libérateur que tout le reste.
* * *
Lorsqu'elle se réveilla, Malicia remarqua tout de suite qu'elle était seule dans son lit. Ça aurait été parfaitement normal quelques semaines plus tôt, mais depuis que son pouvoir était sous contrôle, Rémy et elle dormaient ensemble chaque nuit. C'était lui qui insistait, et elle ne trouvait jamais la force de refuser, parce que s'endormir et se réveiller à ses côtés était ce qu'elle avait toujours voulu. Alors malgré les craintes silencieuses, ils terminaient à présent les journées dans les bras l'un de l'autre, à se murmurer des mots doux et à s'embrasser à l'excès, juste parce qu'ils le pouvaient.
Les réveils, c'était une autre histoire.
Malicia se redressa, prit quelques secondes pour s'étirer au milieu des draps. Dehors, l'obscurité régnait encore. C'était le milieu de la nuit. Elle se leva, attrapa un des t-shirt de Rémy pour enfiler par-dessus sa culotte, fit un détour rapide par la salle de bain, puis descendit au rez-de-chaussée.
Dans la cuisine, la porte du jardin était grande ouverte. Rémy était assis là, sur la marche qui menait à la terrasse, dos à elle. Elle s'approcha doucement.
— Rémy ?
Quelque chose explosa, juste devant lui. Pas fort, mais suffisamment pour que Malicia recule, surprise, alors qu'il se redressait, une tasse presque complètement fondue entre les mains.
— Merde, grommela-t-il.
Elle se mordit la lèvre, regrettant de ne pas avoir mieux annoncé son arrivée.
— Je suis désolée. Je ne voulais pas te faire peur. Tu es blessé ?
Il leva les yeux vers elle, comme s'il prenait seulement pleine conscience de sa présence, puis secoua la tête.
— Non, chère. Non, j'étais juste...ce n'est rien.
Elle pouvait voir à la manière dont sa main était positionnée que ce n'était pas vraiment rien, mais cela semblait assez superficiel pour qu'elle laisse couler. Elle s'approcha, lui prit doucement les débris de la tasse – encore chauds – et s'installa à son tour sur la marche. Il hésita un instant, puis la rejoignit sans un mot.
Devant eux, le jardin s'étendait. Les plantes lui donnaient une autre allure, plongées ainsi dans l'obscurité alors qu'un immense ciel étoilé s'étendait au-dessus d'eux. L'air nocturne était frais, peut-être un peu trop.
— Ça a explosé, dit-elle simplement. Parce que je t'ai surpris ?
Il baissa légèrement la tête.
— Non. Oui. Mais non. J'étais en train d'utiliser mon pouvoir, volontairement. J'essayais de chauffer la tasse, sans trop puiser d'énergie, pour m'exercer à la contrôler. Tu es arrivée et ça m'a déconcentré. Mais ce n'était pas...pas comme avant.
Elle acquiesça, un peu soulagée. Mais il y avait encore tout le reste. Les cernes sous ses yeux, la fatigue palpable, les réveils nocturnes, les nuits trop courtes. Les cauchemars admis à demi voix, à peine racontés, mais juste assez pour qu'elle devine.
Elle joua un instant avec les restes de la tasse. C'était l'orange, celle avec le koala.
— J'aimais bien cette tasse, murmura-t-elle, sans reproche.
Juste une constatation. Quelque chose pour meubler le silence.
— Désolé.
Un silence. Des criquets, quelque part dans le jardin. Des oiseaux au loin. Peut-être un hibou. Et des chauve-souris. Le monde était différent, la nuit.
— Tu veux en parler ? demanda Malicia à voix basse, comme si le dire plus fort risquait de briser le calme ambiant.
— Pas vraiment.
Elle acquiesça. Fermant les yeux, elle essaya d'entendre le hibou. Mais il n'y avait plus que les criquets, et son propre cœur qui battait un peu trop fort dans sa poitrine.
— J'ai peur, Rémy, admit-elle doucement.
Il ne répondit pas. Pas oralement en tout cas. Mais il lui adressa un regard qui s’assimilait à celui d’un petit garçon qui appelait à l’aide sans oser le formuler. La nuit rendait plus vulnérable. Les peurs étaient là, plus tangibles, presque matérialisées. Au milieu du silence et du temps qui semblait s’écouler sur un autre rythme, cela devenait plus facile de les exprimer.
Les doigts de Malicia s’agitaient autour de ce qui restait de la tasse orange. Elle relâcha un souffle, puis posa les débris et changea de position pour pouvoir poser sa tête sur l’épaule de Rémy. Il la laissa faire, mais elle pouvait sentir la rigidité de ses muscles.
— J’ai peur de ce qu’on va devenir, continua-t-elle sur le même ton où se mélangeaient la douceur et les craintes. On est arrivés à un stade de notre relation qu’on osait à peine imaginer autrefois. On est ensemble, on partage une maison, notre vie, on peut se toucher. Je t’aime, et je suis bien avec toi. J’aimerais que ça dure pour toujours, mais j’ai peur de ce qui va se passer. J’ai peur qu’on nous reprenne ce bonheur, j’ai peur qu’on ne parvienne pas à en profiter comme on devrait, j’ai peur qu’on se casse la figure tout seuls parce qu’on est en train de se renfermer sur nous-mêmes sans parvenir à communiquer.
Rémy bougea. Une montée de tension, puis un soupir qui le fit s'affaisser légèrement. Sa main alla chercher celle de Malicia, et il glissa ses doigts entre les siens.
— Je suis désolé, s'excusa-t-il d'une voix un peu rauque. Je ne voulais pas...
Elle pressa sa main pour le couper dans ses excuses.
— Ce n'était pas un reproche, Rémy. Ce qui s'est passé avec tes pouvoirs était terrifiant. Tu as le droit d'être inquiet, d'avoir peur, ou simplement d'avoir besoin de temps. Mais se renfermer sur toi-même, tout garder à l’intérieur, ce n'est pas la solution.
La conscience désagréable de son hypocrisie grimpa dans la poitrine de Malicia. Elle avait passé tant d’années à fuir et à se replier sur elle-même. A mentir, à conserver ses secrets et ses peurs juste pour elle, par crainte du jugement et du rejet. Toutes ses émotions enfermées dans une boîte qu’elle pensait protectrice, alors qu’elle n’était que destructrice. Et pourtant…et pourtant tout ça était derrière elle. Grâce à Rémy. Elle prit une brève inspiration déterminée avant de poursuivre.
— Ça ne l'a jamais été pour moi, et ça ne l'est pas pour toi non plus.
Elle serra à nouveau ses doigts, à la fois dans un geste de soutien et de réconfort. Leurs peaux étaient nues, pressées l’une contre l’autre.
— A chaque fois qu’on se touche, j’ai peur que mon pouvoir se déclenche, confessa-t-elle à mi-voix. J’ai ce moment de panique qui me donne envie de me rétracter et de ne pas prendre de risque. Je suis terrifiée à l’idée de te faire du mal comme j’ai pu en faire à Cody.
Il ne dit rien, mais se pencha pour poser sa tête contre la sienne. Elle ne parvint pas à retenir son sourire, mais il s’effaça alors qu’elle enchaînait.
— Je m’en veux aussi de ne pas pouvoir me contenter de ça. Pouvoir te toucher, juste toi…Si j’avais eu cette possibilité, si j’avais dû choisir une seule personne au monde que je sois capable de toucher, évidemment que ça aurait été toi, Rémy. Mais maintenant que je l’ai, j’ai ce désir, ce besoin que ça soit plus. Je ne devrais pas vouloir plus, c’est égoïste, et stupide, et t’avoir toi est déjà incroyable mais…
Sa gorge se noua. Ses yeux brûlaient alors qu’elle pensait à ce chatouillement sur sa peau, à son envie de savoir si elle pouvait toucher d’autres personnes, si elle pouvait à nouveau exister sans restriction, et la terreur qui l’empêchait de le découvrir.
Rémy se déplaça juste assez pour l’embrasser tendrement sur la joue. Il resta là, ses lèvres et son nez posés contre sa peau, et elle devina qu’il avait fermé les yeux.
— J’aimerais être assez pour combler tous tes besoins, chère, murmura-t-il tendrement. Mais cela me semble irréaliste pour n’importe quel être humain.
Malicia sourit. Elle ferma les yeux à son tour et inspira l’odeur de la nuit, le calme environnant, la nature, la chaleur de l’homme de sa vie tout contre elle.
— Je t’aime, Rémy Lebeau. J’ai besoin de toi. J’aurai toujours besoin de toi. Mais je veux que tu saches que je serai toujours là pour toi. Quand tu te sentiras prêt à parler, je serai prête à écouter. Et s’il te faut des années pour être prêt, j’attendrai pendant des années, sans jamais cesser de t’aimer.
Il rit tout contre son visage.
— Cela me paraît un peu démesuré comme amour, se moqua-t-il avec ce qu’elle devinait être un sourire narquois.
Cette fois, Malicia se tourna plus franchement vers lui, rompant leur contact plein de tendresse pour saisir son visage et le regarder dans les yeux. Le rouge de ses iris scintillait dans l’obscurité, apeuré, dangereux, docile, sauvage et dévoué tout à la fois.
— Il faut bien ça, pour arriver à la hauteur du tien.
Elle l’embrassa, avec ferveur et conviction, sans crainte, sans panique, sans aucun doute pour venir entacher l’intensité des émotions qu’elle ressentait. Le futur était peut-être terrifiant, tout comme le passé était douloureux. Mais le présent, lui, n’était que douceur et promesses de bonheur.
* * *
— Tu sais que tu n'as pas à faire ça ? Cette clause du contrat était pour rire.
— Je sais, tu me l'as déjà dit, répondit Rémy tout en déposant un plateau sur le lit, juste devant Malicia. Et j'ai déjà répondu que je ne plaisante jamais avec les petits-déjeuners.
Sur le plateau, des beignets recouverts de sucre glace, encore chauds. Deux verres de jus d'orange fraîchement pressé, et du café fumant. Malgré sa tentative de protestation, Malicia ne se fit pas prier pour prendre un beignet et mordre dedans avec appétit. Un peu de sucre chatouilla son nez, et elle ferma les yeux avec délectation.
— C'est divin, Rémy.
Il s'installa sur le lit à côté d'elle, attrapa un beignet puis passa son bras libre autour des épaules de Malicia pour la rapprocher de lui.
— Autant que toi.
Elle rit, et se blottit contre lui. Il avait retiré son t-shirt après avoir cuit les beignets, et elle-même ne portait pas grand-chose. Leurs peaux étaient l'une contre l'autre, sans danger, sans minuteur, juste un petit-déjeuner tous les deux, comme ils l'avaient longtemps rêvé.
Ce n'était pas la première fois que Rémy lui apportait le petit-déjeuner au lit depuis qu'ils avaient emménagé dans la maison. Fidèle à sa parole, il avait veillé à lui en préparer un chaque mois. Ce qui faisait un total de trois, sans compter celui-ci. Mais celui-ci, il était différent.
C'était le premier depuis le laboratoire. Le premier depuis leur baiser dans la clairière. Le premier depuis qu'ils pouvaient se toucher.
Après avoir terminé son beignet, elle posa sa main sur les abdos de Rémy. Il y avait toujours quelque chose d'irréel dans la possibilité de le toucher ainsi. Elle le palpa, presque sans le réaliser, et il posa sa main par-dessus la sienne pour l'immobiliser.
— Chère, murmura-t-il d'une voix un peu étranglée. Je suis à deux doigts d'envoyer valser ce plateau et de te prendre toi comme petit-déjeuner.
Ses yeux étaient intenses, remplis d’une avidité non dissimulée. Malicia se sentit rougir malgré elle. Son besoin de le toucher n'avait pas eu cette intention-là. Pas cette fois. Rémy le savait, sinon il n'aurait pas pris la peine de l'avertir avant de l'embrasser et d'envoyer les beignets et les boissons redécorer le parquet. Elle retira sa main avec un petit rire nerveux, et prit un second beignet à la place.
— Désolée.
Elle s'empressa de mordre dans la pâtisserie, alors que c'était au tour de Rémy de rire, clairement amusé par son embarras. Il se pencha vers elle et l'embrassa gentiment, récupérant le sucre glace sur ses lèvres avec un sourire amusé.
— Tu sais qu'il n'y a rien au monde que j'aime plus que te voir rougir ?
Elle tenta de lui mettre une tape sur le torse, mais se stoppa à la dernière seconde en se rappelant que c'était là que sa main se trouvait un instant plus tôt. Cela ne fit que raviver la chaleur sur ses joues, et elle dut se rabattre sur un regard noir.
— Oh, tais-toi !
Il eut l'audace de rire encore, et Malicia termina de manger son beignet dans un état de semi-bouderie amusée. Une gorgée de jus d'orange plus tard, elle retrouva le chemin pour se blottir tout contre Rémy et il la serra contre lui, aussi tendre et compréhensif qu'il l'avait toujours été. Elle embrassa tendrement son épaule avant de poser sa tête dessus, et souhaita en silence qu'il n'arrête jamais de lui préparer ces petits-déjeuners.
* * *
Ils étaient sortis manger au restaurant. Pas un rendez-vous, rien de particulièrement organisé. Juste une sortie. Tous les trois au milieu de la foule, du brouhaha, des conversations, des gens.
Malicia n'avait presque rien mangé. Elle savait pourquoi ils étaient là, et elle n'avait pas envie. Rémy ne faisait pas de commentaire sur son silence. Il mangeait tranquillement, prêt à l'encourager si besoin. Il était déjà content qu'elle soit venue. C'était un effort en soi. Depuis les changements dans ses pouvoirs, elle avait tendance à se replier sur elle-même, à choisir de rester à la maison, dans sa zone de confort, là où elle pouvait tout contrôler. Là où elle ne risquait pas de trouver des réponses.
Laura, elle, mangeait avec appétit, visiblement aveugle aux préoccupations des adultes. Elle avait englouti un menu pour enfants. Frites, nuggets, soda. Elle avait reçu un jouet, un petit truc où il fallait appuyer pour faire bouger des anneaux, mais s'en était rapidement lassée. Elle avait pioché joyeusement dans les frites de Malicia, puis avait demandé un dessert. Une glace au chocolat, avec plein de chantilly, qu'elle savourait en silence alors que la tension grimpait d'un cran.
Malicia s'agitait sur son siège. Ses doigts se tortillaient nerveusement autour de son gant, à moitié retiré, à moitié toujours sur sa peau. Une barrière et une protection à la fois.
— Il faut que je le fasse, hein ? souffla-t-elle, davantage pour elle-même que pour les autres.
Rémy tendit le bras, posa sa main par-dessus les siennes. Rassurant, stable, un différent type de protection.
— On peut encore attendre si tu n'es pas prête.
Elle expira. Sa peur, son incertitude, ses angoisses. Puis leva les yeux vers Rémy, qui la contemplait avec la même confiance inébranlable que toujours.
— Je ne serai jamais prête, admit-elle. Mais il faut qu'on sache. Je n'en peux plus de cette incertitude.
Passer chaque jour, chaque moment, à s'interroger sur son pouvoir. Craindre les contacts, craindre de sortir, s'empêcher de vivre à cause de cette question suspendue. Elle pouvait toucher Rémy. C'était acquis. C'était plus qu'elle n'avait jamais espérer. Mais avoir un morceau de gâteau donnait envie de le manger tout entier, et maintenant qu'elle pouvait toucher Rémy, elle voulait aussi pouvoir toucher tous les autres. Pouvoir vivre, être présente, partager sans barrière.
Tout ce qu'elle avait à faire, c'était toucher quelqu'un. N'importe qui. Un bref contact. Une seconde serait suffisante pour qu'elle sache. Si son pouvoir se déclenchait, la personne n'en serait presque pas affectée. Un léger vertige tout au plus. Mais s'il ne s'activait pas...Malicia serait enfin libre.
Ses doigts se contractèrent. Son cœur aussi, et son estomac suivit. La perspective de découvrir que son pouvoir était toujours là lui donnait la nausée, tout comme l'idée de toucher quelqu'un et lui faire du mal, aussi infime que ce soit, sans consentement préalable. Mais elle n'avait personne à qui demander. Mystique peut-être, mais elle ne voulait pas lui demander ça. Rémy. Rémy l'aurait fait sans hésiter, mais il était déjà l'exception, il était son ancre, sa bouée, son oxygène, et le courant qui la portait tout à la fois.
Après une inspiration, elle acheva de retirer son gant et glissa ses doigts entre ceux de Rémy. Ils étaient chauds, un peu rugueux, abîmés par la vie et les explosions, mais pourtant doux et tendres. Familiers. Fiables. Ils resteraient. Quel que soit le résultat de cette tentative, Rémy resterait.
— Je vais le faire, décida-t-elle.
Elle choisit un homme. Père de famille, un peu bourru, fatigué, il ignorait ses enfants et son épouse débordée. Le genre de profil chez qui un léger vertige ne soulèverait ni soupçon ni inquiétude. Elle s'approcha, prétexta trouver un billet près de leur table, s'adressa à lui.
— Excusez-moi, c'est à vous ?
Elle tendit le billet de 5€, la main découverte, avec l'intention de laisser leurs doigts s'effleurer. Il se tourna vers elle, agacé, fatigué, puis son expression changea en voyant le billet.
— Oh. Sans doute oui ! Merci.
Il leva la main, s'approcha de celle de Malicia. La panique grimpa d'un coup. La contraction dans son corps, dans son cœur, l'envie de reculer et de s'enfuir. Elle esquiva la main, jeta le billet sur la table et fit volte-face, la gorge nouée par la terreur.
Elle ne voulait pas savoir. Elle ne voulait pas perdre l'espoir que ça puisse être vrai. Elle ne voulait pas vivre dans l'incertitude, mais elle voulait encore moins la confirmation que tout ça n'était qu'une illusion.
Elle retourna à leur table, où Rémy avait observé toute la scène. Laura aussi, peut-être. Sa glace était terminée. Elle en avait autour de la bouche et sur le nez. Malicia s'assit à sa place, le teint pâle, le cœur tordu de peur, de regrets, de honte. Elle n'osa même pas regarder Rémy, et prit des serviettes pour les tendre à la petite fille.
— Tu t'en es mis partout.
Laura prit les serviettes, les frotta contre son visage, épongea le plus gros des dégâts. Malicia, elle, pouvait sentir le regard de Rémy qui brûlait contre sa peau.
— Ça va ? demanda-t-il simplement.
— Pas vraiment. On peut rentrer ?
Du coup de l'œil, elle le vit acquiescer et se lever à son tour.
— Je vais payer au comptoir. Vous pouvez m'attendre dehors si vous voulez.
Il s'éloigna, et Malicia reporta son attention sur Laura qui avait encore quelques traces de chocolat autour de la bouche, mais qui était suffisamment propre pour ne pas nécessiter de détour par les toilettes.
— Tu prends tes affaires et on y va ?
Laura hocha la tête, saisit le petit jeu qu'elle n'avait pas aimé mais qu'elle ne comptait pas laisser derrière elle non plus, et bondit sur ses jambes. Malicia en fit de même, et prit la direction de la porte, confiante dans la capacité de l'enfant de la suivre.
Sauf que Laura, dans toute son innocence et sa spontanéité d'enfant, ne se contenta pas de la suivre. Elle trottina jusqu'à sa hauteur, puis glissa sa main dans celle de Malicia, comme elle avait l'habitude de le faire, sans se poser de question. Une main aux petits doigts chauds, qui se pressèrent contre la paume de Malicia, dénuée de toute forme de protection.
Elle n'avait pas remis ses gants.
Elle se figea, tétanisée, et baissa les yeux vers Laura qui répondit avec un sourire, l’expression confiante, remplie de cette certitude que Malicia était quelqu'un qu'elle ne devait pas craindre, quelqu'un qui ne lui ferait jamais de mal, quelqu'un à qui elle pouvait donner la main sans méfiance, sans risque, sans prudence.
Et elle pouvait.
Parce qu'alors que la main de Laura était pressée contre la sienne, Malicia ne ressentit rien. Pas de picotement entre leurs peaux, pas d'afflux d'énergie, pas de souvenir étranger. Rien. Juste des doigts d'enfant qui cherchaient les siens, et une réponse qui s'était imposée sans lui laisser le choix.
Le soulagement, la liberté, l'amour, la reconnaissance tombèrent sur Malicia d'un coup, alors que le poids qu'elle portait depuis des années et qui l'écrasait chaque jour un peu plus s'envolait. Elle se laissa presque tomber à genoux et attira Laura dans un câlin spontané. Elle la serra fort, plus fort qu'elle n'aurait jamais osé, caressa son front, ses joues, son nez encore un peu chocolaté. La petite rit sous la démonstration d'affection soudaine, et Malicia la serra un peu plus longuement, à court de mot, mais avec un tout nouvel univers d'interactions qui s'ouvrait devant elle.
* * *
Laura était accroupie dans le jardin. Pas loin d'elle, Lucifer poursuivait les insectes et essayait de les attraper. Il n'était pas très doué. Trop enthousiaste. Laura aurait attrapé une mouche en moins d'une seconde, si elle avait voulu. Mais elle n'avait pas envie. Elle ne trouvait pas ça très drôle, de faire mal aux insectes. Oliver était allongé sous l'arbre, il faisait la sieste. Figaro, lui, était à l'intérieur. Il n'avait pas le droit de sortir. Pas tant que sa patte n'était pas réparée.
C'était long, de réparer une patte. Ca faisait peur aussi, de voir le gros plâtre autour du petit chat. Malicia avait expliqué à Laura que c'était comme ça pour ceux qui n'avaient pas de pouvoir de guérison. Que ça prenait plus de temps. Qu'il fallait les aider avec des médicaments et des plâtres. Que Figaro pourrait à nouveau courir et sauter et jouer avec Laura, dans quelques semaines. Elle avait promis, alors Laura attendait.
Le soleil était doux, ce jour-là. Elle le sentait réchauffer sa peau, alors qu'il illuminait les plantes tout autour d'elle. Les fleurs qu'elle avait plantées avec Malicia quelques semaines plus tôt avaient bien poussé. Elles étaient de toutes les couleurs, bien rangées dans le parterre dédié. D'autres fleurs, plus petites, moins ordonnées, poussaient au milieu de la pelouse. Elles semblaient timides en comparaison des belles fleurs sauvages que Laura avait vues au-delà de la barrière. Peut-être que c'était des enfants fleurs. Peut-être qu'elles aussi étaient trop petites pour sortir du jardin toutes seules, et affronter les dangers de dehors.
Laura n'avait jamais redemandé à franchir la barrière. Elle n'avait plus envie. Rémy avait raison, c'était dangereux. Et ce qui était dangereux faisait peur. Il lui avait proposé d'aller s'y promener ensemble, mais Laura secouait la tête à chaque fois. Pour le moment, elle préférait rester dans le jardin, pour grandir avec les petites fleurs. C'était plus tranquille. En plus elle pouvait le faire toute seule, rester dans le jardin.
Presque toute seule. Parce qu'elle pouvait entendre derrière elle, les pas dans la cuisine. Rémy ou Malicia qui s'arrêtait au niveau de la porte pour regarder dehors. Parfois ils lui parlaient, ils lui demandaient si tout allait bien, si elle avait faim, soif, froid, chaud. Mais la plupart du temps, ils ne disaient rien. Ils s'arrêtaient juste devant la porte et vérifiaient qu'elle était toujours là, sans un mot. A chaque fois, Laura pouvait sentir leurs regards sur elle. Des regards qui réchauffaient mieux que le soleil, et qui protégeaient bien plus que toutes les barrières du monde.
Du bout des doigts, la fillette cueillit une des fleurs qui ornaient la pelouse. Un pissenlit, avait un jour dit Rémy. Elle l'approcha de son nez et inspira. Mais le pissenlit avait déjà perdu sa couleur vive et son odeur chaude. À la place il était parsemé de petits flocons blancs, comme des minuscules parapluies. Rémy avait expliqué à Laura qu'elle pouvait souffler dessus pour les faire s'envoler. Si elle faisait un vœu avant de souffler, ça l'aiderait à se réaliser.
Les petites tiges caressèrent le bout de son nez, comme pour la taquiner. Laura rit, puis la plaça devant sa bouche. Elle prit une grande inspiration avant de souffler aussi fort qu'elle put.
Les tiges blanches s'envolèrent tout autour d'elle, puis se dispersèrent dans la pelouse. Là où elles étaient tombées, de nouvelles fleurs allaient pousser. Laura les contempla, la tige dénudée à la main, un sourire paisible aux lèvres.
Elle n'avait pas fait de vœu. Elle n'avait pas besoin. Elle avait déjà tout ce qu'elle souhaitait.
* * *
Rémy avait chaud. Trop chaud. Contre sa paume, quelque chose le chatouillait. Quelque chose de fin, presque intangible, presque... Non !
Non ! Pas encore. Son pouvoir...Non !
Il ouvrit brusquement les yeux. Dans sa poitrine, les battements de son cœur retentissaient trop fort, impulsés par le réveil soudain. Son souffle était saccadé, déréglé par la panique. Mais autour de lui, tout était calme. Il n'y avait que l'obscurité et le silence. Pas de mouvement, pas de lueur rose anormale, aucun signe d'une explosion imminente. Juste Rémy, la nuit, et des respirations.
Il avait chaud. Il avait l'impression de suffoquer. Ce qu'il avait pris pour une accumulation d'énergie, une nouvelle manifestation incontrôlée de son pouvoir, était en fait la conséquence de facteurs extérieurs. Contre lui, dans le creux de ses bras, Malicia dormait. Elle était paisible. Vêtue d'un pyjama en pilou, elle avait trouvé la soirée plus froide que d'ordinaire. Elle avait voulu une couverture supplémentaire pour dormir, et la chaleur des bras de Rémy. Il les lui avait offerts, sans se plaindre. Même si lui n'avait pas froid. Même s'il aurait préféré dormir sans un drap pour le couvrir.
Laura les avait rejoints au cours de la nuit. Il ne s'en rappelait pas, mais il pouvait la sentir dans son dos. Roulée en boule contre lui, le tissu reconnaissable de sa couverture jaune qui faisait office de coussin. Elle semblait calme. Si c'était un cauchemar qui l'avait menée là, elle avait réussi à se calmer toute seule.
Et finalement, il y avait les chats. Un contre ses pieds. Un par-dessus sa tête. Le troisième dans un creux entre Laura et ses jambes.
Rémy avait chaud. Beaucoup trop chaud. Il avait envie de se lever, d'ouvrir grand la fenêtre, de faire entrer la brise nocturne. Pourtant, il ne bougea pas. Il ne voulait pas les déranger. Pas quand ils semblaient si bien, tous les cinq rassemblés autour de lui, comme s'il était spécial.
Il ferma à nouveau les yeux. Pas pour s'endormir, non – il n'en serait plus capable – mais juste pour profiter. Il écouta la respiration calme de Laura, raffermit son étreinte autour de Malicia, caressa un chat du bout du pied. La sensation de malaise qui l'avait tiré de son sommeil se dissipa. Il avait encore chaud, oui, mais il ne suffoquait plus. Et s'il étouffait, ce n'était pas par manque d'oxygène. C'était d'amour. De présence. De contacts tant désirés, tant rêvés, et finalement acquis.
Le chat au-dessus de sa tête remua. Il se leva, s'étira, puis se réinstalla, un brin plus bas, juste entre Malicia et Rémy. La jeune femme émit un marmonnement, puis se blottit un peu plus fort contre son torse. Le pyjama entre eux était doux. Pas une barrière. Pas un obstacle. Juste une incarnation de ce que Rémy ressentait. La chaleur, la douceur, la simplicité de se retrouver là et d'être bien entouré.
Chapter 36: Epilogue
Notes:
Nous y voilà, l'épilogue de cette histoire ❤️
Je tiens à remercier une dernière fois toutes les personnes qui m'ont accompagnée dans cette jolie aventure que vu l'écriture de cette fanfic. Chaque personne qui a laissé un clic, un kudo, un commentaire. Un merci tout spécial à tphez, Gimpyhair et Nymeria pour leur fidélité au travers des chapitres, cela représente beaucoup. C'est grâce à vous que cette histoire a pu atteindre son point final et que ces personnages peuvent (enfin) vivre heureux ❤️
J'en profite également pour vous informer que je me suis lancée dans le projet fou de traduire cette histoire en anglais 😱 Donc ne soyez pas surpris si vous la voyez apparaître prochainement ! 😁 Il y aura quelques petits ajustements par rapport à la version française, et quelques passages supprimés, mais majoritairement cela restera la même histoire !
Encore merci à tous et peut-être à bientôt sur une nouvelle histoire !!
Chapter Text
Il était tôt, même pas sept heures trente. A travers la fenêtre, le soleil à peine levé promettait déjà une journée lumineuse. Dans la cuisine, la porte du jardin grande ouverte pour permettre aux chats de circuler librement, Rémy s'affairait aux fourneaux. Des gaufres, des fruits, de la chantilly. Un petit-déjeuner spécial pour une journée spéciale. Il terminait tout juste de déposer les assiettes sur la table, les dernières gaufres cuites et bien dorées, que Laura entra dans la cuisine.
— Bonjour ! clama-t-elle fièrement.
Elle était vêtue d'une petite robe jaune, légère et confortable, avec des collants et un gilet blancs. Ses cheveux avaient été coiffés et attachés en deux queues de chaque côté de sa tête, puis ornés de barrettes avec des abeilles. Ses préférées. Elle était adorable toute préparée comme ça, prête à conquérir le monde.
— Hey petite ! l'accueillit Rémy alors qu'elle se jetait pratiquement dans ses bras. C'est le grand jour.
Laura hocha la tête, et il fut soulagé de voir qu'elle ne semblait pas inquiète, ni stressée. Cela n'avait pas été le cas ces derniers jours, qu'elle avait passés à poser des questions, à mal dormir et à changer d'avis toutes les trois minutes sur ce qu'elle voulait. Peut-être qu'ils étaient parvenus à la rassurer à force de paroles réconfortantes, ou peut-être était-ce l'adrénaline et l'excitation du jour J qui faisaient effet, mais la Laura qu'il avait dans les bras était juste joyeuse.
— Je vais à l'école, annonça-t-elle, comme s'il n'était pas au courant.
— Et je t'ai préparé des gaufres pour fêter ça !
Laura se tourna vers la table, le regard gourmand, et quitta les bras de Rémy pour se glisser devant son assiette. Au même moment, Malicia entra dans la cuisine, plus calme mais tout aussi souriante.
— Ça sent délicieusement bon. J'aimerais que ce soit la rentrée tous les jours.
Elle faillit s'asseoir à table et attaquer immédiatement une assiette de gaufre, mais se rappela juste à temps de d'abord remercier le cuisinier avec un bisou. Rémy, à qui cette seconde d'hésitation n'avait pas échappé, l'attrapa pour l'embrasser plus longuement en guise de punition, et elle rit contre ses lèvres.
Laura, habituée à leurs élans de romantisme qui retardaient les repas, n'eut pas la moindre réticence à les interrompre pour aborder un sujet bien plus important.
— Pas de chocolat ?
Ses grands yeux étaient dirigés vers Rémy, à mi-chemin entre la supplique et la requête.
— Bon sang je savais que j'oubliais quelque chose ! s'exclama-t-il en libérant Malicia pour ouvrir le placard.
Celle-ci en profita pour s'asseoir à table, et déposa une gaufre dans l'assiette de Laura, ainsi que dans la sienne.
— Tu manges quelques fruits aussi, d'accord ? Pas seulement des gaufres au chocolat. Et tu fais attention à ta robe.
Laura acquiesça, et piqua dans les morceaux de fraise que la jeune femme venait d'ajouter à son assiette. Peu de temps après, Rémy les rejoignit avec un bol de chocolat fondu qu'il posa au centre de la table.
— Et voilà ! Profitez bien, d'ici quelques jours on sera pris dans le rythme scolaire et ce sera céréales tous les matins.
— Sauf le dimanche, rappela Malicia avec un sourire en coin, juste avant de prendre une bouchée de sa propre gaufre, généreusement couverte de fruits et de chocolat.
— Sauf le dimanche, concéda Rémy, les yeux brillants.
Le dimanche, c'était le jour de leur désormais hebdomadaire petit-déjeuner au lit. Il se levait tôt, préparait pancakes, crêpes, gaufres, pain perdu, omelette, en fonction de son humeur, et ils le dégustaient tous les deux en tête à tête dans leur chambre, pendant que Laura avait son propre plateau devant la télévision. Un moment précieux, juste à eux deux, qu'ils ne troqueraient pour rien au monde.
Ils commencèrent à manger, dans un calme paisible, presque évident. La matinée avait des allures un peu spéciale, marquant à la fois la fin de quelque chose, et le début d'autre chose. Un nouveau départ pour Laura qui faisait sa première rentrée à l'école, après de longues hésitations sur la question, des semaines passées à discuter, à évaluer, et finalement à décider. Elle était prête. Elle savait lire, compter, presque écrire. Elle avait le même niveau que n’importe quel enfant de huit ans, et sa communication avait énormément évolué au cours des derniers mois. Elle parlait, échangeait, riait, savait mener une conversation complète. Sans plus aucune menace qui planait sur elle, il n'y avait aucune raison de la priver d'aller à l'école.
— Tu te rappelles des règles ? vérifia Rémy entre deux gaufres.
Laura acquiesça, puis récita.
— Pas de griffe, pas grogner, pas parler de nos pouvoirs. Parler avec ma voix, mais si j'ai peur, je peux rester silencieuse. Rester dans l'école, écouter les adultes et me rappeler que tu reviens me chercher à la fin de la journée. Promis.
Rémy sourit, le cœur rempli d'une fierté indescriptible à l'entendre s'exprimer si bien, et avoir tout retenu, y compris la promesse qu'il lui avait fait, comme si elle faisait partie des consignes. Malicia avait une expression similaire, et regarda la petite avec tendresse avant d'ajouter un élément.
— Et si vraiment quelque chose ne va pas, tu demandes à la maitresse de nous téléphoner, et on viendra te chercher.
Laura, qui venait de prendre une bouchée pleine de chocolat, hocha la tête et mastiqua longuement, songeuse, avant d'avaler, les inquiétudes de la veille à nouveau dans le regard.
— Mais tout ira bien ? demanda-t-elle d'une voix hésitante.
— Tout ira bien, répéta Rémy, avec la voix de Malicia qui faisait écho à la sienne. Ça va être une grande aventure, et tu nous raconteras tout tout tout. Je préparerai un cake pour le goûter.
— Un cake arc-en-ciel ?
— Un cake arc-en-ciel.
Cette perspective suffit à chasser les doutes subsistants sur le visage de Laura, et elle se remit à manger avec appétit. Ils passèrent encore quelques minutes à table, tous les trois, à profiter de cet instant de répit avant le grand plongeon. Une fois les assiettes vidées, ce fut l'heure de partir.
Rémy partit dans l'entrée récupérer le cartable, pendant que Malicia nettoyait le chocolat sur les mains et le visage de Laura.
— Tu les épates tous aujourd'hui, d'accord ? Tu leur montres à quel point tu es intelligente et tu ne laisses personne te marcher sur les pieds.
Laura rigola, amusée à l'idée que quelqu'un tente de marcher sur ses pieds, et Malicia en profita pour resserrer les élastiques dans ses cheveux. Rémy réapparut, le cartable à la main et le regard un peu curieux.
— Tu ne viens pas avec nous, chère ?
Malicia termina d'ajuster les couettes de Laura avant de répondre par un sourire.
— Non, pas ce matin. J'ai le sentiment que c'est une étape que vous devez franchir tous les deux. C'est votre accomplissement.
— Tu en as largement fait partie, de cet accomplissement.
— Je sais. Mais ça doit rester votre moment.
— Tu es sûre ? Tu ne regretteras pas ?
— Certaine. Et puis des matins où emmener Laura à l'école, on va en avoir des centaines pour les dix prochaines années. J'aurais de quoi me rattraper.
Rémy acquiesça, respectant sa décision, pendant que Laura se blottissait contre la jeune femme. Malicia s'accroupit pour un câlin plus serré, et l'embrassa doucement sur le front.
— Passe une bonne journée, d'accord ? Tu me raconteras tout en rentrant. Et n'oublie pas, si Rémy pleure en te déposant devant la porte, tu lui fais un énorme câlin pour que ça aille mieux.
— Hey ! protesta Rémy.
Laura émit un petit rire, puis se défit de l'étreinte, la poitrine gonflée par la responsabilité.
— Compris, répondit-elle avec sérieux juste avant d'aller glisser ses doigts dans la main de Rémy. Prête !
Il y eut encore un instant d'agitation lorsque Laura réalisa qu'elle n'avait pas dit au revoir aux chats, mais au bout de quelques minutes seulement, la porte se referma. Ils étaient partis. Malicia se tenait debout au milieu de la cuisine désormais silencieuse. Il lui restait à débarrasser la table, faire la vaisselle, ranger un peu. Elle se mit debout, inspira profondément, profita du calme momentané. Oliver approcha, se frotta contre ses jambes dans une tentative de lui faire croire que Rémy ne l'avait pas nourri. Elle sourit, amusée. C'était leur quotidien. Leur vie. Leur équilibre. Un équilibre bâti à grands renforts de communication et d'honnêteté. Ça avait été dur, mais ils y étaient arrivés.
Et pourtant, il lui restait un secret. Une dernière chose qu'elle n'avait pas eu l'occasion de partager avec Rémy. Elle en avait envie, plus que tout, mais elle n'avait pas voulu détourner l'attention de Laura. Aujourd'hui était sa journée. Le début de sa grande aventure scolaire. Elle méritait que toute l'attention soit sur elle. Alors exceptionnellement, Malicia avait retrouvé ses anciennes habitudes, gardant ce petit morceau d'information juste pour elle. Seulement pour quelques jours. Un dernier secret, arrivé par surprise.
Son sourire toujours aux lèvres, elle posa sa main sur son ventre, s'y attarda un instant, comme pour se rappeler qu'elle n'était pas vraiment seule. Et puis, le cœur rempli, elle commença à débarrasser la table.
* * *
La main de Laura était chaude, agrippée solidement à celle de Rémy, dans une poigne remplie de confiance et de détermination. Sur son dos, son cartable violet, flambant neuf, rempli de cahier, de stylos et de crayons qui ne demandaient plus qu'à être utilisés. Ils marchaient sur le trottoir, et s'avançaient vers le bâtiment blanc qui abritait l'école du quartier. Autour d'eux, de plus en plus d'enfants apparaissaient, accompagnés eux aussi de leurs parents, dans des humeurs variées allant de ceux qui couraient en riant, ceux qui paniquaient, ceux qui dormaient encore un peu debout et ceux, plus jeunes, qui pleuraient devant cette grande étape de rentrée scolaire.
Laura, elle, avait le menton dressé et le torse bombé. Elle était calme, et rien ne laissait paraître une quelconque peur. Rémy savait que c'était illusoire, il pouvait sentir ses doigts se contracter un peu plus fort à chaque pas qu'ils faisaient, mais ne dit rien. Parfois, prétendre que la peur n'existait pas, c'était le meilleur moyen de la chasser.
Très vite, ils arrivèrent à hauteur du portail, là où les parents embrassaient une dernière fois leur rejeton et les laissaient partir vers l'inconnu. Alors qu'ils cessaient de marcher, Laura leva vers Rémy un regard interrogateur, dans l'attente de ses directives. Il la contempla un instant, incapable de dire quoique ce soit. Dans sa poitrine, son cœur se serra d'une douleur qu'il ne connaissait pas encore vraiment, et il sentit sa gorge se nouer. Un peu.
Et si c'était trop tôt ? Et si ça se passait mal ? Et si Laura n'était pas encore tout à fait prête ? Sans doute que c'était trop tôt. Il pouvait la garder avec lui encore un peu. Quelques mois. Peut-être une année. Juste pour être sûr. Juste pour la protéger.
Face à lui, Laura pencha la tête, ses yeux inquisiteurs toujours posés sur lui. Elle exerça une pression contre sa paume, étrangement rassurante, puis se blottit contre lui.
— Tout ira bien, répéta-t-elle. Et tu reviens me chercher à la fin de la journée. Promis.
Ces mots, tant répétés au cours des derniers jours, prenaient une dimension nouvelle ici, juste devant le portail, à deux doigts de se concrétiser. Le regard de Rémy s'embua un peu et il se baissa pour étreindre Laura contre lui.
Elle se laissa faire et pendant un instant, le monde s'effaça tout autour d'eux. Les autres enfants, les rires, les pleurs, les parents, l'école, tout disparut pour ne laisser qu'eux deux.
Rémy et Laura. Laura et Rémy. Un duo inattendu, un rebondissement dans sa vie qu'il n'avait pas vu venir, que rien n'aurait pu prévoir, et qui avait tout changé. Elle était arrivée avec son silence, ses yeux remplis de peur et d'énigmes, et ses petits doigts qui n'avaient nulle part où s'accrocher. Elle n'avait rien demandé. Lui non plus, mais ça ne l'avait pas empêché de rester. Peut-être parce qu'il avait été sensible à la détresse qu'elle dégageait, peut-être parce que lui-même avait besoin de quelque chose à quoi se raccrocher. Il lui avait tendu la main, et elle l'avait prise. Le reste, ils l'avaient construit ensemble. Ils avaient balbutié, appris, évolué à deux. Rémy revoyait encore la toute petite fille silencieuse et presque sauvage assise sur le siège arrière. Elle avait bien changé, depuis. Elle avait tellement grandi. Cela se voyait dans les tailles de vêtements, mais aussi dans son visage, dans son regard, dans ses paroles. Elle avait grandi, et lui aussi.
Laura fut celle qui rompit l'étreinte. Elle se détacha doucement de lui pour le regarder. Avec douceur, elle posa ses mains sur les joues de Rémy, essuya les larmes qui y avaient coulé.
— Pas pleurer, rappela-t-elle dans un souffle.
Rémy laissa échapper un rire, puis l'embrassa gentiment sur le nez.
— Je suis fier de toi petite, murmura-t-il.
Laura sourit, de ce sourire bien à elle, rempli d'une quiétude douce et assurée. Elle ne répondit rien, mais Rémy vit la manière dont ses épaules se dressèrent, le cartable toujours solidement posé dessus. Il y eut un dernier câlin, plus fugace, plus simple, plus ressemblant à ceux qui se construiraient les prochains jours et enfin, il la lâcha pour la laisser franchir le portail de l'école.
Toute seule. Avec sa robe jaune, ses couettes de chaque côté de la tête, et les abeilles posées au milieu. Son cartable sur le dos, et ses chaussures bien propres. Elle semblait grande. Elle était grande. Suffisamment pour faire un bout de chemin sans qu’on lui tienne la main.

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