Work Text:
La barre fixe. Roman en trois actes.
L'un de ces soirs, assis, comme d'habitude, dans mon lit défait, je me suis trouvé dans une singulière incapacité d'écrire en dehors de mon expérience.
R. de P.
Il était de cette souplesse d'esprit qui, une fois la conscience prise du caractère arbitraire des jugements moraux, non seulement empêche de les appliquer aux autres mais aussi à soi-même.
Une constance logique rare, d'autant plus que la vertu moderne consiste à ne point exiger des autres qu’on ne puisse exiger de soi-même ce qui, par un glissement extraordinaire, mène à s'imposer tout ce que les autres n'ont aucune intention de faire.
Alan B. ne se souciait guère de paraître vertueux. C'est cela même, peut-être, qui m'attira chez lui. Après, bien évidemment, son goût vestimentaire qui le distinguait de la salle: il était toujours overdressed sans aucun remords, et son accoutrement en faisait un personnage tout différent de ce qu'il montrait de sa personnalité.
Une duplicité, sinon multiplicité, diabolique pour un esprit faible et une énigme curieuse pour chacun doté de raison.
Moi, je me pique d'être foncièrement mauvais, donc, je courus après son jacket vert étincelant le moment où l'éditeur le laissa respirer. J'aurais quelques mots à dire à Tailor, surtout sur la façon dont elle a prévu la réédition de mon livre, mais je la laissai être entraînée par quelque écrivain d'un journal ou autre… Tant pis.
Il faut préciser, peut-être, qu'à l'époque la santé de mon père détériora fort rapidement et me laissa délivré et assez bien habillé moi-même pour tout le respect du deuil solennel.
Je n'approche jamais les gens sans prendre toutes les précautions possibles contre la bêtise et l'immaturité. J'ai décidé de le laisser parler un peu. Le voilà, qui prend un Porto de la table de service, bien sûr que Rénard — un jeune poète sans intérêt qui y est stationné avec son petit groupe— lui fasse la cour.
Je souris discrètement. Comme Alan force un sourire poli incapable de répondre à cette introduction d'avance, les jeunes gens mal futés semblent devoir toujours jouer votre ami le plus intime par peur, sans doute, de le devenir. Tout son corps semble s'en révolter pourtant, comme si son script n'avait pas prévu une telle distraction, son bras raidit sous la caresse insensée de Rénard, comme s'il se retient de le gifler.
Ses yeux cherchent l'évasion, il tourne juste un peu, mais c'est suffisant pour que moi, j'entre son champ de vision. Il voit mon sourire complice. De grâce ! Alan n'ose pas tout à fait me bien comprendre. Je ne tarde pas à l'y forcer.
— Rénard, enchanté d'entendre que vos parents vont mal, oh, s'il vous plaît ne vous en offusquez pas. Je suis en deuil moi-même. Vous plaignez si souvent de leur stupidité que je ne puisse guère en tirer rien que vous ne laissiez paraître, mais je puis excuser votre amour filial par le fait qu'ils payent vos dettes. Et maintenant ayez la gentillesse de me présenter.
On a eu une petite conversation que je n'avais pas transcrit ici. Vous allez devoir me croire sur parole. Des fois, l'exactitude même du dialogue gâche sa réalité. L'exactitude le fait paraître peu plausible. Ce qui compte, c'est l'impression que la personne vous fasse. Elle siège pas dans les mots.
En tout cas, je compte qu'Alain reste un peu dans ma vie, donc il aura tout le temps pour me décevoir. Je ne pense pas que j'aie un ami qui, après des années de connaissance, ne montre une face pas tellement cachée, mais plutôt une face de soi que je déteste et que je tâche tant d'années d'ignorer. Ça ne m'empêche pas de les traiter comme mes amis. Ça ne m'empêche pas de leur demander des faveurs et surtout de les obliger à me les rendre.
Edouard X. n'a aucun goût pour la déception amicale. Il ne conçoit que de la pureté, de l'émotion, que de la franchise. C'est pour cela même qu'il n'a pas un seul ami.
Un lecteur attentif ne manquerait pas de me reprocher cet aparté. Mais pourquoi cacherais-je que, en effet, je pense davantage à mes rivaux qu'à mes amis, à mes connaissances plus qu'à mes rivaux et à des gens de passage — presque tout le temps ?! Mais oui, ma fois. C'est cela la vie d'un écrivain. Bien que je dirais qu’ici mon métier se plie à mon caractère. On ne peut être que soi-même quand on écrit, par vanité et par opposition à l'obligation de devenir n'importe qui d'autres sur commande.
Je racontais justement comment j’ai acquéris cette éclaboussure sur le bas de mon pantalon blanc. Une couleur peu pratique dans une ville, certes, mais ô combien joyeuse.
Aline m'écoutait avec attention. Son visage n'exprimait rien. Son opinion, de toute façon, m'importait très peu. J'ai offert de l'accompagner jusqu'au pied de l'escalier, comme elle ne cessait de parler.
Je me demandais pourquoi avait-t-elle si peur d'y aller toute seule… MaMais naturellement je ne posais aucune question, préférant toujours la possibilité de l'extraordinaire que je pourrais imaginer à toute réponse fade qu'rll ne puisse me fournir. Cette fois, pour autant, on entendit le bruit tonitruant provenant d'en bas.
Aline saisit son mouchoir dans un sursaut involontaire.
— Mais voyez, ma chère, ce ne doit être qu'une toux mal soignée.
Avec une expression incrédule elle exclama:
—Bien sûr. C'est parce que mon concierge est malade.
— Ah bon ? Alfred ?
— Peut-être… Le vieux.
— Bah oui, c'est lui.
— Cela me terrifie tellement ! Imaginez si nous tous, on meurt à cause de lui !
— Je vais écrire un chèque à son égard pour qu'il se soigne. Dites, pourquoi ne lui donneriez vous pas congé ?
— Et le laisser sans argent? Vous êtes cruel.
Aline avait une curieuse tendance à toujours parler de ses parents, qu'elle trouvait un peu ennuyeux, mais ne se privait pas de profiter de leur bonté. J'ai appris à me méfier de ces gens-là, ils respirent l’immaturité, l'hypocrisie et le désir d'être un adulte ce qui supprime chez eux toute productivité
Je descendais à l'étage pour laisser mon chèque en guise de pourboire, Alfred n'avait rien compris, j'en suis sûr, on ne se parlait guère. Tout ça revenait au fond au fait qu'il n'était qu'un passager.
Passons.
On avait entendu avec Alan de se voir à la sortie de l'imprimerie dans une heure. J'étais douze minutes en retard et, franchement, n'avais aucun espoir de retrouver mon nouvel ami accoudé au rempart d'une minuscule terrasse qui flanquait l'immeuble.
— Vous aviez décidé de me faire plaisir de votre compagnie !
— Est-ce votre manière de présenter les excuses?
— Certainement pas ! Je compte me faire pardonner en vous emmenant dîner. Qu'en pensez-vous ?
— Je n'ai guère envie d'accepter. À moins que vous me racontiez la raison de votre retard.
— Volontiers ! Et, avant tout, je vous prie de m'excuser.
— Oh, mais ce n’est pas la peine ! J'ai horreur des sentiments tous faits.
— Ah, miséricorde ! Et dire que j'étais sincère…
— Qu'est-ce qui vous a retenu, donc.
— D'accord. Vous aurez mon humiliation.
À ce stade je ne pouvait plus cacher mon amusement, la façon désabusé d'Alan me força à le considérer pour de vrai, j'en ai même tira conclusion qu'il prit la peine de m'attendre juste pour me tourmenter un peu. Très, très prometteur !
Je lui raconta l'histoire de pauvre Alfred et il éclata de rire.
— Il n'acceptera jamais votre argent. Oh, bon dieu ! Vous aurez votre chèque avec un sentiment de devoir accompli et de supériorité toute resplendissante. Vous jouez la vie comme une partie d'échec.
Ça, somme toute, c'était vrai. Je me félicitais d'avoir rencontré une personne aussi affûtée et spirituelle.
Alan marcha plus vite, aussitôt, suivant son exemple, je précipitai mon pas.
— Vous ne savez même pas où on va !
— Alors, dites-moi pour que je le sache.
— Qu'en pensez-vous de la Brèche ?
— Un trou du cul lamentable, ce qui, par ailleurs, servira très bien notre ambiance.
