Chapter Text
Noël?
Ça ne signifiait rien.
Ou si, ça signifiait quelque chose. Parce que tout aussi certain que les noms ont une origine, ils ont aussi une signification. L’être humain est un peu comme ça. On n’invente pas des choses vides, on invente des choses qui renferment un sens – ou du moins on devrait. C’est plus intéressant, en fait. Et c’est moins con aussi. Même si ce qui est con est souvent un raccourci assez visé. Au fond, il doit avoir son charme et chacun trouvera dans sa vie une raison pour l’emprunter. Et les autres jugeront, tant qu’ils ne font pas pire. L’histoire est toujours la même, avec les variations qui conviennent pour l’épicer.
Noël, ça signifiait donc "jour de la naissance", natalis dies. Ou Nativité, nativitas. Peu importe, ce n’était rien que ça. Le jour où le hasard avait ajouté un autre homme au monde, c’est tout.
Noël. Fête chrétienne déchristianisée. Célébration religieuse et culturelle. Histoire et héritage qu’on a préservé dans le présent parce que ça venait de loin chargé de grandeur, de dignité et de gloire. Et parce que c’est toujours très bien d’avoir un bon prétexte pour légitimer une célébration, ou l’implantation d’un férié. On ne fête jamais suffisamment pendant l’année pour se distraire véritablement des misères de la vie. Quant aux fériés, ces charmantes merveilles sont toujours les bienvenues – est encore à venir le jour où on sera assez fou pour s’en plaindre.
Noël… ou le souvenir de la naissance du Christ, prophète vénéré des chrétiens, homme dont on connaissait le nom dans le monde entier dix-neuf siècles après sa mort?
Ça ne signifiait rien.
Même si c’était un exploit enviable, un exploit qu’un grand scientifique comme l’était le professeur Igor Georgevich Miloch pouvait à bon droit rêver de réussir. Malheureusement, à cette triste époque, ce genre de choses était moins souvent dans les visées de génies comme lui que dans celles de bouffons ambitieux de la race du "colonel" Olrik.
Bref, ça ne signifiait rien. D’une part parce qu’il se fichait bien des dates d’anniversaire, de celles des vivants autant que de celles des morts et de la sienne. Un tour de plus autour du soleil, plus ou moins approximativement, qu’est-ce que ça pouvait faire? Ça ne changeait rien, ça n’avait aucune importance véritable. Seulement ça quantifiait le vieillissement et ça rapportait encore une donnée inutile au billet d’identité. La belle affaire!
D’autre part aussi, ça ne signifiait rien parce qu’on ne savait même pas si le Christ était vraiment né ce jour-là. D’ailleurs c’était plus que probable que ça ne soit pas le cas, même si tout le monde s’en contrefichait, fidèle ou pas. On avait sans doute déniché la date sur un bout de calculs, estimatives, déductions et interprétations plus ou moins compliqués, moins ou plus farfelus. Ou on l’avait simplement plantée à un moment de l’année où il fait suffisamment frais dans l’hémisphère nord pour qu’on ne se trouve pas trop mal à se réunir autour d’un feu pour manger, boire, chanter et rire, se réchauffer et surtout fêter l’illusion de quelque chose de pas très concret mais qui allume l’espoir et la joie d’arrachepied dans les cœurs – ceux des crédules comme ceux des autres, parce qu’il faut dire que, quand il fait froid et surtout quand il s’agit de fêter et d’espérer, ça ne sert à rien de se faire trop difficile, à moins qu’on ait de solides raisons.
Somme toute, c’était un jour comme un autre. Ou ça aurait pu l’être, s’il n’avait pas à entendre le programme des fêtes d’autrui, les joies prévues qu’il ne connaitrait pas. Et s’il ne savait pas les autres réunis autour de la cheminée, en train de papoter et jubiler, alors que lui, il était seul. Au fond, hormis le fait que ce soit un jour de fête, c’est vrai que c’était un jour comme un autre. Toute chose n’a que le goût qu’on lui donne, après tout. Et pour Miloch, Noël n’était qu’une gêne insipide dont quelqu’un viendrait toujours lui faire de la publicité non requise.
Enfin, il y avait aussi et surtout le fait qu’il ne soit pas chrétien. Pas même religieux. Surtout, parce que selon lui c’était un point déterminant. Il était athée, radical et résolu. Les religieux? des fanatiques, des sots. La religion? une hallucination collective, un délire général et socialement bien accepté (triste raison pour laquelle il devait le tolérer), la troisième chaîne du peuple avec le cirque et le pain, rien. Et quand il se disait "rien", il impliquait rien de nécessaire, rien de logique, rien de rationnel: en somme, un rien très rond et très net. Rien de pertinent, c’est tout. Surtout parce qu’on n’argumente pas avec la foi et que quand on ne peut pas argumenter sur quelque chose, c’est mi-chemin dévalé pour tomber dans les loufoqueries les plus stupides. Et puis c’était un rien parfois bien bruyant, parfois bien agaçant et toujours très ridiculement inutile. Il y a de ces choses qui ne se confinent pas à leur insignifiance…
Mais pour lui particulièrement, il y avait d’autres raisons encore qui faisaient de Noël un évènement absurde à noter sur le calendrier et bête à fêter. Le fait, par exemple, qu’il soit seul et n’ait personne avec qui fêter quoi que ce soit – ce qui était plutôt la raison principale qu’un simple exemple, même s’il ne l’avouait à personne et se le disait seulement à soi-même avec un haussement d’épaules, comme si ça n’avait aucune importance. Le fait aussi qu’il n’ait pas la moindre envie de troquer sa solitude pour la compagnie de quelqu’un. Ou le fait qu’il n’en ait pas non plus l’envie, ni l’habitude. Mais la plus forte raison était sans doute le fait qu’il n’aimait pas les gens, ni leur présence, ni les conversations, ni le bruit, ni tout ce qui se rapportait aux autres et à l’interaction sociale. Du moins, il s’en était convaincu et vivait satisfait avec cet avis. Parce que c’est toujours plus facile de dresser une muraille là où on a du mal à planter un pont. Et parce que dire qu’on n’aime pas c’est comme dire qu’on est con: ça ne se discute pas et ça fait toujours une excuse efficace.
Fêter Noël?
Ça ne signifiait donc rien pour lui.
Ou plutôt, ça ne signifiait rien du moment qu’on ne vienne pas lui casser les pieds. Autrement, ça finissait par signifier deux choses: du désagréable assez contrariant, qui était la plus grande partie malheureusement, et de l’agréable inutile, qui était moindre et ne compensait pas les inconvénients qui lui faisaient compétition.
Le désagréable, tout dit mais jamais assez répété, c’était les gens. Avec tout ce qu’ils apportaient de bruit, de commérage et conversations tantôt ridicules tantôt futiles et jamais meilleures que le silence. Avec tout ce qu’ils inoculaient de stupidité déprimante mais prévisible. Et avec toutes ces choses qui l’ennuyaient et le dégoûtaient chez l’homme et qui lui rappelaient constamment pourquoi il ne quittait pas son laboratoire, ou alors seulement rarement. Et pourquoi il avait beaucoup de connaissances mais peu d’amis, avec la prime d’un seul ami très cher, que de toute façon il ne voyait pas depuis de très longues années.
Le désagréable, en gros, ça se résumait aux gens.
Et puis l’agréable, c’était les quintessences gastronomiques. Voilà tout. Donc le déséquilibre ne penchait pas trop favorablement pour lui souffler un brin d’esprit de fête.
Pour faire front aux gens, il y avait donc les mets. Et peut-être la cheminée. Les cadeaux, il s’en tamponnait le coquillard. De toute façon, personne ne lui en offrait jamais. Ou plutôt la seule personne qui avait songé à lui en offrir c’était cet ami à qui il n’avait plus pu écrire. Et de son côté, il n’avait personne à qui en offrir. Ni l’imagination pour le faire, d’ailleurs. À cet ami, il lui avait toujours offert des bouteilles parce qu’il ne savait pas quoi lui offrir de plus qu’il n’ait pas déjà, ou qu’il ne puisse pas se procurer en Angleterre. Hormis des bons plats, ce dont la contrée manquait formidablement. Seulement ça ne s’envoie pas par courrier, ce genre de choses, même si parfois c’est dommage. Autrement, il lui avait offert une montre une fois, il y a des années. Peut-être quinze, ou plus. Il ne savait plus. Le message ne s’était pas exactement fait comprendre, mais l’objet n’avait plus quitté le poignet droit un seul jour depuis. C’était ce qui comptait, le reste n’avait donc pas trop d’importance.
Fêter Noël donc, ça ne signifiait rien. Et Miloch s’en fichait un peu comme des autres fêtes et fériés et célébrations et anniversaires. Et comme du reste des et ceteras qui avaient le seul avantage d’être des jours où on ne l’emmerdait pas et où il avait donc une excuse pour faire les choses à sa manière et à son rythme, si ça lui chantait. Ou pour aller faire un petit tour, si on ne lui interdisait pas la sortie. Ou passer la journée tranquillement autour de ses livres, des tasses de thé et des bouteilles de vodka et des nouvelles sous la forme qu’il pouvait se les procurer, journaux ou radio de préférence. Ou bien pour ne rien faire du tout, s’il en avait envie, ça ne regardait que lui. Mais c’étaient surtout des jours de choix parce qu’il avait la paix, lui qui préférait travailler selon ses propres règles et goûts, sans pression externe, sans exigences et caprices. Sans des gens à lui tourner constamment autour comme des pigeons qui lorgnent une miette. Sans quelqu’un disposé, comme il y en avait toujours, à lui faire perdre du temps et de la patience avec des questions plus ou moins bêtes et moins ou plus impertinentes, mais toutes aussi malvenues et ennuyantes.
Bref, si Noël signifiait une chose pour lui c’était qu’on allait lui foutre la paix de l’après-midi du 24 décembre au matin du 26. Et que peut-être on lui apporterait une de ces perles culinaires dont grouillait la cuisine française, si on se souvenait de lui. Sinon, il irait faire un tour à la cuisine du manoir pour s’enquérir s’il y avait quelque chose d’intéressant à se mettre sous la dent. Ce n’est pas comme s’il avait besoin qu’on vienne le lui porter, même si ça faisait la différence.
En tous les cas, vu qu’une grande partie de l’équipe actuelle d’Olrik était française, il y avait de bonnes chances que les sbires détachés pour tenir le service minimum décident de se choyer. Après tout, on ne sait jamais. Et puis il n’y avait pas de mal de rêver d’un petit boudin blanc ou d'un bout de foie gras, d’une poignée de mendiants en chocolat et d’un verre de vin chaud… Trêve de sottises! Mieux valait ne pas se faire de trop belles expectatives. On n’est jamais mieux trompé que par nos propres illusions et par les espoirs qu’on ne sait pas tenir en laisse. Va donc pour le minimum: s’il y avait une quelconque imitation grossière de bûche de Noël, ça ne serait déjà pas mal!
En toute bonne foi, il l’espérait presque. Et ça pour ne pas l’espérer vivement.
Mais la chance n’était pas souvent de son côté. Ou du moins, c’était un reproche qu’il se trouvait à lui faire souvent. Et c'était peut-être pour ça aussi qu'il ne la tenait pas en grande estime. Pour ça et parce qu’elle ne dépendait de rien, ni de personne, tout en dépendant de tout et de tous. Fille du hasard, ce maître des inconvénients, elle n’en faisait jamais qu’à sa tête et à ses caprices. Elle s’amenait sans qu’on la sonne et se barrait avant qu’on ait eu le temps de dire ouf, toute peste qu’elle était.
Enfin, pendant ces quelques jours, il ne verrait ni le général, qui était rentré au siège du réseau, ni Olrik, qui restait à Paris, toujours flanqué de son pitbull américain. Ni l’un ni l’autre ne reviendraient à Troussalet avant la fin de janvier, ce n’était déjà pas mal. Ça lui faisait quelque chose comme ce brin de chance qu’il n’avait pas sonné. Restait à voir quand il viendrait trébucher sur son envol…
Pour l’instant, l’absence des deux gradés les plus assommants de ces parages c’était mi-chemin pour avoir la paix. Et s’il eût eu l’habitude de demander une ou deux choses pour Noël, c’était sans doute tout ce qu’il aurait souhaité.
Hélas, ce n’était pas ça qui empêchait les problèmes et les contrariétés de venir frapper à sa porte, un peu comme ces signes précurseurs de rhume qui le harcelaient depuis les premiers jours froids. Pénibles et obstinés, ce qui les rendait plus indigestes encore.
Le principal de ses inconvénients actuels avait un nom. Oui, parce que souvent les plus gros inconvénients en ont un. Diable! À celui-là, on s’était même donné la peine de lui trouver un prénom. Et un âge. Et une langue – oui, ce qui ne lui manquait pas c’était bien malheureusement une langue. Un sac à sarcasme sans ficelle et tout troué, c’est ce qu’il était, ce zigoto. Charmant comme une caillasse dans la chaussure. Bref, le nom de son inconvénient c’était Sadi.
Non pas que Miloch s’entende catégoriquement mal avec les hommes du colonel. En fait, il ne s’entendait tout simplement pas avec qui que ce soit. Surtout parce qu’il ne supportait pas les gens et donc fuyait leur présence. Ainsi, il ne connaissait aucun des hommes du général et pratiquement personne de l’équipe qui était à sa disposition. Et les assistants qu’on lui avait attachés n’étaient pas plus qu’un petit bouquet d’abeilles, mi-ombres et mi-espionnes, encombrant plus qu’elles n’aidaient. Bien sûr, il connaissait les visages à peu près, même s’il ne visait pas toujours les noms. Quant à la clique d’Olrik, il ne connaissait que les lieutenants et un ou deux hommes de plus, d’une part parce que ça suffisait et, comme on n’en avait pas fait une obligation, c’était même trop. Et d’autre part parce qu’il se contrefichait tout bonnement de ces gens pour perdre du temps à penser qu’ils avaient un nom et peut-être une histoire moins vilaine que leur bouille.
Sharkey, par exemple, il le tolérait malgré lui. Malgré lui, oui, parce que le grand blond était plus nigaud qu’un navet. Et surtout parce qu’il était américain. En compensation, la seule raison pour laquelle il le tolérait c’était parce que, bien qu’un peu crétin, en plus d’américain et malgré tout ce qu’il y avait fourré au milieu, il était gentil. Ou plutôt il se préoccupait avec les hommes, ne soit-ce que parce qu’il ne pouvait pas les asticoter ou les tailler en pièces, parce qu’on les avait tous emmêlés dans les mailles du même camp et qu’il fallait donc s’entendre. Tout ça c’était vrai peut-être, mais le résultat c’était qu’il se préoccupait. Et ça, Miloch ne s’y était pas attendu. Il demandait comment on allait, il souriait en saluant s’il n’était pas de mauvaise humeur, il faisait ces petits commentaires vains parce qu’on le sait et on s’en fout, mais ça faisait toute la différence. Et au fond, même si Miloch n’était pas disposé à lui parler, il remerciait un peu sa cordialité mi-ingénue, mi-instinctive, sonore et sympathique. Ce n’était pas un mauvais diable, en fait. Il le tolérait donc parce que ce n’était pas tous les jours qu’une brute avec des airs de boxeur et des tendances de casse-cou vous demande si vous n’allez pas attraper froid avec ce qu’il fait frisquet. Le bras droit d’Olrik avait obtenu sans le savoir que Miloch le classe dans sa liste de noms à retenir. Nez cassé, costaud, américain et bruyant égale Sharkey. Ça devrait suffire pour sédimenter le tout, avec son drôle de surnom en étiquette.
Puis il y avait Frédéric. Et en vérité, c’était peut-être le seul qui vaille quelque chose en soi. Il faisait sans doute un sacré avantage dans l’équipe d’Olrik, si on lui demandait son avis. En général et de toute part, on l’appelait seulement Freddy et Miloch avait fini par tomber aussi dans le vice, même s’il trouvait que le nom collait mieux avec le personnage dans sa version in extenso. C’était un type poli, aimable, respectable et avec suffisamment de tête pour avoir traversé la faculté brillamment. Et plutôt beau gosse, au fond. Mais ça, il ne le dirait à personne et ne se l’avouait pas à soi-même, même s’il grommelait quelquefois au hasard que ça n’avait aucune importance et que les opinions esthétiques étaient des caprices de con. Il était français en plus, ça avait son chic. Et puis sa conversation était agréable et il avait de beaux yeux. Et un sourire doux comme du caramel salé. Aussi, il avait cet air serein de qui marche dans la vase parce que c’est un chemin comme un autre et ça n’a que l’importance qu’on lui donne, l’air de qui fréquentait ce milieu en touriste et pouvait le quitter à tout moment, il suffirait qu’on dise le nom de son vol pour l’appeler au quai d’embarquement. C’était un type qui ne passerait pas sa vie là – ça, c’était quelque chose que Miloch ne mettait pas en doute. Et ça avait son charme, aussi bien pièce par pièce qu’en effet d’ensemble. Enfin, c’était un des peu de types avec qui ça ne le dérangeait pas d’échanger quelques mots sensés sur une cigarette. C’était surtout agréable d’avoir quelqu’un comme ça dans ce coin si triste. Et d’avoir quelqu’un de discret et sérieux à travers qui se tenir au courant des nouvelles. Celles d’ailleurs comme les locales. Dans ce dernier cas, plus particulièrement et autrement dit, ce que racontait le commérage. Parce que c’est toujours utile de connaître les replis les plus mesquins de notre entourage, surtout quand il est peuplé de gens dont on se fiche assez galamment. C’était pourtant quelque chose dont Freddy se contrebalançait, même s’il fournissait toujours des renseignements assez curieux et bien écossés. Sans doute parce qu’il faisait un bon auditeur et qu’on finissait par tout lui déballer quand on avait besoin de public. Ou seulement de se fatiguer la langue, à défaut de passetemps plus constructif.
Malgré tout, Freddy travaillait pour Olrik, comme une vulgaire canaille. Et c’était un peu dommage, quand même. Enfin, il était lieutenant, ce qui voulait dire que le "colonel" lui reconnaissait un certain mérite et quelque éclat qui le distinguait du commun des scélérats, dont la bande ne devait pas manquer, sans doute – va-t-on savoir dans quel étang Olrik avait été pêcher son essaim… Mais Sharkey était lieutenant lui aussi et Miloch fronçait le nez: soit il était plus malin qu’il se daignait à paraître d’habitude, soit l’expérience lui donnait des privilèges. En tout cas, il faisait un sacré chien de garde, ça ne se discutait pas.
Pour conclure, restait Sadi. Le troisième lieutenant d’Olrik.
De ces trois, Miloch savait bien auquel il ferait moins confiance. Et ça, seulement en cas de parfaite détresse. D’ailleurs, il ne savait pas trop quoi penser de cet homme, hormis qu’il n’était pas net et qu’il semblait se prendre un fameux plaisir à emmerder le monde. Et puis personne ne savait rien de lui, ce qui n’aidait en rien à s’en faire une opinion moins sinistre, comme on l’imagine. Dès l’abord, il avait senti chez lui quelque chose de troublant, quoiqu’il n’ait toujours pas compris ce que c’était. En tout cas, il avait été facile à fixer, lui: tête de con, sourire chiant, regard en tempête et impression indéfinissable égale Sadi.
Le plus agaçant dans ce canevas c’était qu’il se maintenait point par point, fièrement intact. Même après de longs mois, Miloch insistait à lui trouver une tête de con et un sourire des plus chiants qu’il ait connu. Et ce regard mordant comme le feu, le fer et surtout une mer furibonde ne le déroutait que mieux au fil du temps. D’ailleurs, il s’était aperçu récemment seulement qu’à force de trouver dans ces yeux une puissance désespérante, il ne savait toujours pas de quelle couleur ils étaient. Mais le plus déconcertant c’était que cette impression étrange qu’il avait eu le premier jour avait persisté et avait fini par s’incruster. À présent, elle faisait partie de son idée de l’homme et de son image, elle était un des éléments qui faisaient vivre sa nature et qui définissaient sa présence. Elle le rendait unique et inimitable, un peu comme les épines font que la rose est rose et rehaussent sa beauté. Seulement, chez Sadi, il n’y avait pas forcément de beauté à rehausser. Ou peut-être, si on piochait si extraordinairement qu’on tombait sur un cristal enfoui sous sa croute de basalte. Après tout, on ne sait jamais. Et il faut avouer que, en ce qui concerne l’être humain, on a trop souvent des surprises, même si dans le cas de Sadi, Miloch se permettait d’en douter: la surprise, en venant de ce côté, pourrait être seulement mauvaise. Si cet homme n’avait pas été soufflé dans des fournaises de souffre, il avait été sculpté par la main du diable – d’ailleurs ça expliquerait pourquoi il le mettait toujours si mal à l’aise à l’air de sa simple présence. À côté de lui, même les grands airs d’Olrik et son arrogance le faisaient passer pour un amateur, ou une misère en herbe, dans le meilleur des cas. Olrik on pouvait le craindre pour sa vie, mais Sadi, il fallait le craindre pour sa raison. Et peut-être son âme aussi – ça, Miloch ne l'avait pas encore bien compris. Ceci dit, en creusant trop dans cet homme, on était plus certain de trouver un puits sans fond, un abîme, un enfer, plutôt que des cristaux, même si on ne visait pas plus haut que du quartz. De toute façon, il n’était pas une rose, cet énergumène: c’était une ortie, un cactus. Et pour le moment, le plus déconcertant c’est qu’il était devenu l’ennui privé et périodique de Miloch, sa petite contrariété de compagnie. Imprévisible, fidèle et toujours très typiquement épouvantable.
En fait, c’était essentiellement pourquoi il craignait qu’on se souvienne de lui au manoir.
Sadi resterait, c’était indiscutable. Sûr et clair comme le jour. Il resterait parce qu’il était toujours là. Attaché au manoir comme un esprit du foyer fripon et malicieux, comme un génie domestique insupportable. Fondu au parc comme un meneur d’ombres, ou un chêne humanoïde. Une chose trop louche pour être seulement et tout bonnement humaine. Pour Miloch, il faisait partie de la propriété aussi fidèlement qu’une des briques du mur du château, aussi assidûment qu’une des tuiles de sa toiture. L’un et l’autre, la propriété et son garde, faisaient un seul. Jamais l’idée que Sadi soit marié, qu’il ait des enfants, qu’il ait une famille qui l’attendait ailleurs, comme c’était le cas de tant d’autres qui avaient quitté les lieux pour l’époque festive, jamais ces idées n’avaient traversé l’esprit du professeur. Ce type, c’était un solitaire, c’était une bête, mi-sauvage, mi-espiègle. Une chose à forme humaine un peu endiablée. Et Miloch n’avait donc pas douté un seul instant que Sadi passerait les fêtes à hanter Troussalet. Seul et prêt à tout, comme il l’était toujours. Et si Sadi restait, Miloch pouvait dire adieu à la quiétude dont il rêvait tant et qu’il appelait de tous ses vœux.
Ainsi donc, pour quelqu'un qui n'aimait pas les gens et ne se considérait pas en bonne compagnie, Noël n'avait rien de gai. Ni de prometteur.
Aussi, son programme était simple, tout pareil aux jours où on lui foutait la paix: il lâcherait son travail à l'heure qui lui conviendrait (autrement dit, quand il en aurait ras-le-bol ou alors seulement un brin d’appétit) et il se retirerait dans sa chambre pour lire et dormir. Et rêver un peu, peut-être, s’il réussissait. D'autre chose et d'autres temps. D'une autre vie qui ne lui appartiendrait peut-être jamais, même si ça n'avait pas d'importance.
Les rêves n’ont jamais beaucoup d’importance quand on a perdu tout espoir.
