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Seul à rompre le silence, le doux bruissement des vagues venues se briser et mourir sur le sable résonnait dans l'air. Portés par un souffle chaud venu du large, les embruns glissèrent sur sa chevelure, agitant un instant ses longues mèches blanches tandis qu'elle contemplait l'océan, assise en tailleur, cherchant en vain une réponse.
À l'horizon, le soleil et les flots s'épousaient, donnant naissance à tout un nuancier. Rose, bleu, jaune et blanc se combinaient et se déclinaient dans le ciel, comme si les quatre diamants elles-mêmes s'y étaient baignées pour inonder le monde de leur couleurs. Malgré la vue, Jasper ne parvenait pourtant à ressentir quoi que ce soit. Ni joie ni émerveillement, aucun élan de lyrisme, pas même un vague sentiment d'appréciation. À vrai dire, tout ce qu'il semblait rester en elle s'apparentait à du vide, ou plutôt à de l'absence.
Absence d'envie, absence de but, absence de leader.
— Alors ? lui demanda-t-il après plusieurs minutes passées à observer le coucher de soleil.
— Rien, avoua-t-elle d'une voix égale.
Étonnamment, il ne chercha ni à la rassurer sur le fait que cela viendrait, ni à la réconforter parce que ce n'était pas venu. Il ne poussa pas même un soupir. Jasper s’en énerva pourtant.
Qu'était-elle censée ressentir ? Quelle réponse trouver ? Comment voir ce que son Diamant avait ressenti en contemplant cette même vue ?
Elle n'était qu'un soldat. Lui demander de comprendre l'exaltation et l'amour qu'avait pu ressentir Pink Diamond en posant son regard sur cette planète dérisoire restait hors de sa compréhension.
L'engouement à l'idée d'une bataille à venir, la ferveur que l'on mettait à obéir à un commandement, l'excitation du combat. Voilà ce qui demeurait à sa portée.
Si elle avait eu les connaissances terrestres nécessaires, Jasper se serait comparé à un couteau à qui l'on demandait de faire office de cuillère pour boire une soupe. Elle n'était simplement pas conçue pour ça, à quoi bon essayer une telle absurdité ?
Comment faisaient les autres gemmes, celles venues sur Mini Home World, pour essayer et parvenir à être autre chose que ce pourquoi on les avait créées ? Et pourquoi une gemme aussi parfaite qu'elle n'y parvenait pas ?
Peut-être justement parce qu'elle était trop parfaite. Une combattante hors pair, un soldat irréprochable, une guerrière jusque dans ses moindres facettes, mais jamais autre chose. Rien de plus qu'une soldate, fabriquée en toute hâte pour la guerre, pour combattre la rébellion, pour faire honneur à son Diamant.
Mais Pink Diamond n'était plus et la rébellion n'avait été qu'un mirage. Alors, si toute son existence n'était due qu'à une incompréhensible frasque de Pink Diamond – ou Rose Quartz, peu importe – que devait-elle en déduire ?
Envahie d'une rage soudaine, Jasper se leva pour donner un coup de pied furieux dans le sable, l'envoyant valser à plusieurs centaines de mètres et le vitrifiant probablement au passage. Pourtant, sitôt venue, sitôt partie. Ce bref éclat de colère laissa place une fois de plus au vide. À cette fichue absence.
Elle se remémora l'instant où elle avait été brisée. La peur soudaine qui l'avait envahie au moment de réaliser ce qui allait se passer, un choc puis plus rien. L'absence totale de pensée et d'existence, son être éparpillé dans les éclats de sa gemme, trop faible et inconsistant pour demeurer consciente du monde.
À présent, elle regrettait cette inconscience, bien plus douce que le vide sans fond qu'était devenu son existence.
Mais elle avait été ramenée. Il l'avait ramenée.
Jasper avait alors récupéré sa conscience et plus encore : un espoir. Celui d'avoir retrouvé un leader, un diamant à qui elle pourrait obéir, se dévouer, consacrer son existence.
Ça avait été de courte durée. Il n'avait pas voulu d'elle.
« Trouve quelque chose de mieux à faire de ta vie. »
En toute logique, puisqu'il le demandait, Jasper aurait dû obéir mais c'était là l'ordre le plus alambiqué qu'on lui ait jamais donné. Quelque chose de mieux à faire de sa vie. Qu'était-ce censé vouloir dire et comment devait-elle exécuter cette mission au juste ?
Ne voyant pas comment faire, elle l'avait suivi en secret. La filature n'était cependant pas l'apanage des jaspes, destinées aux combats directs. Steven avait assez vite compris que quelqu'un le suivait à travers son road trip.
— Viens t'asseoir, avait-il lancé soudainement un soir qu'il était occupé à attiser un feu de camp.
Prenant cela comme un ordre, elle avait quitté sa cachette et s'était avancée avant de saluer.
— Tu ne me renvoies pas ? Avait-elle demandé.
S'il avait été agacé par son ton et sa posture trop formelle, il n'en avait rien montré.
— Non. J'aimerais seulement savoir pourquoi tu me suis.
Le silence eut largement le temps de s'étirer avant que Jasper ne puisse donner une réponse. Impassiblement, comme s'il recélait en lui toute la patience de l'univers, Steven avait attendu ; plaçant dans le même temps quelques guimauves sur un pic pour les faire griller au-dessus de son feu de camp.
— Je ne sais pas, avait-elle fini par lâcher.
Une brusque bourrasque avait soufflé sur les flammes, l'obligeant à matérialiser son bouclier pour continuer à griller ses chamallows en paix.
— Je vois, avait-il simplement répondu.
Et depuis, Jasper l'accompagnait sans s'en cacher, le suivant à travers son voyage aux interminables étapes.
Parfois il s'arrêtait plusieurs jours dans un même endroit. D'autres fois, il ne restait en place que le temps de remplir les besoins indispensables imposés par sa condition humaine. De temps à autre, il visitait des monuments ou des lieux dont l'importance et la signification échappaient totalement à Jasper, complètement ignorante qu'elle était de toutes affaires humaines.
— Quel est le but de ce voyage ? Avait-elle demandé un jour après une longue matinée passée à randonner.
Assis sur un tapis vert de mousse et d'herbe, reposant un instant ses jambes, Steven lui avait lancé un regard las.
— Je ne sais pas.
Et Jasper avait ri. Un rire amer.
C'était risible. Deux gemmes à la force et à la puissance redoutables, perdues sur ce maudit bout de roche couvert d'eau et de verdure, à sillonner sans but la terre. Un jaspe et un diamant qui faisaient du camping dans un parc national des États-Unis parce qu'ils n'avaient rien trouvé de mieux à faire dans l'immédiat, privés qu'ils étaient de tout objectif.
L'espace d'un instant, le vide à l'intérieur d'elle avait été remplacé par un vif sentiment de dérision. Tout cela était tellement absurde.
Un autre jour, assis à la table d'un établissement où l'on servait cette "nourriture" dont Steven dépendait apparemment pour vivre, il l'avait regardée très sérieusement tandis qu'il attendait sa commande.
— Je crois que je cherche des réponses.
— Des réponses à quoi, Ste… Steven ?
Elle avait mis longtemps à parvenir à remplacer son titre par son prénom, comme il l'exigeait d'elle. Le concept même de nom lui était si étrange, et s'adresser à une gemme supérieure de façon aussi familière si désagréable qu'elle avait craint d'échouer.
— Eh bien... Plusieurs choses, avait-il expliqué. Déjà, qu'est-ce que je veux faire de ma vie ?
— Tu peux faire tout ce que tu désires, avait-elle répondu sincèrement.
Après tout, il était fort, charismatique et – vu la façon dont les autres diamants l'écoutaient – avait tout pour être un grand leader. Du point de vue de Jasper, rien ne semblait hors de sa portée.
— C'est bien le problème, je ne sais pas ce que je veux, avait-il soupiré. Et toi, qu'est-ce que tu veux ?
— Ce que je désire n'a pas d'importance.
— Au contraire. Ça en a beaucoup.
Ne sachant pas quoi répondre, elle avait gardé le silence et la conversation s'était terminée.
Ce qu'elle désirait ?
Reposant son regard sur le soleil à présent disparu derrière l'océan, Jasper soupira de dépit. Derrière elle, une musique s'éleva peu à peu.
Steven avait augmenté le volume de la petite radio qu'il avait emportée avec lui dans son voyage ; probablement aimait-il la chanson qui passait à l'instant. Son expression était neutre pourtant, dépourvue de l'enthousiasme exaspérant qui l'avait caractérisé ces dernières années. Il était ainsi depuis le début de son voyage. Beaucoup moins bavard que d'habitude, il semblait méditatif. Six semaines terrestres s'étaient écoulées depuis que Jasper l'avait rejoint et elle n'avait eu le droit à aucun laïus sur les merveilles de cette planète et à quel point c'était génial de pouvoir décider par soi-même de son propre destin.
— Danse avec moi, demanda-t-il soudainement en lui tendant une main.
Jasper leva un sourcil dubitatif mais, puisque cela sonnait comme un ordre, elle tendit sa main en retour.
Il retira quelque peu la sienne avant qu'elle ne puisse s'en saisir.
— Mais seulement si tu en as vraiment envie.
Ils durent rester un bon moment ainsi, une main levée dans l'attente, avant que Jasper ne se décide.
Danser n'était pas naturel pour elle. Toute l'étendue de ses connaissances sur le sujet venant des rares bals auxquels elle avait assisté – sans toutefois y prendre part – et aux quelques pas qu'elle avait faits pour fusionner avec Lapis-lazuli.
La musique était lente, mélancolique. Steven l'observait, un demi-sourire aux lèvres. Enfin, l'air décidée, elle lui prit la main et ils tournoyèrent doucement au rythme de la mélodie.
— Tu en avais vraiment envie ?
— Je… crois.
Elle ne savait pas exactement à quel moment cela s'était produit mais Steven avait retrouvé la taille qu'il avait arborée durant leurs jours d'entraînement. Leurs visages se situaient à la même hauteur à présent, bien qu'il ne luisît pas en rose cette fois-ci. Embarrassée, Jasper ne savait pas trop où poser les yeux et finit par fixer un point au loin.
Ils se laissèrent porter, d’abord avec une maladresse presque timide, puis avec une aisance inattendue. Les pas n’avaient rien de comparable avec ceux d’un véritable bal, mais la manière dont leurs mouvements s’accordaient donnait l’impression d’une danse coordonnée. Jasper suivait la pression légère de sa main, découvrant que Steven ne la guidait pas vraiment : il s’accordait à elle, l’ajustant seulement quand elle hésitait. La mélodie douce et étirée se glissait entre leurs gestes et les reliait plus sûrement qu’une prise ferme. Quand elle osa croiser à nouveau son regard, elle y lut une joie tranquille qui fit vibrer quelque chose en elle, comme si cette proximité partagée avait plus de sens qu’elle ne l’aurait cru.
C'était étrange comme sensation, à la fois familière et nouvelle. Steven la dévisageait avec une expression trop lourde de sens pour qu'elle la déchiffre. À un moment, il l'a fait basculer avec grâce et tandis qu'elle se trouvait ainsi surplombée par son regard, Jasper sentit une chaleur l'envahir.
Pour la première fois depuis trop longtemps, le vide fut chassé par un sentiment inconnu.
D'un geste doux et terriblement lent, il passa un doigt sur sa joue, juste à l'endroit où, elle le savait, se trouvaient les cicatrices de ce qu'il lui avait fait. Les marques indélébiles de sa défaite ; des fissures qu'elle devrait maintenant arborer à jamais.
Elle vit l'ombre des remords planer dans ses yeux sombres et alors, sans même savoir pourquoi, elle lui prit la main en retour et lui sourit. Pas le sourire victorieux et supérieur dont elle avait l'habitude, ni même le sourire carnassier qu'elle arborait en plein combat. Juste un sourire, confiant et résolu.
Une lueur émergea de leurs gemmes respectives.
Elle s'éveilla, assise sur le sable. Derrière elle, sur la table de camping installée non loin de sa voiture, la radio diffusait un nouvel air. Celui-ci était tout aussi lent mais plus léger, apaisant même.
Ni Jasper ni Steven et pourtant les deux à la fois, la fusion cligna de ses quatre yeux avant de les porter sur l'horizon.
L'obscurité avançait à grands pas dans les cieux, révélant dans son sillage la lumière des étoiles venues illuminer la nuit.
— Je crois que je comprends un peu maintenant, dit-elle, découvrant sa voix pour la première fois.
L'absence était toujours là, certes, mais ça ne semblait plus comme un gouffre sans fond dans lequel on se sentait aspiré. On aurait dit quelque chose qu'il fallait simplement compléter et, si elle n'avait pas envie de chercher comment faire pour l'instant, une vague certitude la rassurait. Un jour, cela passerait, car tout change toujours à un moment donné.
